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Entretien avec David Rigoulet-Roze – Le point sur l’Arabie saoudite après l’exécution du Cheikh Nimr al-Nimr

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, David Rigoulet-Roze
Publié le 19/01/2016 • modifié le 21/07/2020 • Durée de lecture : 15 minutes

Saudi Defence Minister Mohamed bin Salman (L) talks with Crown Prince and Interior Minister Mohammed bin Nayef during the 136th Gulf Cooperation Council (GCC) summit, in the Saudi capital Riyadh, on December 9, 2015.

AFP / FAYEZ NURELDINE

Qu’en est-il de la succession de la dynastie des Saoud ?

Depuis l’avènement du nouveau roi Salman le 23 janvier 2015, on peut relever le développement de deux logiques parallèles. Il y a d’une part, une logique d’affichage manifestant un rajeunissement de la dynastie, pas tant du fait de l’avènement du roi Salman proprement dit car, à 80 ans, il est lui-même déjà âgé à l’instar de ses prédécesseurs, mais par le fait d’avoir propulsé sur le devant de la scène comme « prince héritier », son neveu Mohammed bin Nayef (dit MBN), et comme « vice prince héritier », son propre fils Mohammed bin Salman (dit MBS). Il y a donc une logique d’affichage car, de manière récurrente, il a toujours été dit que la pérennité de la succession demeurait hypothéquée par une gérontocratie structurelle inhérente au système initialement défini par le roi fondateur Ibn Saoud. C’est ainsi pour le roi Salman une manière de dire que le basculement de principe à la deuxième génération est désormais acté, puisqu’après lui, on sera en présence de la génération des petits-enfants du roi fondateur. Ce basculement avait été programmé en deux étapes : d’abord par la loi fondamentale du 1er mars 1992 du roi Fahd, qui avait prévu la possibilité théorique de ce passage à la deuxième génération pour éviter que cette gérontocratie soit sans fin. En effet, le fonctionnement initial se faisait exclusivement sous forme de succession adelphique, c’est-à-dire de frère ainé à frère ainé, de chacune des nombreuses femmes du roi. Les successeurs étaient de ce fait toujours de plus en plus âgés, ce qui évidemment posait des problèmes majeurs. Le passage à la deuxième génération avait donc été formellement rendu possible par la loi fondamentale, mais un flou subsistait : quel est habilité à succéder en devenant « prince héritier » et selon quels critères. Ce point n’avait pas été explicitement tranché et, à l’époque, certains critères évoqués renvoyaient qui à la compétence, qui à l’expérience, voire à la baraka (le fait d’apparaître comme « protégé »). Un premier obstacle avait donc été dégagé par le roi Fahd. Un second allait l’être par son successeur le roi Abdallah, monté sur le trône à l’été 2005, avec la création d’un conseil d’allégeance le 20 octobre 2006, lequel Conseil (que l’on dit composé de 15 fils du roi fondateur et de 19 petit-fils) est censé prendre en compte les intérêts de la trentaine de lignées constitutives de la famille régnante Al Saoud et est théoriquement en mesure de rejeter le nom proposé par le roi comme « prince héritier ». L’objectif de ce Conseil est de représenter les intérêts de tous les clans, et donc de trancher en dernier ressort dans le cas d’une vacance de pouvoir, pour déterminer le critère requis pour légitimer l’éventuel impétrant au trône. Une certaine clarification avait donc été faite, mais pas totalement, puisque subsistaient des incertitudes inhérentes justement aux tensions entre les clans.

Il y a, d’autre part, une logique de stratégie « clanique » de la part du roi Salman. Il est un des membres du clan Sudaïri, l’un des plus puissants de la famille royale, qui avait déjà donné le roi Fahd, et qui devait en faire de même avec les frères germains de ce dernier, les princes Sultan et Zayef, s’ils n’étaient décédés successivement en tant que « princes héritiers » avant d’avoir pu accéder au trône. Il est intéressant de noter que ces deux « princes héritiers » avaient été nommés par le roi Abdallah, lequel entendait de la sorte respecter une forme d’équilibre des pouvoirs au sein de la famille royale, prenant en compte le fait qu’il n’avait lui-même pas de clan, n’ayant pas de frère germain. Il a certes des fils, qu’il a d’ailleurs essayé de placer avant de mourir : l’un, Mitab, le plus puissant, chef de la Garde Nationale, la « garde prétorienne » du régime, qu’il a fait ministre d’Etat en titre, une manière de prendre des assurances pour l’avenir ; et deux autres qui avaient été nommés gouverneurs de provinces, mais qui ont été limogés une fois le roi Salman arrivé au pouvoir.

L’on voit donc prendre forme une stratégie clanique personnelle avec le roi Salman, avec un raffermissement du lignage sudaïri, et doublement avec la génération suivante, les deux petits-enfants positionnés en tant qu’héritiers étant eux-mêmes issus de sous-clans du lignage sudaïri par leurs pères respectifs. Comme on l’a évoqué plus haut, le prince Mohammed bin Nayef est son neveu, fils de son frère germain décédé, le prince Nayef. Il est aujourd’hui ministre de l’Intérieur et, à ce titre, il a mené une lutte impitoyable contre al-Qaïda dans le royaume et il en connaît tous les rouages de sécurité. Le sous-clan Salman pour sa part est en train de s’affirmer grâce à son père. Cependant, tout cela a été vécu par les autres clans comme une sorte de mini-putsch. Les tensions sont extrêmement fortes entre les membres de la famille royale. Il y a quelque 200 grands princes, qui sont des Altesses royales, dont une vingtaine constitue un groupe restreint de potentiels impétrants pour le trône.

Là où le roi Salman a été assez habile pour assurer l’affirmation de son propre lignage et son sous-clan sudaïri, est qu’il n’a pas directement nommé son fils « prince héritier » mais le prince Mohammed bin Nayef, son neveu. Le nouveau roi Salman avait dans un premier temps nommé comme « prince héritier » le prince Moqren, l’un des derniers représentants de la première génération, qui a été contraint de se retirer après avoir été démis le 29 avril 2015 au profit précisément du prince Mohammed bin Nayef. Cela traduit de fait des tensions très fortes au sein de la famille royale. Son fils Mohammed bin Salman avait en outre préalablement été nommé ministre de la Défense dès son accession au trône en janvier 2015. Il n’a pas une grande expérience du fait de son jeune âge puisqu’il s’agit d’un trentenaire, il n’a d’ailleurs jamais exercé de gouvernance de province, et a fait ses études exclusivement en Arabie saoudite. Il a mis la main sur un domaine initialement réservé au clan Sultan, lequel avait été marginalisé avec le limogeage par feu le roi Abdallah du prince Bandar bin Sultan. Finalement, le « rêve royal » du clan sudaïri se poursuivrait avec les deux sous-clans susmentionnés, ceux de bin Nayef et de bin Salman. On dit que les deux cousins germains se détestent cordialement, mais chacun a sans doute besoin de l’autre. Ils se sont de fait répartis les attributs du pouvoir en définissant chacun leur périmètre de compétences : l’un, Mohammed bin Salman avec le volet armée et défense, d’où l’aventure yéménite dont les attendus plus qu’incertains soulèvent d’ailleurs beaucoup de questions sur sa pertinence stratégique ; l’autre, Mohammed bin Nayef, avec le volet de la sécurité interne. Les deux princes ont en outre une double casquette, souvent occultée : Mohammed bin Salman est aussi le chef d’un « Conseil des Affaires économiques et sociales », et a préempté la présidence d’une nouvelle structure ad hoc chapeautant l’Aramco, la compagnie pétrolière nationale qu’il prévoit d’ouvrir partiellement au capital privé après introduction en bourse, sans doute pour drainer des rentrées financières dont le royaume semble avoir besoin depuis la baisse des cours du brut. Mohammed bin Salman a pour sa part également la casquette de chef d’un « Conseil des Affaires politiques et de sécurité » du royaume (forces de police, forces spéciales du ministère de l’intérieur, nouvelle force spécifiquement dévolue à la protection des sites pétroliers…).

Pour l’heure, l’héritier actuel du roi Salman n’est donc pas son fils, mais son neveu, son fils n’étant encore que « vice-prince héritier ». Mais, par-delà les rumeurs plus ou moins insistantes de la possibilité d’un nouveau mini-putsch qui limogerait le prince Mohammed bin Nayef de son poste de « prince héritier » au profit du jeune Mohammed bin Salman, il y a peut-être un calcul de la part du roi : en nommant dans cet ordre les deux cousins germains, il a pu considérer que cela ne constituait pas nécessairement un obstacle pour son propre fils sur sa route vers le trône. Certes, s’il venait à décéder, c’est Mohammed bin Nayef qui monterait sur le trône. Mais il se trouve que Mohammed bin Nayef n’a pas de fils, et donc pas de successeur potentiel qui pourrait prolonger le sous-clan bin Nayef. En outre, il a de l’expérience, et il pourrait alors servir de mentor à l’autre, qui n’en a pas encore suffisamment.

Quelle est la légitimité de la dynastie ?

Cela répond à une question plus vaste, qui touche à celle de l’opinion publique saoudienne si tant est que cette expression ait un sens dans le royaume saoudien qui est une monarchie absolue prenant la forme d’une théocratie sunnite. La question de la légitimité de la dynastie saoudienne ne se réduit pas, de fait, à un problème successoral au sens technique du terme. Formellement, il y a des contestations d’arbitrage au sein de la famille royale, mais ce n’est pas à proprement parler une question de légitimité, plutôt celle relative à l’équilibre des pouvoirs. La question de la légitimité renverrait plutôt à celle de la pérennité du régime, qui ne se résume pas au problème stricto sensu de la succession. Qu’en est-il en interne par rapport à la population du royaume travaillée par des tensions contradictoires, ainsi qu’en externe face aux bouleversements et aux mutations géopolitiques de l’environnement régional ? Cela suscite beaucoup d’interrogations. En ayant acté le passage à la deuxième génération, une partie du problème, celui du handicap posé par ce qui relevait d’une forme de gérontocratie structurelle, a été résolu. Ce qui ne l’est pas en revanche c’est le problème de la stabilité du royaume avec sa potentielle déstabilisation, donc de la pérennité de la dynastie saoudienne en tant que telle. Il suffit de relever le récent discours du calife auto-proclamé Abou Bakr al-Baghdadi diffusé le 27 décembre 2015 et appelant ouvertement à renverser la famille royale, sans parler du problème constitué par la minorité chiite dans la province orientale du royaume qui se trouve être également la province pétrolière, donc éminemment stratégique.

Comment expliquer la décision de l’exécution de 47 personnes dont le cheikh chiite Nimr al-Nimr ?

C’est peut-être un message de fermeté à double détente. Dans le contexte des menaces de déstabilisation interne du royaume, la décision de l’exécution de Nimr al-Nimr est probablement largement imputable à Mohammed bin Nayef, car l’exécution de la sentence relève de son périmètre sécuritaire. Il y aurait là comme un double calcul, un double message. Sur 47 personnes exécutées le 2 janvier 2016, 4 sont certes des chiites, mais les autres sont des sunnites liés à al-Qaïda, dont Fares al-Shuwail que des médias saoudiens ont présenté comme étant un leader religieux d’Al-Qaïda en Arabie saoudite, arrêté en août 2004 lors de la campagne terroriste d’Al-Qaida. C’est la première fois qu’une « tête » religieuse sunnite, au sens propre comme au sens figuré, est décapitée, depuis l’exécution de Jouhaimane al Otaibi, condamné à mort pour avoir été à l’origine de la sanglante prise de La Mecque en novembre 1979 et décapité avec 62 coreligionnaires le mois suivant. Pour le pouvoir saoudien, avec l’exécution de Fares al-Shuwail, il s’agissait sans aucun doute de faire un exemple inédit. C’est sans doute l’exécution la plus significative depuis de celle d’Otaibi il y a près de 40 ans, ce qui est tout sauf anodin.

Il semble somme toute évident que les autorités saoudiennes ne pouvaient pas exécuter que des sunnites, en raison notamment de l’opinion interne saoudienne, qui est farouchement anti-chiite, laquelle était déjà susceptible de succomber aux sirènes d’al-Qaïda, et maintenant de Daech. En effet, les dirigeants craignent de plus en plus d’être débordés sur leur « droite », par une forme de « suprémacisme » sunnite incarné désormais par Daech. De fait, il y a une forme de « daechisation » rampante dans la société saoudienne, qui semble de plus en plus importante et qui est largement occultée. Il s’agit donc de montrer à leur opinion qu’ils demeurent les plus ardents défenseurs de l’ultra-orthodoxie sunnite. De ce point de vue, c’est un marqueur de légitimité. S’il fallait sans doute donner des gages à la population, cela ne veut pas dire que l’exécution de Nimr al-Nimr n’était pas justifiée du point de vue des dirigeants : il avait été condamné, et c’était donc également un avertissement à la communauté chiite de la province orientale, le message étant que le régime ne fera preuve d’aucune faiblesse vis-à-vis de quiconque se risquerait à vouloir déstabiliser le royaume, même si paradoxalement cet excès de répression peut apparaître à certains égards comme un certain aveu de faiblesse. Il y a aussi un message au deuxième degré à ceux qui pourraient soutenir en arrière-plan les chiites saoudiens, à savoir l’Iran chiito-perse.

Un risque d’embrasement entre sunnites et chiites dans la région est-il possible ?

L’Arabie saoudite a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran, suite au pillage de son ambassade à Téhéran. Ce n’est pas la première fois que les relations sont rompues, elles l’ont été entre 1987 et 1991 en raison des émeutes de La Mecque, fomentées par les Pasdarans qui avaient poussé les pèlerins iraniens à faire une insurrection, ce qui a eu pour conséquence une rupture des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Aujourd’hui, le contexte est différent, une forme de conflictualité confessionnalisée a gagné toute la région, et qui explique les réactions des pays sunnites du CCG, qui ne sont pas tous sur la même ligne. Il y a ceux qui ont rompu : Bahreïn, dont 70% de la population est chiite, a réagi immédiatement. Pour rappel, en mars-avril 2011, l’armée saoudienne était intervenue à Bahreïn en soutien à la dynastie des al-khalifa, pour éviter une déstabilisation de l’extérieur. L’autre pays, qui a réagi de façon plus tardive, et qui n’a pas rompu totalement ses relations mais qui a rappelé son ambassadeur, est le Koweït. C’est un alignement cependant avec l’Arabie saoudite même s’il n’y a pas de rupture des relations. Enfin, le Qatar, et la Jordanie, qui a convoqué l’ambassadeur iranien, mais sans rappel.

Globalement, l’on peut constater que ceux qui sont les moins engagés, qui n’ont pas souhaité couper les relations, sont ceux qui ont des minorités chiites souvent persanes et non pas arabes, comme les Emirats arabes unis et comme le Koweït. Ces pays s’alignent avec l’Arabie saoudite, mais gardent cependant des liens minimaux avec l’Iran.
Quant à la Turquie, elle soutient totalement Riyad, sur le principe du sunnisme orthodoxe.
Il y a eu également la rupture des lignes aériennes et l’arrêt des relations économiques, mais cela est plus du registre du symbolique, il ne s’agit pas de se déclarer la guerre.

Pour en revenir à l’éventualité d’un embrasement, on peut dire qu’une onde de choc a donc balayé la région, avec des manifestations violentes. On peut dire que le risque d’embrasement est déjà présent, en particulier dans des théâtres où sont menées des guerres par procuration : Irak, Syrie et Yémen. Le Liban en revanche n’est pas touché, car les Saoudiens et les Iraniens ont décidé que le Liban ne devait pas être à nouveau une poudrière.

Quelle analyse portent la Ligue arabe et les Etats-Unis sur ces événements ?

La Ligue arabe, réunie le 10 janvier 2015, a manifesté sa « solidarité totale » avec Riyad face aux « actes hostiles » de l’Iran en référence au sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran et au consulat saoudien de Machad. La Ligue arabe a par ailleurs qualifié les déclarations de l’Iran chiite au sujet de ces exécutions « d’ingérence flagrante » dans les « affaires internes du royaume » saoudien, la puissance régionale sunnite. Le communiqué final de la Ligue arabe avait en tous les cas été adopté à l’unanimité des membres de la Ligue arabe nonobstant les réserves émises par l’Irak et le Liban.

Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) avait préalablement apporté son « soutien total » à l’Arabie saoudite avant de s’aligner sur la ligne saoudienne de rupture des relations diplomatiques, à l’instar de Bahreïn - royaume majoritairement peuplé de chiites mais dirigé par une dynastie sunnite -, ou à tout le moins de manifester une forme de solidarité en effectuant le rappel des ambassadeurs, comme pour le Koweït ou les Emirats arabes unis souhaitant sans doute ne pas couper tous les ponts du fait de la présence en leur sein de minorités chiites souvent persanophones.

Du coté des Occidentaux, l’on a pu noter de la part des Etats-Unis une grande prudence, une forme d’inquiétude, un certain embarras. Barack Obama s’est exprimé, comme d’autres chefs d’Etat, appelant chacun à faire des efforts pour éviter une dégradation de la situation. Personne ne souhaite en effet alimenter la poudrière, et ce alors même que les Etats-Unis prennent leurs distances avec la région en général, et l’Arabie saoudite en particulier.

Cet embarras de la communauté internationale est aussi la manifestation du manque de prise sur les événements, le contexte ayant changé avec le développement de logiques endogènes et une forme d’autonomisation des Etats régionaux qui sont moins subordonnés à de grandes puissances extérieures et qui ont leurs propres agendas. Ce phénomène est relativement nouveau. Cela pose bien entendu des problèmes inédits, car les Occidentaux ont moins de prise sur les événements qu’il y a 20 ou 30 ans. En outre, avec la perception accrue d’une forme de retrait américain, la nature ayant horreur du vide en géopolitique comme en physique, cela alimente ces agendas régionaux.

Qu’en est-il de la situation économique saoudienne, en particulier en lien avec la baisse des prix du pétrole ?

La situation économique du royaume est en passe de devenir problématique, effectivement en lien avec la baisse des prix du pétrole. La « stratégie baissière » a été élaborée à l’initiative de Riyad à l’été 2014, à l’époque où le prix du baril était parvenu à un sommet. Or, les recettes pétrolières forment 90% des revenus du royaume et représentent 75% des recettes budgétaires de l’Etat. En 2015, le déficit s’est de fait élevé à 98 milliards de dollars (soit 11 % du PIB), et pour l’année en cours, il a été anticipé à 87 milliards de dollars. C’est moins que les 130 milliards prévus par le FMI (ce qui aurait représenté 20% du PIB) dans une étude d’octobre 2015, mettant en garde contre le fait qu’à ce rythme de dépenses, il n’y aurait plus de réserves de pétro-dollars (initialement de quelque 750 milliards de dollars à leur plus haut et encore estimées aujourd’hui à quelque 630 milliards de dollars) à échéance de 5 ans. C’est donc le signe d’une dégradation très importante de la situation économique, et éminemment dangereuse pour la stabilité sociale d’un royaume caractérisé par une « Etat-providence » extrêmement généreux et dispendieux : les Saoudiens se piègent d’une certaine manière eux-mêmes en jouant avec le cours du pétrole.

Concernant les raisons supposées ayant motivé cette « stratégie baissière », il y a la raison officielle avancée par l’Arabie saoudite de la nécessité de la préservation de ses parts de marché menacée d’érosion en raison d’une surabondance d’Or noir induite par une baisse de la demande imputable à la crise économique concomitante à l’inondation du marché pétrolier par certains acteurs hors-OPEP. Derrière cet argument officiel, il y aurait une autre stratégie, celle de pénaliser les coûts de production des concurrents, avec en arrière-plan un calcul géopolitique. D’aucuns ont estimé que cela visait notamment la Russie et l’Iran pour leur soutien au régime de Bachar al-Assad. Dans le cas de la Russie, cela sanctionnerait l’échec d’une proposition formulée par le prince Mohammed bin Salman à l’adresse de Vladimir Poutine pour faire une transaction sur la Syrie : Riyad aurait proposé de faire remonter les prix du brut qui constitue une grande part des recettes budgétaires de Moscou par ailleurs en proie aux sanctions pour son annexion de la Crimée en mars 2014, en échange d’une révision du soutien russe inconditionnel au régime de Damas. Vainement semble-t-il. Ce n’est qu’une rumeur, mais qui n’est pas forcément totalement irréaliste. Le deuxième objectif supposé viserait l’Iran, mais c’est largement à relativiser, Téhéran étant alors encore sous sanctions et embargo pétrolier.

L’objectif aurait donc plutôt été de toucher les Etats-Unis et leur production des shale oil (« gaz de schistes »). En effet, en développant ces shale oil, les Etats-Unis ambitionnaient explicitement de parvenir à l’indépendance énergétique, et ils sont en voie de réussir ce pari. Depuis le 11 septembre, leur but semble être de ne plus dépendre du pétrole saoudien. Le « pacte du Quincy » du 14 février 1945 - ce big deal liant pour le meilleur et pour le pire l’Arabie saoudite réservant le monopole de son pétrole aux Etats-Unis, lesquels en contrepartie assuraient en dernier ressort la sécurité du royaume - est implicitement caduc. Ne plus bénéficier de la protection américaine demeure la hantise des Saoudiens, ce qui les aurait conduit à dissuader les Etats-Unis de poursuivre dans cette voie d’indépendance énergétique. Or, ils n’ont pas vu que les Etats-Unis étaient prêts à mettre le prix avec le gaz de schiste. Le premier producteur mondial de pétrole aujourd’hui n’est plus systématiquement l’Arabie saoudite, les Etats-Unis peuvent prétendre à la première place. D’ailleurs, pour la première fois depuis 1973, le président Barack Obama a autorisé les majors américaines à exporter à partir de 2015 du pétrole ultraléger, ce qui revient à abroger de facto le vieil embargo instauré lors du 1er choc pétrolier et censé garantir l’indépendance énergétique américaine.

La « stratégie baissière » qui devait stériliser la « révolution des shale oil » n’est donc pas un succès pour Riyad. Les Etats-Unis n’ont pas renoncé à les exploiter en dépit de la hausse du coût de production et l’Arabie saoudite a perdu beaucoup d’argent. Le résultat est donc budgétairement douloureux, les rentrées fiscales ont été amputées, le pétrole ayant perdu 70% depuis l’été 2014.

Cela a évidemment un impact direct sur les marges de manoeuvre financières du royaume. Le roi Salman a ainsi prononcé, le 29 décembre 2015, un discours annonçant la fin de l’islam de la tharwa (« opulence ») avec la programmation de coupes dans les subventions à la population, l’augmentation de 50% à 70% du prix de certains carburants (avec un prix du litre à la pompe dérisoire et encore moins cher que celui de l’eau). Il n’y a plus de « corne d’abondance » comme cela a jusque-là été le cas. Or, il y a le problème du financement des besoins et attentes croissantes de la population, 50% des Saoudiens ayant moins de 25 ans, le taux d’accroissement naturel de la population demeurant élevé. Le budget de la santé et des diverses subventions représente près de 40% du budget du royaume et ce, alors que le budget sécuritaire est en passe d’être augmenté au niveau de 25% du total. Se pose donc le problème de la stabilité sociale à moyen et long terme dans la mesure où il n’est plus possible de distribuer impunément de l’argent comme feu le roi Abdallah avait pu le faire (quelque 130 milliards de dollars) pour anesthésier toute forme de contestation sociale dans le prolongement des « printemps arabes » qui avaient tétanisé les pétro-monarchies en général et l’Arabie saoudite en particulier. C’est peut-être là que l’on retrouve l’option d’une « libéralisation » de l’économie revendiquée par le prince bin Salman avec l’éventualité de l’ouverture partielle au privé du capital de l’Aramco - le géant pétrolier national qui est également la première entreprise pétrolière au monde du fait de ses immenses réserves -, et d’une entrée de l’entreprise nationale en bourse pour lever des fonds qui commenceraient à faire cruellement défaut au royaume.

Publié le 19/01/2016


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.


 


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