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Entretien avec Elisabeth Marteu sur la normalisation entre Bahreïn et Israël : « Bahreïn est obsédé par l’Iran, notamment à cause de la majorité chiite dans le pays »

Par Elisabeth Marteu, Ines Gil
Publié le 28/09/2020 • modifié le 28/09/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Elisabeth Marteu

L’accord de normalisation entre Bahreïn, les Emirats arabes unis et Israël est-il un tournant pour le Moyen-Orient ?

Oui c’est un tournant. Cette normalisation tranche avec l’initiative arabe de paix proposée par les Saoudiens en 2002. Celle-ci conditionnait la paix régionale à la création d’un Etat palestinien. Aujourd’hui, il n’y a plus rien en échange de la reconnaissance d’Israël.

La portée de ces accords est ambivalente. On devrait pouvoir se réjouir d’une paix entre Israël et les pays arabes. La reconnaissance de l’existence de l’Etat hébreu par Bahreïn et les Emirats arabes unis va dans le sens de la pacification au Moyen-Orient. Et pourtant, on ne peut pas s’empêcher d’y voir avant tout un dessein stratégique contre l’Iran, contre la Turquie et allant à l’encontre des intérêts des Palestiniens. La stabilisation recherchée par ces accords ne va pas dans le sens d’un règlement du conflit israélo-palestinien. Au contraire. Ils marquent une forme de découplage entre une paix israélo-arabe et une paix israélo-palestinienne. Une manière de mieux isoler les Palestiniens de la problématique israélo-arabe. C’est bien une avancée majeure pour la région, mais elle ne referme pas le vieux contentieux de la question palestinienne, qui va durer pendant encore longtemps.

Bahreïn et Israël entretiennent des liens depuis plusieurs années. Pourriez-vous revenir sur le rapprochement entre ces deux pays ?

A la fin des années 1990, la signature des accords d’Oslo entre les Palestiniens et les Israéliens a permis de détendre les relations avec les Arabes. Les pays du Golfe entament alors des relations officieuses avec l’Etat hébreu.

Cela peut paraître surprenant aujourd’hui, mais c’est le Qatar qui a fait le premier pas, en même temps qu’Oman. Ces deux pays accueillent les premières délégations de diplomates israéliens. Ce mouvement aboutit en 2002 à l’initiative de paix arabe, qui constitue un événement majeur car les Etats arabes affirment être prêts à reconnaître Israël (en échange de la création d’un Etat palestinien). A l’époque, le rapprochement des monarchies du Golfe avec Israël comporte plusieurs intérêts :
• Des intérêts économiques : surtout pour le Qatar, car la représentation israélienne qui s’est ouverte sur le sol qatari est une représentation économique.
• Des intérêts scientifiques : notamment avec Oman, car un centre de recherche sur l’eau a ouvert dans ce pays et accueille des Israéliens.
• Un intérêt politique visant à mettre un terme au dossier israélo-palestinien qui gangrène l’histoire de la région depuis plus de cinquante ans.

Les années passent, et la normalisation avec Israël apparaît de moins en moins comme un tabou. Depuis 2011 et le déclenchement du printemps arabe, la région se focalise sur deux ennemis : l’Iran et les Frères musulmans. Un consensus se fait donc chez des dirigeants de la région : la principale problématique n’est plus le conflit israélo-palestinien, et les menaces ne sont ni les armées arabes qui pourraient attaquer Israël, ni l’inverse. C’est l’Iran et les Frères musulmans soutenus par la Turquie qui deviennent la priorité et sont considérés comme une « menace obsidionale ». A partir de là, une convergence de vue s’est mise en place avec Israël, qui partage les mêmes préoccupations. D’autant plus que durant la présidence Obama, les Israéliens et les Golfiens ont la sensation de ne pas pouvoir compter sur Washington. Ils perçoivent l’accord sur le nucléaire iranien (2015) comme un coup de poignard dans le dos.

L’arrivée de Donald Trump est donc vue comme une délivrance pour ces pays, qui ont ainsi pu revenir à une ligne anti-iranienne dure. Donald Trump, voyant une opportunité se dessiner, a alors joué la carte du marchandage : oui au soutien américain, mais à condition de normaliser les relations avec Israël. Une aubaine pour lui à l’approche de l’élection présidentielle américaine de novembre prochain. La pression de la Maison Blanche a fait sauter le verrou et a permis l’intensification des relations entre les monarchies du Golfe et Israël. Ces 4 dernières années, ces pays arabes ont envoyé de nombreux ballons d’essais avec l’organisation de conférences, des messages dans la presse d’ouverture à Israël. Une manière pour eux de tester leurs opinions publiques et la communauté internationale. Finalement, leurs déclarations n’ont pas eu de répercussions négatives. Dans le Golfe, ils sont très peu à être descendus dans la rue pour défendre les Palestiniens.

Bahreïn est alors embarqué dans cette dynamique, en même temps que le reste de la région. Mais le rapprochement entre Tel-Aviv et Manama se fait vraiment après 2017, sous l’impulsion de Donald Trump. En 2018, le Ministre bahreïni des affaires étrangères affirme qu’Israël a le “droit de se défendre” après une frappe attribuée à Israël contre des positions iraniennes en Syrie. L’année suivante, en juin 2019, Manama accueille la conférence de présentation du volet économique du “Deal du siècle” de Donald Trump.

Point intéressant : une communauté juive vit à Bahreïn. D’ailleurs, les dirigeants bahreïnis insistent beaucoup sur leur tolérance confessionnelle grâce à la présence de cette petite communauté. Principalement originaire d’Irak, elle compte une cinquantaine de personnes vivant à Manama. D’ailleurs, pendant plusieurs années, l’ambassadrice de Bahreïn aux Etats-Unis était une femme de confession juive. Cette communauté juive entretient depuis longtemps des liens avec des Israéliens. Des réunions œcuméniques ont été organisées avec des délégations bahreïnies à Jérusalem. Par ailleurs, en 2016, des juifs orthodoxes américains avaient passés les fêtes de Hanoukah à Bahreïn. Les images diffusées sur les réseaux sociaux avaient créé une polémique et suscité les critiques du Hamas. La communauté juive de Bahreïn a pu jouer un rôle pour le rapprochement entre Manama et Tel-Aviv.

Peut-on imaginer un effet domino qui toucherait toute la région ? La presse parle beaucoup d’Oman comme le prochain État à reconnaître Israël

Si les Américains convainquent Oman de normaliser, ce serait une vraie réussite. La position d’Oman est plus complexe, car le pays entretient des liens avec l’Iran.

Les Omanais ont certes reçu Benyamin Netanyahou il y a deux ans (à l’époque, le sultan Qabus était au pouvoir. Il est décédé depuis), pour avoir les faveurs de Washington. Personne n’a critiqué Mascate car cela a été considéré comme faisait partie de la “position omanaise de neutralité”.
Cependant, je ne suis pas sûre qu’une normalisation plaise beaucoup aux Iraniens. Je ne vois pas comment Oman pourrait rester neutre vis-à-vis de Téhéran s’il entre dans cette normalisation.

Pour en revenir à Bahreïn : la monarchie est dans une situation différente de celle des Emirats. On décrit souvent les Bahreïnis comme les “petits frères” des Saoudiens. Manama est alignée sur la position de Ryad, dont elle est très dépendante

Effectivement, les Bahreïnis sont très dépendants des Saoudiens.
• D’abord, en matière économique : les Bahreïnis exploitent notamment des hydrocarbures cédés par les Saoudiens. L’économie est assez fragile en interne.
• Ils sont aussi dépendants sur le plan politique. La minorité sunnite au pouvoir est issue des dynasties du Golfe proches des Saoudiens et ils ont besoin de Ryad pour se maintenir au pouvoir. En 2011, au moment des révoltes arabes, des manifestations ont éclaté à Bahreïn. Elles ont immédiatement été écrasées par le bouclier de la péninsule : le volet militaire du Conseil de Coopération du Golfe. Saoudiens et Emiriens sont entrés dans Bahreïn pour écraser le soulèvement.
• Même sur le plan géographique, Manama dépend de Ryad. Bahreïn est une petite île reliée à l’Arabie par un pont.

Du fait de cette dépendance, le rapprochement avec Israël n’a pas pu se faire sans l’accord saoudien. C’était déjà le cas pour les Emirats, mais dans le cas de Bahreïn il est évident que sa politique étrangère est dictée par la relation de dépendance à l’égard de l’Arabie.

Quel intérêt a Bahreïn à signer la normalisation avec Israël ?

Sur le plan économique, Bahreïn (et les Emirats) font le pari que l’ouverture avec Israël entraînera des retombées économiques positives, notamment en attirant les investissements et le savoir-faire israéliens. C’est un point encore difficile à évaluer car les deux Etats qui avaient déjà signé un accord de paix avec Israël (l’Egypte et la Jordanie), n’ont pas bénéficié économiquement de leurs relations avec l’Etat hébreu. Les relations économiques avec Amman et Le Caire sont très limitées (on ne voit pas tous les jours des entrepreneurs égyptiens et jordaniens en Israël, et inversement). J’ignore ce que cela va donner dans le Golfe : peut-être que la coopération sera concentrée dans certaines niches (la haute technologie, la sécurité, la surveillance : tout ce qui fait la spécificité et l’atout de l’économie israélienne).

Les touristes golfiens iront-ils en vacances à Tel-Aviv ou à Jérusalem ? C’est possible car les populations des monarchies du Golfe sont moins sensibles à la cause palestinienne qu’en Egypte (très politisée, la société civile égyptienne, pro-palestinienne, est héritière du panarabisme défendu par l’ancien président Nasser) ou qu’en Jordanie (qui accueille une importante population palestinienne réfugiée). Les mouvements de protestation et l’intelligentsia de gauche panarabe sont très limités dans le Golfe. Il y aura donc moins de blocage à la fois politique et « mémoriel » dans une partie de la population (milieux d’affaires, cercles proches du pouvoir) à traiter avec des Israéliens.

Mais j’ai le sentiment que cela sera plus facile pour les Emirats que pour Bahreïn, car à Bahreïn, la majorité de la population est chiite. De fait, l’opposition, représentée par des mouvements chiites, est plus apte à critiquer l’accord passé avec Israël. On l’a vu ces derniers jours : des manifestations ont été organisées contre les accords de normalisation et des menaces ont été lancées contre l’ambassade américaine à Manama.

Sur le plan géopolitique, les Bahreïnis n’attendent pas vraiment qu’Israël vienne les soutenir (ils sont déjà soutenus par les Américains), mais l’accord concrétise une convergence d’intérêts géopolitiques contre Téhéran. Les Bahreïnis sont obsédés par l’Iran, encore plus que les Emiriens et même les Saoudiens. Les Emiriens, de leur côté, sont partagés entre leur obsession de l’Iran et celle des Frères musulmans. Pour les Saoudiens, l’obsession est également l’Iran, mais le Bahreïn est à un autre niveau, notamment en raison de sa majorité chiite (environ 70% de la population). Les dirigeants bahreïnis ne craignent pas seulement une frappe iranienne ou son programme nucléaire qui lui confèrerait un statut de puissance « intouchable », mais aussi un soulèvement interne. Ils passent leur temps à alerter le monde sur les mouvements de protestations chiites sur leur sol, et sur le soutien iranien à ces mouvements.

Quelles sont les relations entre le pouvoir (tenu donc par une minorité sunnite) et la majorité chiite ?

Aucun recensement n’a été réalisé récemment car le régime craint que le nombre de chiites n’ait augmenté. Cependant, on peut facilement affirmer que la grande majorité de la population est chiite. Mais cette population est très variée : certains chiites sont d’origine iranienne, d’autres d’origine irakienne, et d’autres familles sont installées au Bahreïn depuis des générations. Certains Bahreïnis chiites font plus allégeance à l’Etat que d’autres.

Concernant les relations de cette communauté avec l’Iran : auparavant, les chiites de Bahreïn ne se sentaient pas liés à l’Iran sur le plan politique. Il existait certes des liens culturels, avec des échanges, car certains chiites ont de la famille en Iran. Mais c’est tout. En revanche, ces dernières années, les tensions entre les Etats de la région et la politisation de la distinction chiites/sunnites se sont exacerbées. En conséquence, une partie des chiites bahreïnis s’est tournée vers l’Iran. Téhéran a instrumentalisé ce phénomène, en défendant la cause des chiites au Bahreïn. Aujourd’hui, être chiite au Bahreïn devient de plus en plus compliqué. Ceux qui critiquent la monarchie en place sont accusés de trahison, voire de terrorisme, ou encore d’être une cinquième colonne de Téhéran. Il est encore aujourd’hui difficile de contester le pouvoir. Les leaders de l’opposition sont pour la plupart en prison ou en résidence surveillée depuis le soulèvement de 2011.

Comme je l’ai dit plus haut, des manifestations ont été organisées suite à l’accord de normalisation avec Israël. Peu d’informations sont sorties de Bahreïn sur ces événements. On sait cependant que le principal mouvement d’opposition, le wifaq, a condamné les accords d’Abraham. Pour le reste des protestataires, qui a appelé à manifester ? Des mouvements des droits de l’Homme ou des mouvements chiites ? Il est difficile d’avoir ces informations.

La majorité chiite est tout de même représentée dans les institutions du pays. Il existe par exemple une représentation chiite dans le Majlis al-Shura (la chambre haute de l’Assemblée nationale, le principal organe législatif de Bahreïn). Les dirigeants, issus de la minorité sunnite, doivent aussi satisfaire l’ensemble des communautés pour assurer la « paix sociale » et surtout pérenniser leur pouvoir.

Lire également :
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Publié le 28/09/2020


Elisabeth Marteu est docteure en science politique de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Sa thèse de doctorat portait sur les associations de femmes arabes palestiniennes en Israël. Ses recherches portent sur les mobilisations politiques et les mobilités transfrontalières dans les espaces israélo-palestiniens.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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