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Denis Charbit est Professeur de sciences politiques à l’Open University d’Israël (Raanana), et spécialiste du sionisme, il est l’auteur de l’ouvrage Israël et ses paradoxes : idées reçues sur un pays qui attise les passions (Idées reçues - Grand angle).
On parle beaucoup ces derniers temps de l’empreinte que Benyamin Netanyahou entend laisser dans l’histoire d’Israël avec ce projet d’annexion. Après plus de 10 ans au pouvoir, B. Netanyahou est en effet parvenu à transformer le débat politique en Israël sur le conflit israélo-palestinien et sur les moyens de le résoudre. Après Oslo (1993), l’idée dominante tournait autour de la solution des "deux États pour deux peuples". A l’époque, ce paradigme était nouveau. Aucun parti politique sioniste en Israël ne le reprenait ouvertement à son compte, seul le parti communiste l’avait adopté. Le consensus s’était formé autour d’un compromis territorial avec la Jordanie. A partir d’Oslo, la solution à deux États est donc reprise par la gauche, (et à demi-mot par la droite qui l’assume du bout des lèvres en y posant de multiples conditions et s’en tient à une autonomie palestinienne inscrite dans les accords de Camp David en 1978.) Elle fut largement soutenue par la communauté internationale depuis les années 1980 (voir la Déclaration de Venise de l’Union européenne).
Mais ces dernières années, Benyamin Netanyahou est parvenu à faire de cette solution une option parmi d’autres au sein de l’opinion juive israélienne, et non la solution unique et inéluctable. Près de trente ans après les accords d’Oslo, la solution à deux États ne s’étant toujours pas réalisée, elle apparaît aujourd’hui, à nombre d’Israéliens (exception faite des Arabes israéliens) une chimère. Cet échec sert les intérêts de la droite israélienne. Déjà après l’échec du sommet de Camp David en 2000, et depuis le déclenchement de la Seconde Intifada, parmi les Israéliens qui soutiennent cette solution à deux Etats, un grand nombre d’entre eux émettent des doutes sur la capacité des parties à la réaliser. A gauche, on désespère de la capacité de la société israélienne d’assumer le retrait global des territoires ; au centre et à droite, on considère que c’est, au contraire, les Palestiniens qui ne sont pas prêts à faire des concessions permettant la réalisation de la solution à deux États (sur la question, notamment du droit au retour en Israël des réfugiés).
Benyamin Netanyahou a profité de cette conjoncture favorable pour introduire sa vision. Entre 2009 et 2015, il dirige une coalition avec des partis de gauche et du centre. Mais à partir de 2015, il n’y a plus que des partis de droite au gouvernement. Jusqu’à 2016, il se contente de tenir tête avec succès à Barack Obama qui lui arrache le discours de Bar-Ilan, mais pas beaucoup plus. En 2014, c’est l’échec de la “mission Kerry”, la dernière tentative de médiation américaine entre Israéliens et Palestiniens. L’échec en fut attribué aux Palestiniens, semble-t-il à juste titre. A partir de 2015, Benyamin Netanyahou décide qu’il n’y aura plus de négociations officielles avec Ramallah. C’est la première fois qu’un Premier ministre israélien se dispense de négocier avec la partie palestinienne. Il a donc réussi à faire disparaître les Palestiniens du champ de vision des Israéliens, arguant que les Palestiniens sont animés par une culture du refus (refus du sionisme, refus de l’État d’Israël, refus de la négociation) et qu’ils n’ont jamais révélé le moindre sens du compromis, ce qu’illustre le dicton bien connu à leur endroit : "ils n’ont jamais perdu une occasion de perdre une occasion". Benyamin Netanyahou est parvenu à faire admettre à la société israélienne l’idée que les Palestiniens refusant tout, la solution à deux États n’était pas réaliste. Ainsi, les soutiens à cette solution se sont démobilisés.
D’autant que pour que la solution à deux États soit crédible, il faut deux partenaires pour la défendre avec la même conviction. Côté palestinien, certes, Mahmoud Abbas n’a jamais préconisé autre chose, mais les Israéliens jugent que c’était plus une rengaine qu’une politique, une routine ressassée sans détermination. Si l’on ajoute à cela l’offensive palestinienne sur la scène internationale (à l’UNESCO, les appels au boycott, les plaintes auprès de la Cour Pénale internationale), les Israéliens ont le sentiment que les dirigeants palestiniens ne sont pas orientés dans une optique de compromis mais plutôt dans une volonté de sanctionner Israël.
Ces derniers jours, Mahmoud Abbas a proposé un retour aux négociations dans le cadre des paramètres de Clinton. Mais pour les Israéliens, il y a un problème de crédibilité. Le président palestinien n’a pas su saisir l’occasion qui s’offrait à lui lorsqu’il discutait avec Beilin, puis avec Olmert, puis avec Tzipi Livni. Peut-être aura-t-il fallu le risque de l’annexion pour qu’il accepte de revenir à la table des négociations ?
Benyamin Netanyahou a su aisément profiter du vide laissé par l’échec de la solution à deux États pour faire valoir le projet d’une annexion. Le projet annexionniste semble mordre sur le centre, comme le montre la position de Benny Gantz (leader de Bleu-Blanc, NDLR). Le ministre de la Défense ne se déclare pas opposé à l’annexion. Il souhaite seulement son report et surtout un consentement plus large que celui des Américains. La gestion de la crise du Coronavirus est, dit-il, plus urgente. Ses arguments formels et techniques montrent bien la faiblesse du centre et de la gauche sur cette question : il n’ose pas monter au créneau et admettre publiquement que l’annexion est à bannir. Seule la gauche de la gauche israélienne s’oppose à l’annexion aujourd’hui en mettant en garde contre un glissement fatal d’Israël vers l’apartheid.
Il faut faire la distinction entre les militaires qui sont à la retraite et les militaires de carrière.
Les militaires en activité ont leurs propres canaux, formels ou discrets en général, pour exprimer leur avis, voire leurs réserves. Evidemment, ils ne feront pas de déclaration et ne signeront pas leur nom au bas d’une pétition. Ils sont tenus à une obligation de réserve, à l’instar de la fonction publique.
Leur opposition est une contestation des conditions et des conséquences pratiques de l’annexion. Elle va, selon eux, lourdement compliquer la tâche de l’armée. Discrète, mais significative, l’opposition interne dans les rangs de l’armée vient aussi du fait que Tsahal n’a pas été contacté par le gouvernement dans cette affaire. Il n’a pas été convié à donner son avis d’expert sur les cartes. Il ignore si le gouvernement compte annexer 30% ou bien 10% de la Cisjordanie. L’armée a été totalement écartée des discussions, alors qu’elle est largement présente dans ce type de négociations. Elle connaît bien le terrain, elle aurait pu être en mesure de conseiller le Premier ministre. Les forces de sécurité craignent enfin une dégradation des relations avec la Jordanie et, bien sûr, avec l’Autorité palestinienne (AP). L’AP et Israël sont engagés dans une coopération sécuritaire, qui joue un rôle essentiel pour les Israéliens, mais aussi pour les Palestiniens, car elle permet d’éviter que le Hamas ne renverse l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, comme elle l’a fait à Gaza.
En ce qui concerne les militaires à la retraite, la situation est différente : ils s’expriment librement car ce sont désormais des civils. Leur opinion n’est pas indemne d’un arrière-plan idéologique probablement fondée sur un avis politique, mais ils s’expriment surtout à partir de leurs compétences militaires. Leur but est de mettre en garde les autorités israéliennes sur les conséquences néfastes de l’annexion. Pour eux, le statu quo est une plaie, mais toujours préférable à une annexion unilatérale.
Il faudrait réaliser des sondages pour avoir des informations précises à ce sujet, mais a priori, oui. Les Israéliens sont sensibles aux avertissements énoncés par des personnes qui ont dédié toute leur vie et leur carrière à la sécurité d’Israël. Toutefois, il n’est pas difficile pour leurs adversaires de droite de les disqualifier, affirmant que ces anciens militaires sont de gauche et qu’ils se servent de leurs compétences révolues pour mettre en avant leurs idées politiques.
L’opinion publique israélienne est sensible à ces mises en garde, d’autant plus que ces anciens militaires ne sont pas entrés en politique. Ils ne poursuivent pas d’ambition personnelle. Ils estiment seulement que l’Etat d’Israël paierait cher l’audace de Netanyahou.
Benyamin Netanyahou n’est pas préoccupé par ces protestations en tant que telles. Mais la conjonction de ces manifestations avec les mobilisations qui mettent en cause son pouvoir personnel et les protestations contre l’absence de solution à la crise qui frappe certains secteurs (notamment le tourisme ou la culture) suite au coronavirus change la donne. Une cristallisation de la protestation pourrait, à terme, ébranler Benyamin Netanyahou. Si la mobilisation ne portait que sur l’annexion, le Premier ministre n’aurait rien à craindre. En revanche, les autres manifestations entretiennent un climat de ras-le-bol. Fédérées par un cri de ralliement, elles pourraient constituer un sérieux avertissement pour B. Netanyahou.
Sur la question de l’apartheid, il y a une différence entre la gauche modérée et la gauche radicale dans l’utilisation de ce terme qui existe depuis longtemps dans le vocabulaire du conflit. La métaphore de l’apartheid est utilisée par les modérés pour mettre en garde l’avènement d’une situation détestable et critique pour l’Etat d’Israël. L’annexion conduira à l’apartheid, disent-ils. L’apartheid n’est pas invoqué comme une réalité présente, mais comme une projection dans le futur. La gauche radicale, au contraire, n’hésite pas à affirmer que la situation d’apartheid existe déjà. Pour elle, ce n’est pas une menace, mais une réalité.
Cette opposition a surpris. Benyamin Netanyahou était convaincu qu’il aurait toute la droite derrière lui, qu’elle soit religieuse ou laïque. Depuis l’annonce du plan Trump en janvier 2020, Netanyahou s’est bien gardé de déclarer qu’il consentait, fut-ce la mort dans l’âme, à la création d’un Etat palestinien. Il ne s’exprime que sur l’opportunité qui s’offre d’annexer 30% de la Cisjordanie. Son scénario est le suivant : prendre ce qui est à prendre, d’abord, et tout faire ensuite pour éviter la création d’un Etat palestinien. C’est son côté pragmatique sans rien lâcher sur le plan idéologique.
Cependant, ce discours en forme de clin d’œil (faites-moi confiance, il n’y aura pas d’Etat palestinien) n’a pas fonctionné. Certains, à droite, craignent que le plan Trump ne ressuscite ce que B. Netanyahou avait lui-même enterré, c’est-à-dire la solution à deux Etats. L’Etat palestinien est inclus dans le plan Trump, même s’il est assorti de multiples conditions. Si B. Netanyahou est convaincu qu’il n’en sortira rien, ses rivaux internes estiment qu’accepter le plan Trump, c’est intégrer au sein de l’idéologie de la droite israélienne l’idée d’un Etat palestinien. Or, la droite en Israël s’est constituée autour du refus d’une souveraineté autre que la souveraineté israélienne sur l’ensemble du territoire [incluant les Territoires palestiniens]. Pour ces opposants à l’initiative de B. Netanyahou, entre le statu quo et une annexion qui les oblige à reconnaître verbalement une autre souveraineté future, ils préfèrent le statu quo. Pour eux, le plan Trump et le plan Rabin ne sont finalement pas très éloignés l’un de l’autre. Ils estiment que la droite israélienne se doit de rejeter tout plan qui inclut un Etat palestinien, fut-il établi sur 10% de la Cisjordanie, à plus forte raison, sur 70% du territoire. S’engager, même du bout des lèvres, sur le principe d’un Etat palestinien, c’est perdre toute crédibilité, c’est entamer le bloc d’opposition à un Etat palestinien qui a été au fondement de la droite israélienne.
Cette opposition a d’autant plus surpris qu’elle a été incarnée par des représentants des colonies qui n’apparaissent pas comme des “radicaux”. Ils n’ont ni la calotte au vent, ni l’arme en bandoulière, la vareuse militaire, les yeux extatiques, bref, tout ce qui depuis un demi-siècle constitue la panoplie du colon fanatique. Parmi ces opposants, on retrouve quelques-unes des figures de Yesha (principale organisation représentant les colons, NDLR) et du Conseil régional de Samarie (regroupement des colonies du nord de la Cisjordanie, NDLR).
C’est vrai, un grand nombre d’entre eux estime qu’il faut s’emparer des 30% de la Cisjordanie et laisser le temps et la faiblesse des Palestiniens jouer en leur faveur pour obtenir le reste des territoires. Pour eux, l’histoire du sionisme montre que si l’on avait tout demandé d’un coup, on n’aura rien obtenu. La sagesse et la prudence recommandent, voire exigent d’avancer pas à pas.
Il y a bien, parmi les sympathisants de droite, une différence de tactique. Mais au final, tous s’opposent à la création d’un Etat palestinien. Même B. Netanyahou est incapable de l’envisager. Il s’interdit de prononcer le mot qui, à droite, est tabou : il parle tout au plus d’un “mini-Etat, d’une autonomie élargie”.
Il a justifié ce discours par les pressions exercées par l’administration Obama. Il se justifie aujourd’hui en affirmant qu’entre 2009 et 2020, il n’a rien fait qui aille dans le sens du discours de Bar-Ilan. Depuis le départ de Barack Obama, B. Netanyahou n’a cessé de présenter Bar-Ilan comme une concession pour ménager les relations avec les Etats-Unis. Mais il n’y a jamais cru.
Concernant les Israéliens qui vivent dans les localités situées dans la Vallée du Jourdain, ils préfèrent conserver la situation actuelle. Ce sont des hommes de terrain qui ont noué des relations stables avec leur voisinage palestinien. Ils se méfient donc des grands discours idéologiques susceptibles de mettre en cause un statu quo toujours fragile. Pour eux, l’annexion est inutile car ils jouissent d’une bonne situation. Ils craignent notamment une nouvelle Intifada, un retour des violences.
Sur le plan sécuritaire en revanche, la Vallée du Jourdain est toujours stratégique pour Israël. Même pour la gauche israélienne. Le contrôle sécuritaire de la Vallée du Jourdain est essentiel dans le cadre d’un accord de paix afin qu’il n’y ait pas de circulation d’armes ou de combattants entre la Jordanie et la future Palestine. Mais cette revendication est soumise à une négociation avec les Palestiniens. Un cordon militaire pourrait être installé le long de la Vallée, avec des checkpoints, par exemple. Stratégiquement, cette région est importante, mais l’annexion n’est pas indispensable pour s’y maintenir. Pas plus que les implantations civiles.
Il n’y a pas d’opposition profonde entre les deux hommes sur le but final de conserver la Vallée du Jourdain dans le giron israélien. Mais ils diffèrent sur le timing et les moyens. Benny Gantz pense que le timing est mauvais, il a d’ailleurs invoqué le Coronavirus comme excuse pour reporter l’annexion, sans se déclarer opposé à l’annexion. Mais il prend très au sérieux les conséquences : il craint le refroidissement des relations avec la Jordanie, mais aussi avec les autres pays arabes, qui commençaient à normaliser leurs relations avec l’Etat hébreu, et avec les pays de l’Union européenne. Le ministre de la Défense souhaite une annexion - et la différence n’est pas mince - dans le cadre d’un accord avec les Palestiniens. Il veut tenir compte des forces en jeu. Pour lui, les Palestiniens et les Européens sont faibles, mais ils ne sont pas inexistants. Il incarne donc un certain réalisme par rapport à Benyamin Netanyahou.
Le Premier ministre Netanyahou est actuellement dans l’embarras, car l’annexion devient plus compliquée que ce qu’il ne pensait. Même les Américains sont moins motivés par la démarche. Washington souhaite que le gouvernement israélien trouve un accord dans les 15 jours, sans quoi le projet devra être abandonné.
Il est clair que l’annexion n’est pas une priorité pour les Israéliens, surtout si elle apparaît plus compliquée que prévu. Pour eux, l’annexion ne va rien changer dans leur quotidien. Benny Gantz joue là-dessus. Il ne se positionne pas à partir d’une attitude morale, mais à partir d’une attitude réaliste, qui semble avoir été efficace auprès des Israéliens.
Lire également sur ce thème :
– Israël/Palestine : une annexion à haut risque
– Entretien avec Jean-Paul Chagnollaud - Les enjeux juridiques de l’annexion de la Cisjordanie par Israël
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Denis Charbit
Denis Charbit est professeur de sciences politiques à l’Open University d’Israël (Raanana), et spécialiste du sionisme.
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