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Entretien avec Enrico De Angelis – Pratiques des réseaux sociaux dans la mobilisation syrienne contre le régime de Bachar al-Assad (1/2) : les débuts de la contestation

Par Enrico De Angelis, Mathilde Rouxel
Publié le 24/05/2016 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Enrico De Angelis

Lire la partie 2 : Entretien avec Enrico De Angelis – Pratiques des réseaux sociaux dans la mobilisation syrienne contre le régime de Bachar al-Assad (2/2) : transformation du paysage médiatique en Syrie

Quelle était la pratique des Syriens des réseaux sociaux avant 2011 ?

La Syrie était un espace très contrôlé. Internet, notamment, était une cible privilégiée. Les sites étaient censurés, en particulier les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Les Syriens devaient passer par le serveur proxy pour accéder à ces sites ou à d’autres sites d’information : un débit plus lent, qui ne permettait pas de communiquer librement. Les réseaux comme Facebook et YouTube sont très lourds à charger, et n’avaient avant la Révolution qu’une diffusion très limitée en Syrie ; il s’agissait d’un usage à but simplement social, et non politique comme aujourd’hui. Par ailleurs, il existait dans les services de sécurité du régime des hommes chargés de contrôler internet, et les réseaux sociaux sont des outils faciles à surveiller pour les autorités.

Malgré tout, internet était conçu comme un espace d’expression contre le régime. La Syrie n’a pas connu, comme ce fut le cas en Egypte, d’activités politiques circulant via des blogs, et se trouvant connectées à des activités concrètes sur le terrain, une société civile capable d’organiser des rassemblements, de manifester. Les bloggeurs syriens étaient à l’étranger, et restaient de ce fait assez isolés ; leur mobilisation n’avait pas grand impact sur la société civile. Les activistes anti-régime en Syrie se connaissaient mal entre eux. Au début des manifestations en Syrie en mars 2011, on se trouve donc face à un paysage militant fragmenté ; cela rendait l’organisation difficile. Avant 2011 déjà, quelques bloggeurs commençaient à critiquer le régime, mais ils ont rapidement été envoyés en prison, ce qui a dissuadé les autres de continuer.

N’existait-il pas de réseau de contestation en ligne en Syrie avant 2011 ?

Quand j’étais en Syrie en 2010, j’ai été frappé par le fait que les jeunes Syriens n’avaient pas l’idée d’ouvrir un blog ou d’utiliser Facebook comme instrument politique. C’était étonnant, surtout au regard de ce qui se passait en Egypte au même moment. On peut toutefois noter la création de sites d’information alternative à partir de 2005, tolérés par le régime de Bachar al-Assad. Internet avait moins d’impact que la presse écrite, face à laquelle le régime ne pouvait pas faiblir : témoigner une plus grande tolérance aurait manifesté une faille, une faiblesse face aux opposants. Internet en revanche permettait de renégocier les espaces de liberté d’expression, tout en continuant de contrôler les frontières repoussées du dicible. Rien, dans le fond, n’avait vraiment changé. Ce nouvel espace de liberté permettait malgré tout de favoriser une détente, nécessaire devant la démocratisation des télévisions satellitaires et d’internet ; les journalistes d’une presse indépendante syrienne en ligne étaient plus faciles à contrôler que les journalistes d’Al-Jazeera. De leur côté, les journalistes ont voulu développer un espace de vraie information, un vrai travail de journalisme susceptible de concurrencer les canaux internationaux et avaient donc besoin de plus de libertés. Le régime, pour sa part, les connaissait et pouvait les arrêter lorsqu’ils allaient trop loin ; c’était une façon pour eux de contrôler un espace qui était absolument incontrôlable autrement, d’autant qu’un accès à internet, et un débit de plus en plus rapide, devenait nécessaire pour le développement même du pays. L’important est de retenir cette différence fondamentale entre la Syrie et l’Egypte : il n’y avait pas, en Syrie, de vraie connexion entre les activistes en ligne et la société civile.

Cet engouement récent pour les réseaux sociaux est-il donc né en mimétisme du succès de la révolution égyptienne ?

Le récit mythique de la « Révolution Facebook » a aussi été vendu en Syrie. Ce terme n’est pas né uniquement des médias occidentaux : on le trouvait beaucoup dans les médias arabes, notamment sur Al-Jezeera, qui a même posé Facebook comme condition première des rassemblements organisés contre le régime. Les Syriens, entendant ces discours, ont commencé à rejoindre Facebook. Le 7 février 2011, le régime a décidé de lever le blocage de Facebook. On ne sait pas encore exactement pourquoi ; il existe des théories différentes à ce sujet. Certains pensent que le régime syrien a commencé à vouloir négocier – c’était aussi le discours officiel – en annonçant être différent des régimes de Ben Ali et Moubarak, avoir plus de soutiens de la part de la population. En ouvrant Facebook et en envoyant des signaux pour prévenir les révoltes, le régime voulait rassurer le peuple et prouver qu’il était prêt à réformer. D’autres pensent qu’il s’agissait simplement d’une décision permettant au régime de contrôler les populations. Il existait beaucoup de pages infiltrées, même parmi les groupes secrets. Les citoyens tentaient de changer leur nom, d’en inventer de faux, mais le blocage partiel de Facebook sur ce point n’a pas permis à tous de se protéger. Le régime avait une nouvelle manière de surveiller son peuple.

Beaucoup de Syriens s’emparent ainsi des réseaux. Il ne s’agissait parfois pour eux que d’un moyen pour suivre l’actualité, et pour participer, à leur manière, grâce à l’interaction avec l’information que permettent ces plateformes. Il existait par ailleurs à cette époque de réels liens entre les activistes syriens et les activistes égyptiens. Twitter, plus lourd à charger, a connu un succès moindre, apparaissant beaucoup moins intuitif que Facebook. A partir de ce moment-là seulement, Facebook fut conçu et utilisé comme outil politique. Les gens discutaient sur des groupes privés qui réunissaient les personnes qu’ils connaissaient le mieux, en lesquels ils avaient confiance. Grâce à ces groupes secrets, ils ont pu organiser une manifestation de soutien à l’ambassade de Libye ou d’Egypte. En mars 2011, avec les premiers grands rassemblements, les premières vidéos sont arrivées sur les réseaux sociaux, principalement sur les groupes ouverts, auxquels tout le monde sur Facebook avait accès. Ceux-ci ne connaissaient évidemment pas le même usage que les groupes privés, puisqu’ils étaient ouverts ; les plus grands d’entre eux ont été ouverts par des Frères musulmans, et la plupart des membres utilisaient de fausses identités, afin de conserver leur anonymat. Ces groupes étaient importants pour négocier le nom des vendredis des protestations, nominalisés pour mieux les communiquer, et faire dialoguer la société à l’horizontale mais ne pouvaient être utilisés pour organiser des protestations.

Ainsi, on peut finalement déterminer que Facebook joua au début – et c’est important de le préciser – de la contestation un rôle assez important pour s’organiser en mouvements, et coordonner les groupes. Il est important de rappeler cependant que l’on parle ici d’une certaine classe sociale syrienne éduquée, urbaine, souvent de Damas – on parle de quelques centaines de personnes à peine.

Son rôle s’est-il vu minoré dans la suite de la contestation ?

Après les premières arrestations de Damas, tout s’est arrêté. La révolution syrienne a pris une trajectoire plus populaire que bourgeoise qui a débordé le rôle de Facebook. Il restait un média important, notamment pour échanger les contenus, mais pas pour organiser les protestations, menées par des groupes locaux, les mosquées – mais plus par internet.

Les réseaux reprennent néanmoins de l’importance par la suite, pour documenter. Sur YouTube principalement, la production de vidéos a pris une dimension incroyable. Elles étaient indispensables pour les Syriens pour comprendre ce qui était en train de se passer. Cela créait une atmosphère de mobilisation organisée : cette manière de dire « regarde ce qu’a fait le régime en tuant ces gens » se doublait d’une manière de diffuser aussi le fait que la mobilisation se poursuivait. Tout cela permettait également de sensibiliser la communauté internationale.

On se retrouve donc face à deux types de mobilisations : les petits groupes d’un côté, qui utilisent Skype et Facebook pour communiquer ainsi que les productions de vidéos diffusées sur YouTube, puis sur Facebook, destinées à maintenir l’atmosphère de mobilisation ; de l’autre, il y avait une vie indépendante des manifestations et des mouvements contestataires.

Rapidement, de gros problèmes sont survenus en raison d’un manque effectif d’organisation. Comme les réseaux activistes étaient fragmentés, il n’y avait pas de réelle communauté ; les vidéos, tournées par des portables, manquaient de clarté, de contexte, de plateforme fiable de diffusion. Tout cela fut marqueur d’un manque de crédibilité – mais même avant cela, de compréhension : comment croire des images que l’on ne comprend pas ? Une polarisation radicale naquit de cette confusion, opposant ceux qui voulaient soutenir la révolution et ceux qui s’y opposaient. Un véritable combat est né sur les réseaux sociaux à partir de ces vidéos, qui n’offraient aucune base épistémologique tangible aux spectateurs des images. Les témoins et producteurs des vidéos n’avaient pas, par exemple, le réflexe de filmer le journal du jour pour attester de la date de l’événement ; les Syriens connaissant mal la Syrie, il était difficile pour la plupart d’affirmer que telle vidéo avait véritablement été tournée à tel endroit et non à un autre. Au lieu de mobiliser les gens, ces images ont ainsi poussé certains à refuser de prendre position. Il est très important de comprendre ce point, car il souligne le fait qu’un même outil, dans des contextes différents, donne des résultats très différents. En Egypte par exemple, les activistes étaient beaucoup plus organisés, les meneurs avaient souvent déjà acquis une grande crédibilité, ils étaient en contact avec les médias internationaux et les organisations de la société civile se reconnaissaient et travaillaient ensemble. Cette cohésion générale s’est ressentie sur les réseaux sociaux, et c’est même elle, à mon sens, qui a permis un tel usage notamment de Facebook. J’insiste sur le fait qu’elle n’existait pas en Syrie. Au cours de mes recherches, je suis parfois tombé sur des vidéos remarquables qui n’étaient gratifiées que d’une dizaine de vues sur internet, parce qu’elles n’avaient pas été diffusées, et personne n’était capable d’en diffuser le discours critique et de le porter au profit de la contestation.

D’autre part, le rôle du régime a été fondamental. Celui-ci avait ses images, les utilisaient, tout en discutant celles produites par les autres, en soulignant leur approximation afin d’instiller le doute chez les populations. C’est aussi une grande différence que l’on peut noter en regard de la Révolution égyptienne, durant laquelle il n’y avait pas de soutien à Moubarak dans la sphère virtuelle : les pro-régimes n’étaient pas préparés, et les réseaux sociaux se sont ainsi trouvés au seul service des révolutionnaires. Les manifestations en Syrie ont démarré plus tard : Bachar al-Assad était préparé à l’idée de combattre sur les réseaux sociaux. Tout cela fut d’ailleurs facilité par le fait que le régime disposait de soutiens, prêts à s’engager d’eux-mêmes pour le défendre. Deux publics, ceux qui suivaient les pages des activistes révolutionnaires et ceux qui suivaient ceux qui militaient pour le régime, avaient ainsi accès à deux sources d’information complètement différentes.

Jusqu’au mois d’avril 2011 cependant, on pouvait noter un vrai dialogue entre les activistes anti et pro-régime. En effet, les deux partis critiquaient le régime de la même façon et pouvaient s’entendre sur certains points : d’un côté, les pro-régimes avaient des choses à dire contre la manière dont le régime avait réagi face aux manifestations ; de l’autre, les antis croyaient encore à des réformes et à un certain repentir de la part du régime. Le discours de Bachar al-Assad du 30 mars 2011 a véritablement fait rupture : en parlant de complot contre le régime, les anti se sont radicalisés, indignés. La guerre civile s’est ainsi affirmée aussi sur internet.

Publié le 24/05/2016


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


Enrico De Angelis est un chercheur en médias spécialisé sur le monde arabe. Il a enseigné en tant que professeur adjoint à la Faculté Roberto Ruffilli de l’Université de Bologne et a obtenu son doctorat en 2009 dans le département des Sciences de la Communication de l’Université de Salerne, avec une recherche sur les médias syriens.
Il est l’auteur d’une monographie sur la relation entre médias et conflits et a publié de nombreux articles sur le rôle des nouveaux médias et les dynamiques de la sphère publique en réseau dans le monde arabe.
Il vit au Caire depuis septembre 2011. Il a réalisé son post-doctorat au CEDEJ de 2012 à 2014, et a été en 2016 professeur contractuel à l’Université Américaine du Caire. Il est fondateur de l’agrégateur web SyriaUntold et est actuellement analyste des médias pour FPU - Free Press Unlimited.


 


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