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Élodie Brun est enseignant-chercheur au Centre d’études internationales de El Colegio de México. Docteure en science politique, spécialisation Relations internationales, de Sciences Po Paris depuis avril 2012, elle a obtenu le statut de chercheur associé pour la période 2014-2016. Spécialiste des stratégies établies par divers pays latino-américains avec leurs pairs d’Afrique, d’Asie ou du Moyen-Orient, elle est notamment l’auteure de Les relations entre l’Amérique du Sud et le Moyen-Orient (L’Harmattan, 2008).
A ce titre, elle livre aux Clés du Moyen-Orient une rétrospective sur les relations entre Amérique du Sud et Moyen-Orient.
Les contacts entre l’Amérique latine et le Moyen-Orient ne sont pas nouveaux. Ils ont d’abord été portés par les flux migratoires à partir de la fin du XIXe siècle, dans leur majorité de Chrétiens vivant dans les zones de la Syrie et du Liban actuels, qui fuyaient leurs mauvaises conditions de vie, ainsi que les oppressions subies par le pouvoir central de l’Empire ottoman. Des relations diplomatiques sont également établies, par exemple entre le Brésil et l’Iran dès 1903.
Les liens intergouvernementaux vont néanmoins surtout décoller à partir des années 1950, avant de connaître un boom deux décennies plus tard, puis de retomber suite à la crise de la dette. La principale motivation des représentants latino-américains qui s’intéressent au Moyen-Orient réside dans le facteur pétrolier. Pour certains, eux-mêmes producteurs, les pays arabes ainsi que l’Iran sont perçus comme de potentiels compétiteurs qu’il convient de transformer en alliés. C’est le sens de la création de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) en 1960, sous l’égide du Venezuela et de l’Arabie saoudite. Pour d’autres dirigeants latino-américains, la préoccupation s’avère inversée : importateurs de pétrole, les crises énergétiques de 1973 et 1979 chamboulent leurs économies et les incitent à se rapprocher de leurs partenaires du Moyen-Orient afin de garantir leur approvisionnement, mais aussi de leur vendre des produits manufacturés (à l’époque du modèle d’industrialisation par substitution des importations) et d’attirer les capitaux issus des pétrodollars. La dépendance pétrolière de plusieurs pays latino-américains se transpose à d’autres domaines de la politique extérieure. Sous la pression de l’Irak et de l’Arabie saoudite, les gouvernants brésiliens sont ainsi amenés à adopter des postures plus proches de celles des pays arabes à l’Assemblée générale des Nations unies, en particulier concernant la cause palestinienne.
Il existe également une influence du facteur idéologique dans les liens historiques entre l’Amérique latine et les Caraïbes et le Moyen-Orient. Les révolutions cubaine et nicaraguayenne ont tissé des liens avec d’autres gouvernements du Tiers-Monde hostiles aux États-Unis dans le contexte de la Guerre Froide. Ce furent par exemple les cas des sandinistes du Nicaragua avec la Libye de Mouammar Kadhafi, et de Cuba avec la Révolution islamique d’Iran à partir de 1979. Dans la même perspective, les dirigeants cubains et nicaraguayens reconnaissent la Palestine comme un État dès 1988, lorsque les autorités palestiniennes lancent une campagne de reconnaissance.
Enfin, les contacts entre l’Amérique latine et le Moyen-Orient ont aussi reposé sur des stratégies pragmatiques, à l’instar du régime d’Augusto Pinochet qui a cherché à se rapprocher des pays du Golfe, à cause des besoins énergétiques du Chili, mais également pour obtenir des soutiens aux Nations unies face aux accusations d’atteintes aux droits de l’homme.
Par conséquent, les motivations de rapprochement entre l’Amérique latine et le Moyen-Orient au XXe siècle sont diverses et souvent interdépendantes. Elles révèlent leur aspect stratégique, et non purement idéologique, même s’il est certain que la rhétorique et les aspirations tiers-mondistes ont facilité les prises de contact, notamment dans les années 1970. La crise de la dette qui éclate à partir de 1982 et les transitions démocratiques latino-américaines vont profondément affecter les relations avec le Moyen-Orient, en raison de contraintes matérielles, mais aussi du changement de priorités diplomatiques traduisant un recentrage sur les liens avec les États-Unis, acteur clé de la résolution des dettes.
L’arrivée au pouvoir de nombreux gouvernements de gauche en Amérique latine au cours de la dernière décennie a en effet favorisé un renouveau des relations avec le Moyen-Orient. Cependant, le lien ne doit pas être automatisé, et ce pour deux raisons. D’une part, la gauche latino-américaine est plurielle ; les dirigeants élus n’adoptent pas tous la même orientation idéologique. Les représentants de la Concertation chilienne (Ricardo Lagos (2000-2006) et Michelle Bachelet (2006-2010)), modérés, s’intéressent au Moyen-Orient pour des questions sociales (la présence d’une importante communauté de descendants palestiniens, entrepreneuriale et en partie active dans les cercles politiques) et économiques (ouvrir les marchés du Golfe et attirer leurs investissements). Toutefois, la politisation des liens reste neutralisée, comme le démontre la bonne entente maintenue avec Israël. Au contraire, le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) a assumé la facette idéologique et contestataire de sa stratégie envers le Moyen-Orient. Sa vision critique des relations internationales avait en effet pour cible principale l’action internationale des gouvernements des États-Unis, les objectifs de ces derniers étant perçus comme contraire aux intérêts des pays du Sud, car poursuivant une logique de domination. Le symbole de cette politique radicale réside dans la rupture des relations diplomatiques avec Israël en 2009 suite à l’opération Plomb Durci menée dans la Bande de Gaza, ayant pour fondement principal le soutien à la cause palestinienne.
D’autre part, ce ne sont pas seulement des dirigeants de gauche qui ont œuvré en faveur d’un rapprochement avec le Moyen-Orient. Par exemple, le président chilien Sebastián Piñera (2010-2014) a poursuivi les actions entreprises par ses prédécesseurs et même effectué la première visite d’un chef d’État chilien au Moyen-Orient en 2010 (Territoires palestiniens, Israël et Jordanie). Son homologue péruvien Alan García (2006-2011) a également encouragé la prise de contacts avec cette région, notamment en acceptant de recevoir le troisième Sommet Amérique du Sud-Pays Arabes (ASPA) qui s’est finalement tenu en 2012.
Le régime castriste de Cuba constitue un cas à part des pays mentionnés dans la question. De fait, la diplomatie de ce pays présente une certaine continuité depuis les débuts de la Révolution qui a pris le pouvoir en 1959. Fidel Castro s’est ainsi rendu à Téhéran en 2001, dans le sillage des liens qui existent avec le régime des Ayatollahs à partir des années 1980.
En revanche, la présidence d’Hugo Chávez a signifié une rupture significative dans la conduite des relations extérieures du Venezuela. Nous avons déjà mentionné l’existence de contacts avec l’Iran depuis les années 1950 en raison du caractère pétrolier de l’économie de ce pays latino-américain. Le président Carlos Andrés Pérez a ainsi visité ce partenaire dans les années 1970 ; cependant, l’Iran était gouverné par le Shah, allié des États-Unis. L’irruption de la Révolution islamique va entraîner une diminution des contacts avec le Venezuela, alors restreints au cadre de l’OPEP. Les rapports bilatéraux vont prendre de l’ampleur suite à l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez, en particulier après 2005. Plusieurs changements importants se produisent en effet à cette date : le lancement de la réforme du ministère des Relations extérieures vénézuélien qui entre pleinement dans le processus de Révolution bolivarienne et accélère la réalisation des directives présidentielles ; l’arrivée à la présidence iranienne du conservateur Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), aux positions beaucoup plus tranchées à l’échelle internationale, ce qui compliquent d’autant plus les relations du régime islamique avec les puissances dominantes (la Révolution iranienne n’entretient plus de liens diplomatiques avec les États-Unis depuis 1979 et l’affaire de la prise d’otages des citoyens, y compris des diplomates, états-uniens ; depuis 2002, le gouvernement iranien est en plus accusé de développer un programme d’énergie nucléaire à des fins militaires, à la fois par les autorités des États-Unis et de plusieurs pays européens). Outre le partage d’une vision critique du système international, auto-définie comme « anti-impérialiste », le Venezuela se rapproche des partenaires iraniens qui, cherchant à éviter l’isolement international, sont prêts à souscrire des accords de coopération incluant des transferts de technologie. Il s’agit là d’un aspect important de la diplomatie vénézuélienne que de compenser les déficits de savoir-faire locaux, par manque de préparation de la main d’œuvre, mais aussi en raison de la polarisation politique nationale qui a pour conséquence une certaine fuite des cerveaux. Or, si l’on reprend l’idéologie bolivarienne, les pays développés sont moins enclins à partager leur connaissance que les partenaires en développement. C’est dans cette logique que s’inscrit également la stratégie à l’égard de l’Iran. 2013 représente un tournant dans les relations bilatérales, suite au décès d’Hugo Chávez et à la fin de mandat de Mahmoud Ahmadinejad. Au Venezuela, le nouveau président élu en avril 2013, Nicolás Maduro, s’inscrit dans la continuité de son prédécesseur. Il a d’ailleurs été son ministre des Relations extérieures de 2006 à 2012. Du côté iranien au contraire, Hassan Rohani se montre beaucoup plus modéré, comme l’illustre l’évolution du dossier nucléaire au cours des derniers mois. Cependant, les deux dirigeants semblent vouloir préserver leur partenariat stratégique : plusieurs visites de haut niveau ont eu lieu en Iran et au Venezuela au cours de l’année dernière, ainsi que des contacts directs entre les deux mandataires. Plusieurs raisons permettent de l’expliquer : en Iran, c’est le Guide Suprême qui a le dernier mot et il s’est jusqu’alors montré favorable aux liens avec le Venezuela ; les deux diplomaties continuent de connaître des difficultés avec l’administration de Barak Obama ; et surtout, beaucoup reste à faire pour mettre en œuvre les 275 accords bilatéraux signés depuis le début des années 2000. Ils représentent environ 70 projets de coopération, dont une grande majorité implantés au Venezuela.
Face aux soulèvements arabes, les diplomaties d’Amérique latine se caractérisent par leur diversité. Il n’existe pas de consensus à l’échelle des gouvernements, ni des associations de la société civile, ou de la diaspora arabe (principalement composée de descendants libanais et syriens, d’origine chrétienne, majoritairement favorable au régime de Bachar al-Assad concernant la Syrie). La Déclaration finale du dernier Sommet de chefs d’État et de gouvernement de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), forum inter-gouvernemental tenu à La Havane en janvier 2014, inclut un paragraphe sur la question syrienne (n°67). Son contenu reste très générique, ce qui révèle le manque de consensus régional. Les représentants latino-américains et caribéens expriment leur préoccupation face à la situation humanitaire et à la menace que représente le conflit syrien pour la paix et la sécurité internationales. Ils apportent leur soutien au dialogue et à la tenue d’une conférence internationale sur la question (Genève II), avant de rappeler leur attachement aux principes de souveraineté, d’indépendance, d’autodétermination, d’intégrité territoriale et de non-ingérence dans les affaires internes.
D’une manière générale, les gouvernements latino-américains se montrent en effet sceptiques à l’égard de l’usage de l’intervention, en particulier armée, comme méthode efficace de résolution des conflits. Ils prônent plutôt le dialogue entre les acteurs pris dans la tourmente. Il convient de rappeler l’expérience de l’Amérique latine en matière d’ingérences de la part de puissances étrangères qui contribue encore à forger cette position réticente. Néanmoins, ce dénominateur partagé ne génère en aucun cas des pratiques communes. Prenons le cas de la Libye. La Résolution 1973 de mars 2011, votée par le Conseil de sécurité de l’ONU, a débouché sur une intervention aérienne de l’OTAN et quelques pays alliés comme le Qatar. Une de ses multiples conséquences a été la chute du régime de Mouammar Kadhafi. Les réactions latino-américaines se sont effectuées en ordre dispersé et varié à propos de la crise libyenne. Les autorités vénézuéliennes, cubaines et nicaraguayennes ont dénoncé le projet et la réalisation de l’opération, la considérant révélatrice des intentions hégémoniques des puissances occidentales (États-Unis et Europe de l’Ouest). Elles n’ont en outre pas caché leur penchant en faveur du régime alors en place en Libye. D’autres acteurs ont critiqué l’intervention, mais tout en évitant d’être associés au pouvoir kadhafiste. C’est le cas du gouvernement de Dilma Rousseff (2011- ) au Brésil qui a soutenu la suspension de la Libye du Conseil des droits de l’homme à l’Assemblée générale de l’ONU, mais s’est abstenu lors du vote de la Résolution 1973 au Conseil de sécurité (le Brésil est alors membre non-permanent de l’organisme). La position brésilienne est également à relier avec ses aspirations réformatrices globales et la tentative de coordination avec ses autres partenaires émergents au sein du groupe politique des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Les votes communs ne sont pas systématiques – l’Afrique du Sud s’est prononcée en faveur de la Résolution 1973 – mais dans ce cas, le Brésil s’est rangé du côté de la Chine, de l’Inde et de la Russie. Enfin, un autre groupe de gouvernements, dont le chilien et le mexicain, a soutenu l’intervention. Même si les représentants de ces deux pays expriment régulièrement des critiques à l’égard de cette méthode d’action, leurs décisions relèvent surtout de principes juridiques. Ce qui importe à leurs yeux est le respect de la procédure légale. Si tel est le cas, ils s’inscrivent dans les pas de la majorité. Ce point s’avère d’une importance capitale pour comprendre les différences de position entre leur refus de la guerre en Irak en 2003 (le Chili et le Mexique étaient alors membres non-permanents du Conseil de sécurité et s’étaient montrés hostiles au projet de l’administration de George W. Bush) et leur approbation de l’intervention en Libye, entérinée préalablement par un vote au Conseil de sécurité, comme le prévoit le droit international public au travers de la Charte des Nations unies.
Pour aller plus loin :
– Baeza, Cecilia, « Le rôle du Moyen-Orient dans les nouvelles relations internationales de l’Amérique latine », Mouvements, 76, 2013
– Brun, Élodie, Les relations entre l’Amérique du Sud et le Moyen-Orient, Paris, L’Harmattan, 2008
– Site Internet : http://rimaal.org/
Anaïs Mit
Elève à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Anaïs Mit étudie les Relations Internationales en master 2, après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’Université de Poitiers. Elle écrit actuellement un mémoire sur la coopération politique, économique et culturelle entre l’Amérique latine (Venezuela, Brésil et Chili) et les Territoires palestiniens.
Élodie Brun
Élodie Brun est enseignant-chercheur au Centre d’études internationales de El Colegio de México. Docteure en science politique, spécialisation Relations internationales, de Sciences Po Paris depuis avril 2012, elle a obtenu le statut de chercheur associé pour la période 2014-2016. Spécialiste des stratégies établies par divers pays latino-américains avec leurs pairs d’Afrique, d’Asie ou du Moyen-Orient, elle est notamment l’auteure de Les relations entre l’Amérique du Sud et le Moyen-Orient (L’Harmattan, 2008).
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