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De violents affrontements entre des combattants fidèles à l’ancien régime et les forces du nouveau pouvoir ont éclaté dans l’ouest de la Syrie. En parallèle des affrontements, plus de 1 000 civils, appartenant pour 99% à la minorité alaouite, dont est issu le président déchu Bachar al-Assad, ont été tués. Ces massacres constituent un tournant pour la Syrie post al-Assad. Pour comprendre la situation en Syrie, Fabrice Balanche, professeur associé et directeur de recherche à l’Université de Lyon 2, répond aux questions des Clés du Moyen-Orient.
Contrairement à ce que de nombreux médias affirment, l’opération n’a pas débuté le 6 mars par une embuscade des forces alaouites contre les forces de sécurité. En réalité, tout a commencé dans la nuit de lundi à mardi (du 3 au 4 mars). Deux membres des services de sécurité de HTS auraient été tués à Lattaquié, à côté du quartier alaouite de Datour. Le quartier a ensuite été encerclé par les forces de sécurité d’Ahmad al-Sharaa et attaqué à l’arme lourde. Mes contacts sur place m’ont appelé, ils entendaient des puissantes détonations. Ils ont filmé des colonnes de pick-up qui sillonnaient le quartier, tirant sur les maisons à l’aveugle et y entrant, arrêtant et massacrant les habitants. Les pick-up sont sortis du quartier chargés de cadavres et celui-ci a par la suite été bouclé.
Le mercredi 5 mars, les forces d’al-Sharaa ont attaqué un village alaouite dans la montagne, Dalyeh, qui n’est pas un village de militaires. C’est un village de cheikhs, qui renferme une centaine de mausolées, c’est avant tout un lieu de pèlerinage. Ils se sont donc attaqués à un haut lieu de la spiritualité alaouite.
Une multitude de provocations visant la communauté alaouite a donc précédé les événements du 6 mars.
Par la suite, le jeudi 6 mars, des embuscades ont été tendues contre les troupes d’al-Sharaa, qui convergeaient vers la région côtière majoritairement alaouite. Les anciens fidèles d’Assad (ancien car il a perdu toute crédibilité quand il est parti du pays), les anciens cadres du régime cachés dans leur village, ne se laissent pas arrêter pacifiquement. Quand ils ont vu les groupes islamistes arriver, ils se sont donc défendus. C’est à ce moment que le massacre contre les civils a débuté.
Les massacres n’ont pas seulement eu lieu dans les villages. A Banias, ville côtière de 60 000 habitants, à moitié alaouite, à moitié sunnite, avec une minorité chrétienne qui vit du côté alaouite, il n’y avait pas de cadres du régime cachés. Pourtant, les forces d’al-Sharaa ont cerné le quartier de Qoussour et ont perpétré des massacres, y compris contre des familles chrétiennes qui vivaient là. Le père du prêtre grec-orthodoxe de Banias a été assassiné. Certains chrétiens ont été tués, mais ils n’étaient pas forcément ciblés. Les islamistes ont aussi tué des Kurdes, probablement pris pour des Alaouites, à la cité universitaire de Lattaquié.
Le régime à Damas a mis en évidence une insurrection alaouite pour justifier l’intervention et la répression. Il lui faut un ennemi intérieur pour unifier les différentes factions islamistes dans la nouvelle armée syrienne. Les islamistes ont soif de vengeance, et ils considèrent que toute la communauté alaouite était liée au régime et responsable de 50 années de baasisme et de la guerre civile. Il y a aussi une haine religieuse à l’égard d’une communauté considérée comme hérétique et qu’il faut éradiquer.
L’insurrection, si elle a eu lieu, n’était pas alimentée par l’Iran, Moscou ou le Hezbollah libanais, contrairement à ce qu’on peut entendre. C’est un grand classique de ce type de régime de voir la main de l’étranger sur des événements internes. Le Hezbollah a certes été impliqué dans des violences ces dernières semaines en Syrie, mais c’était à la frontière libanaise, du côté de Qousseir. On avait là affaire à des violences liées au trafic d’armes, de drogue, à des litiges territoriaux. Le Hezbollah occupait alors encore des positions en Syrie, dans une région à majorité sunnite qui borde le Liban à l’est. Ce n’était pas une tentative d’infiltration du groupe chiite en région alaouite.
Al-Sharaa n’a pas eu beaucoup recours à ses forces de sécurité officielles. Il a fait venir les supplétifs étrangers ou des islamistes syriens pour exécuter les massacres. C’est un grand classique qu’on retrouve régulièrement dans l’histoire. Durant le massacre de Sabra et Chatila au Liban en 1982, l’armée israélienne entourait les camps palestiniens, elle a fait entrer les forces chrétiennes libanaises pour tuer les civils palestiniens, et les Israéliens ont ensuite nié toute responsabilité. En 1909 également, les Arméniens ont été massacrés à Adana. L’armée ottomane avait fait venir des supplétifs kurdes, des Bachi-bouzouk. Officiellement, les Ottomans n’y étaient pour rien.
Ces éléments qui ont perpétré le massacre ne sont pas des éléments incontrôlables, ils font partie de la coalition d’al-Sharaa, ils ont combattu avec lui et il s’en sert. Il ne peut pas s’en séparer, ce sont des gens utiles qui font peur aux autres factions.
C’est l’objet de ma thèse dans les années 1990, la région alaouite et le pouvoir syrien. Déjà à l’époque, j’entendais beaucoup de Syriens affirmer que les Alaouites étaient privilégiés. J’ai cherché à comprendre la réalité, car les Alaouites n’étaient pas plus riches que les autres.
Certains Alaouites se sont enrichis sous al-Assad, comme la famille Makhlouf, le cousin de Bachar al-Assad, qui s’est largement enrichi avec la corruption. Mais la famille d’Asma, l’épouse de Bachar al-Assad, en a aussi profité, bien qu’ils soient sunnites. Tout autour d’al-Assad, une clique d’oligarques gravitait. Certains étaient Alaouites, mais beaucoup étaient aussi sunnites. Les sunnites des villes étaient plus aisés que les Alaouites.
Concernant la répression, la majorité des officiers supérieurs dans l’armée étaient Alaouites, mais les sous-officiers étaient eux sunnites. Les Alaouites étaient sur-représentés dans les forces de répression. Pour les postes à moindre responsabilité, ils pouvaient profiter de piston chez leurs proches hauts gradés, et ainsi être embauchés dans l’administration. Mais leur poste n’était pas bien rémunéré.
Pour garder le pouvoir, Hafez al-Assad [père de Bachar al-Assad] s’est appuyé sur son clan alaouite. Il a placé systématiquement les membres de sa tribu à tous les postes de responsabilité. Globalement, les Alaouites étaient effectivement surreprésentés dans l’appareil de répression, ce qui leur a permis, pour certains, de s’enrichir. Mais la majorité des Alaouites n’était pas plus riche que le reste de la population.
Pour le nouveau régime, il faut un ennemi intérieur pour unifier la population syrienne. La communauté alaouite est le bouc-émissaire parfait. Ils vont être rendus responsables de tous les problèmes de la Syrie.
A l’époque du Baasisme, il y avait deux boucs-émissaires. D’abord, les Kurdes, qui étaient stigmatisés car le baasisme version syrienne voulait unifier les Arabes syriens au nom de l’arabisme. Et ensuite, Israël. Le nationalisme syrien s’est toujours construit contre un ennemi. Israël reste une valeur sûre aujourd’hui pour unifier les Syriens, mais le nouveau pouvoir ne peut pas attaquer l’armée israélienne. Le Golan syrien est occupé, les Israéliens ont saisi de nouveaux territoires depuis la chute d’al-Assad et ils demandent la démilitarisation du sud de la Syrie. Le seul ennemi qui reste au nouveau pouvoir, ce sont les Alaouites.
Evidemment, cela pose problème. L’Union européenne vient de lever des sanctions contre la Syrie, la France se prépare à rouvrir son ambassade. La députée européenne Nathalie Loiseau a affirmé mi-février qu’il fallait lever les sanctions mais que si le nouveau pouvoir ne prennait pas le bon chemin, les sanctions pourraient être remises en place. Les massacres des derniers jours cassent la dynamique de rapprochement entre les Européens et la Syrie.
Ahmad al-Sharaa est invité à la conférence sur la Syrie qui se déroulera à Bruxelles le 17 mars. J’ignore si les Européens vont revenir sur cette invitation. On peut s’interroger sur le fait de savoir comment quelqu’un qui a passé 20 ans dans un groupe terroriste, qui a certes rompu avec al-Qaïda sur le plan tactique mais pas vraiment idéologique, peut se déradicaliser du jour au lendemain et devenir un démocrate ?
Pour les Etats-Unis en revanche, cela ne change pas grand-chose. Les Américains ne comptaient pas lever les sanctions, ils semblent toujours considérer al-Sharaa comme un terroriste.
Je ne pense pas. A Idlib, la population est sunnite, très conservatrice, il n’y a pas besoin d’une police des mœurs, celle-ci est dans la société. Les villages chiites et alaouites ont été éradiqués dans cette région entre 2011 et 2015. Les chrétiens n’étaient pas très nombreux, peut-être 5 000, il en reste quelques centaines. Al-Sharaa a fini par les protéger car cela fait partie de sa communication vers les Occidentaux.
Il s’est légèrement assoupli après la scission avec al-Qaïda. Les habitants d’Idlib n’allaient plus en prison pour une cigarette ou un niqab mal mis. Mais c’est avant tout pour conforter la population, même si elle reste conservatrice.
Fabrice Balanche
Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l’Orient.
Agrégé et docteur en Géographie, il a fait un premier séjour au Moyen-Orient en 1990. Depuis il a vécu une dizaine d’années entre la Syrie et le Liban, terrains privilégiés de ses recherches en géographie politique. Il a publié en 2006 un ouvrage sur la Syrie contemporaine : La région alaouite et le pouvoir syrien dans lequel il analyse le clientélisme politique qui structure le régime baathiste. Son dernier ouvrage : Atlas du Proche-Orient arabe présente les traits communs et la diversité du Proche-Orient arabe (Syrie, Liban, Jordanie et Palestine) contemporain.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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