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Entretien avec Didier Leroy – Les Etats du Golfe et le conflit israélo-iranien

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Didier Leroy, Florence Somer
Publié le 23/06/2025 • modifié le 23/06/2025 • Durée de lecture : 5 minutes

Didier Leroy

Comment les États du Golfe se positionnent-ils dans le conflit entre Israël et l’Iran ?

Les États membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) se retrouvent dans une position particulièrement inconfortable, puisque géographiquement situés entre les deux adversaires. Je dirais que la plupart de ces acteurs sont à la fois furieux, embarrassés et (peut-être quand même) soulagés.

Ils sont certainement furieux contre les États-Unis, dont l’administration Trump n’a pas réussi à contenir l’agenda belliqueux des Israéliens. Les acteurs golfiens, il faut le rappeler, ont pour principale caractéristique commune d’être obsédés par leur souveraineté territoriale, et par la sécurisation de cette dernière (par les États-Unis). Or, Washington vient à la fois de bafouer la souveraineté territoriale de leur plus important voisin, tout en les exposant eux-mêmes à un risque de conflit régional sans précédent.

Ils sont par ailleurs publiquement embarrassés vis-à-vis de la République islamique d’Iran, avec laquelle ils entretiennent des relations historiquement compliquées mais géographiquement inévitables. À ce niveau-ci, il faut se souvenir de la détente qui avait été amorcée entre Ryad et Téhéran en mars 2023 sous les auspices de la Chine après des années de rupture des relations diplomatiques. Il ne faut donc pas s’étonner de la teneur des déclarations saoudiennes, qui ont promptement et fermement condamné les attaques israéliennes, puis américaines, contre - et je cite - « la République islamique fraternelle » (al-jumhuriyya al-islamiyya al-shaqiqa).

Enfin, certains de ces Etats ressentent probablement un certain soulagement - indicible en public - face à l’affaiblissement militaire drastique de l’ennemi pluriséculaire perse (Il suffit de consulter des cartes de l’Empire perse achéménide et du Califat abbasside pour situer les sources de cette méfiance structurelle dans le temps long). Ici, je pense principalement à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, qui ont concrètement subi le « terrorisme » iranien à travers les attaques sur les installations ARAMCO d’Abqaiq et Khurais en 2019, puis sur l’aéroport d’Abu Dhabi en 2022.

Comment les accords d’Abraham sont-ils perçus par ses États signataires en ce moment ?

Les États signataires des accords d’Abraham (Émirats arabes unis, Barheïn, Maroc et Soudan) se sont retrouvés dans une posture de plus en plus difficile au fil de la descente aux enfers de Gaza depuis octobre 2023. Le cas du Soudan, qui y avait souscrit afin de se libérer de sanctions internationales, est probablement à mettre entre parenthèses étant donné que le pays est avant tout préoccupé par sa propre guerre civile en cours. De son côté, la monarchie du Maroc, qui avait franchi le seuil risqué de la normalisation en échange de la reconnaissance américaine quant à la « marocanité » du Sahara occidental, ne remet pas sa décision en question tout en étant témoin d’un nombre record (à l’échelle du monde arabe) de manifestations anti-israéliennes sur son territoire.

Enfin, Les Émirats et le Bahreïn poursuivent leur propre numéro d’équilibrisme. En effet, leur baromètre populaire affiche un vaste soutien à la cause palestinienne et un sentiment d’indignation sans précédent vis-à-vis des excès de l’armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés, au Liban, en Syrie, etc. Toutefois, leurs élites politiques respectives se rappellent parfaitement avoir fait leur « coming out » vis-à-vis de l’Etat hébreu principalement à cause de la montée en puissance de l’Iran et de son réseau milicien régional. Voilà donc deux acteurs profondément inquiets face au risque de représailles militaires annoncées par Téhéran et à leurs conséquences économiques. Ceux-ci semblent néanmoins voués à rester sur une ligne plutôt « pro-occidentale » - par rapport au Qatar et au Sultanat d’Oman, plus proches de l’Iran - à l’échelle de la péninsule arabique.

Concernant le détroit d’Ormuz, dont la fermeture aurait été votée par le Parlement iranien suite aux bombardements américains, quelles en seraient les conséquences économiques pour l’Iran, pour les Etats du Golfe, ainsi que pour le monde ?

La magnitude des conséquences économiques dans tel scénario sont très difficiles à prévoir, dans la mesure ou tout dépendra du régime iranien (qui a certes multiplié les menaces, mais n’a pas encore dévoilé son jeu à l’instant où l’on se parle). La question du blocage d’Ormuz n’est pas nécessairement binaire à mon sens, et pourrait dévoiler une stratégie graduelle de la part de Téhéran, qui n’a pas intérêt à s’aliéner les nombreux acteurs qui dépendent de cette artère commerciale. Il me semble évident que le régime iranien cherchera à miner - au sens propre comme au sens figuré - les intérêts occidentaux qui s’y déploient. En revanche, l’Iran me semble avoir encore davantage à perdre s’il privait son allié et client chinois de ses précieux hydrocarbures dans une logique d’exportation, ou s’il empêchait l’Irak et/ou les pétromonarchies du Golfe d’importer certaines marchandises vitales (médicaments, etc.) dans le sens inverse de l’importation.

Pour le restant du monde dont nous faisons partie, la donne actuelle confirme déjà un prix en hausse pour l’essence à la pompe, mais les banques relativisent et se veulent rassurantes dans leurs communications à leurs clients et investisseurs. En réalité, personne ne peut prédire la suite des choses puisque la séquence martiale n’est pas encore finie : les frappes israéliennes se poursuivent, les tirs de missiles iraniens aussi.

Comment ce conflit pourrait-il remettre en question la Vision 2030 et quelles pourraient être les retombées sur ces ambitieux projets ?

La « Vision 2030 » de l’Arabie saoudite a été lourdement médiatisée, et est donc connue de tous. Mais il faut savoir que chaque état membre du CCG promeut sa propre campagne de réformes économiques à grande échelle, dans le but de survivre à la fin du pétrole et de prospérer dans l’ère qui s’en suivra. Ces programmes constituent la priorité absolue pour les différentes familles régnantes concernées. La nouvelle configuration qui caractérise notre monde multipolaire (ou multi-nodal), est celle d’un Moyen-Orient où l’Arabie saoudite - tout comme les Émirats ou le Qatar - cherche à connecter tout le monde et à commercer avec tout le monde (UE, Russie, Chine, BRICS+, etc.) tout en assurant sa sécurité auprès de l’acteur américain - toujours le plus fort (pour l’instant).

La première guerre israélo-iranienne qui se déroule sous nos yeux, et dont on ne voit pas la fin, place progressivement les pétromonarchies arabes du Golfe face un dilemme croissant. Si la région devait véritablement s’embraser suite à l’entrée en scène des États-Unis et au ripostes iraniennes, ceci pourrait réellement infliger des pertes humaines, des dommages matériels, voire catastrophes écologiques (marée noire, nuage radioactif, etc.) inimaginables à des villes aseptisées comme Dubaï, Doha, ou encore Manama. Une potentielle contamination des eaux du Golfe arabo-persique poserait, par exemple, de véritables problèmes à court terme puisque le « plan B » de ces gigantesques centres urbains en cas d’épuisement des réserves d’eau potable - le Qatar pourrait tenir trois jours - consiste à procéder au dessalement de ces mêmes eaux…

Certes, nous n’en sommes pas là. Mais si ce genre de scénario maximaliste - bien présent dans le champ des possibles - devait se produire, des leaders comme Mohamed Ben Salmane (MBS) ou Mohamed Ben Zayed (MBZ) pourraient voir les choses de deux manières très différentes : considérer les Israéliens (et les Américains) comme fous et infréquentables, et donc se tourner encore plus vers Pékin et Moscou… ou considérer les Israéliens (et les Américains) comme fous mais redoutables, et donc préférer de ne pas froisser Washington et Tel Aviv.

Ce dernier raisonnement peut a priori sembler bancal et éthiquement indéfendable, mais le récent précédent syrien - qui avait vu Bachar el-Assad, avec un demi-million de morts à son actif, réintégrer la Ligue arabe en mai 2023 - est bien là pour nous rappeler que la loi du plus fort s’impose régulièrement au Moyen-Orient.

Publié le 23/06/2025


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Le parcours multidisciplinaire de Didier Leroy lui a permis d’obtenir une licence en philologie et histoire orientales (assyriologie), un master en études des religions (islamologie) et un diplôme d’études approfondies transdisciplinaire (enjeux et débats contemporains) de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il a ensuite soutenu une thèse de doctorat en sciences sociales, politiques et militaires, sur l’évolution idéologique et structurelle du Hezbollah libanais, menée sous un régime de co-tutelle entre l’ULB et l’École royale militaire (ERM).

Didier Leroy a travaillé plus de dix ans en tant que chercheur pour la chaire de sociologie de l’ERM et en tant qu’assistant auprès du Centre d’études de la coopération internationale et du développement (CECID) de l’ULB. En 2017, il a rejoint le Centre d’études de sécurité et défense (CESD) de l’Institut royal supérieur de défense (IRSD). Il est par ailleurs chercheur associé à l’Observatoire des mondes arabes et musulmans (OMAM) de l’ULB et à l’Observatoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (OMAN) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Les nombreuses missions de Didier Leroy dans le monde arabe (Liban, Égypte, Jordanie, etc.) lui ont permis d’y mener des recherches sur la géopolitique et l’islamisme (Frères musulmans, mouvements salafistes, milices chiites, etc.). Cette expérience de terrain l’a amené à enseigner dans plusieurs universités (Université Grenoble Alpes, Université Lumière Lyon 2, Université libanaise, etc.) et académies militaires (Canadian Forces College, NATO Defense College, Swedish Defence University, etc.). Il est par ailleurs régulièrement consulté par des organisations internationales de premier plan (Union européenne, OTAN, etc.) et intervient fréquemment dans les médias (France24, Euronews, New York Times, etc.).

Didier Leroy a été lauréat d’une bourse de voyage du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) en 2008, du prix de la vulgarisation scientifique de l’Université inter-âges de l’ULB (CEPULB) en 2018 et du prix d’excellence du panel « Facteurs humains et médecine » de l’OTAN en 2020. Enfin, il est membre de la Middle East Studies Association (MESA) depuis 2018.

Publications : Didier Leroy publications - https://www.defence-institute.be/chercheurs-du-cesd/didier-leroy/didier-leroy-publications/


 


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