Appel aux dons samedi 30 novembre 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/3514



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3100 articles publiés depuis juin 2010

lundi 2 décembre 2024
inscription nl


Accueil / Portraits et entretiens / Entretiens

Entretien avec David Rigoulet-Roze - La position d’Israël sur la guerre en Ukraine (2/2)

Par David Rigoulet-Roze, Ines Gil
Publié le 21/04/2022 • modifié le 03/05/2022 • Durée de lecture : 10 minutes

David Rigoulet-Roze

Lire la partie 1

L’Etat hébreu compte de nombreux Israéliens qualifiés de « Russes » par les autres Israéliens, qu’ils soient « russophones » ou « ukrainophones », lesquels sont d’ailleurs eux-mêmes souvent « russophones ». Y a-t-il des débats au sein de cette communauté sur la guerre en Ukraine ?

Des débats existent effectivement. En Israël, on compte deux partis russophones : c’est d’une part Israel Beitenou (« Israël, notre maison ») fondé en 1999 par Avigdor Lieberman, né à Chisinau dans la Moldavie de l’ancienne Union soviétique, arrivé en Israël en 1978. C’est un laïc et un ultra-nationaliste ayant fait défection du Likoud, sans doute pour la question de la sécularisation car Avigdor Lieberman critique régulièrement le poids du religieux en Israël ; d’autre part Israel Ba’aliyah (« Israël pour l’Aliyah ») fondé en 1996 par Nathan Sharansky, un ancien refuznik (« opposant ») né à Donetsk dans le Donbass au cœur de la guerre actuelle en Ukraine, et arrivé en Israël en 1986 avec son aura de réfugié politique. Ce parti a intégré le Likoud en 2003. La particularité de cet électorat est qu’il est généralement plutôt éduqué (avec un nombre important d’ingénieurs et de chercheurs qui ont largement participé au développement de la start-up nation, d’enseignants, de médecins), laïc, nationaliste et plutôt de droite.

Cette question entre l’Ukraine et la Russie est donc aujourd’hui un sujet très sensible et clivant parmi les russophones. Animé par des pro-ukrainiens, un mouvement « anti-Poutine » avait manifesté pour la première fois dans la rue à Tel-Aviv le 26 février 2022, soit deux jours après le début de l’invasion russe de l’Ukraine [1]. Une cinquantaine de manifestants se tenait derrière une interminable banderole à bande bleue pour le ciel et jaune pour les champs de blé, au pied d’une tour de l’administration israélienne. Un rassemblement sans précédent depuis la guerre de Crimée. Avigdor Lieberman avait pour sa part déclaré que compte-tenu de la situation, « la meilleure chose à faire est de montrer profil bas ». C’est intéressant car habituellement, Avigdor Lieberman a des positions très affirmées. Cela traduit donc bien un certain malaise vis-à-vis de la communauté qu’il représente.

Pour Israël, c’est une sorte d’exercice d’équilibre. Il ne s’agit évidement pas d’abandonner les Ukrainiens face à l’invasion russe. Il y a une histoire juive ancienne ancrée dans la Shoah en Ukraine, qui fut le point de départ géographique de la « shoah par balles » à partir de 1941. C’est pourquoi la ministre de l’Intérieur Ayelet Shaked a été amenée à assouplir l’accueil des réfugiés ukrainiens. Ayelet Shaked a ainsi annoncé le 13 mars 2022 que les personnes fuyant l’Ukraine et ayant des parents en Israël ne seraient pas concernées par le plafond de 25 000 réfugiés mais non éligibles à la citoyenneté israélienne. La ministre avait expliqué que 20 000 d’entre eux se trouvaient déjà en Israël avant l’éclatement des hostilités et que 5 000 Ukrainiens supplémentaires seraient finalement acceptés. Cette décision avait été prise suite à de nombreuses critiques de la politique du gouvernement au sujet de l’accueil des réfugiés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du gouvernement. Ces réfugiés viendraient s’ajouter aux dizaines de milliers de personnes qui devraient arriver dans le pays depuis l’Ukraine et la Russie dans le cadre de l’immigration juive entraînée par la guerre [quelque 100 000 Juifs depuis l’Ukraine et la Russie seraient ainsi attendus dans le cadre du droit au retour pour ceux pouvant prouver avoir au moins un grand-parent juif, NDA]. Le ministre des Affaires de la diaspora Nachman Shai, l’un des nombreux membres de la coalition au pouvoir qui avaient protesté contre le plafond d’entrée initialement fixé, avait qualifié la nouvelle politique de « trop peu, trop tard ». Ayelet Shaked avait en effet déclaré, fin février 2022, qu’Israël n’accorderait pas l’entrée à plus de 5 000 réfugiés ukrainiens - qui ne sont pas éligibles à l’immigration - et leur permettrait de rester temporairement en Israël, aux côtés des quelque 20 000 ressortissants ukrainiens déjà dans le pays avant la guerre - la majorité d’entre eux séjourneraient illégalement sur le territoire - et qu’ils ne seraient pas expulsés [2]. Mais les statistiques incluaient alors ceux qui immigrent et qui sont éligibles en vertu de la « loi du retour », qui accorde la citoyenneté à toute personne ayant un grand-parent juif. L’acceptation d’un plus grand nombre de réfugiés ukrainiens en Israël avait été vivement débattue dans le pays et au sein du gouvernement durant la première quinzaine de mars 2022, alors que l’indignation s’était également accrue face au traitement réservé à ceux arrivés à l’aéroport Ben Gourion, dont certains avaient été bloqués pendant plusieurs heures. Le ministre des Finances Avigdor Liberman avait lui-même déclaré, le 13 mars, qu’Israël devait autoriser l’entrée de tous les réfugiés ukrainiens arrivant dans le pays. « Quand les canons se font entendre, nous devons accepter tous ceux qui fuient dont la vie est en danger », avait-il déclaré au site d’information Walla (« Aujourd’hui »). Et de conclure : « Quand les tirs s’arrêteront, il faudra arrêter d’accepter des réfugiés, mais à l’heure actuelle, il y a danger de mort, des gens viennent de toutes sortes d’endroits où se livrent des combats… Il n’y a aucun danger qu’ils s’installent ici pour trouver un emploi », avait-il ajouté. « Nous devons laisser entrer ceux qui arrivent ». Face à cette pression de l’opinion, la ministre Ayelet Shaked avait précisé : « Un plafond sera maintenu, mais […] il a été décidé que les réfugiés ayant des proches en Israël, seraient exemptés du quota ». Mais il n’a pas été clairement indiqué quel degré de parenté serait nécessaire pour être admissible, ni quelle preuve serait requise. La plupart des réfugiés ukrainiens arrivant en Israël auraient néanmoins déjà de la famille et/ou des amis dans le pays. Le Premier ministre Naftali Bennett n’avait pu que se féliciter de l’annonce de sa ministre de l’Intérieur déclarant que, si l’objectif principal d’Israël était d’aider les immigrants, « en même temps, le moment où nous nous trouvons nous oblige à tendre la main et à être un refuge, même temporaire, pour les personnes qui ont échappé à la guerre et ont des parents ici en Israël, qui peuvent être leur soutien en cette période difficile » [3].

Comment a été reçue en Israël la prétendue « dénazification » de l’Ukraine voulue par Vladimir Poutine et perçu le rapprochement de la situation en Ukraine avec l’Holocauste par le président Volodymyr Zelenski ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’en Ukraine, le président Volodymyr Zelensky - qui évoque, certes rarement, son ascendance juive en tant que juif laïc [4] -, l’emblématique maire de Kiev Vitali Klitschko qui déclare « avoir du sang juif dans les veines », mais aussi le chef de l’opposition [5] Vadim Zinovyevich Rabinovich au sein du Verkhovna Rada (« parlement national ukrainien »), sont au moins en partie d’ascendance juive. Cela montre le paradoxe, sinon l’inanité, d’une telle déclaration de la part du président russe. Pour développer ses arguments, Vladimir Poutine invoque des zones d’ombre dans l’Histoire du pays et l’instrumentalise à dessein. C’est le cas avec le « bataillon Azov ». Ce groupe ultra-nationaliste formé en mai 2014 pour lutter contre les pro-Russes en Crimée et dans le Donbass, surnommé « le Corps noir » et stigmatisé comme ouvertement « néo-nazi », mais intégré en septembre 2014, justement pour mieux le contrôler, à la garde nationale d’Ukraine, est très combattif aujourd’hui dans le Sud du pays, notamment à Marioupol. C’est également le cas lorsqu’il renvoie aux crimes des miliciens ukrainiens mobilisés par la SS dans le 201ème bataillon Schutzmannschaft dont les membres issus du mouvement OUB (Organisation des nationalistes Ukrainiens) du pro-nazi Stephan Bandera avaient activement participé au massacre de 33 771 Juifs dans le ravin de Babi Yar à Kiev les 29 et 30 septembre 1941, soit le plus grand massacre de la « Shoah par balles ». Mais invoquer ces éléments aujourd’hui pour justifier l’invasion de l’Ukraine n’a aucun sens et constitue une injure à la mémoire des victimes [6].

Cette Histoire juive de l’Ukraine a, de fait, été maladroitement sollicitée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky quand il s’était exprimé par visio-conférence le 20 mars 2022 devant les élus de la Knesset (« Parlement » israélien). Il avait évoqué une « solution finale » en Ukraine, affirmant que Poutine avait créé une « question ukrainienne » et que sa finalité serait de faire disparaître le peuple ukrainien. C’est ce qui justifiait sa demande réitérée de pouvoir bénéficier du système israélien Iron Dome (« Dôme de fer ») : « Ces systèmes de défense sont les meilleurs au monde et pourraient aider notre peuple à sauver des vies d’Ukrainiens et de juifs ukrainiens ». Volodomyr Zelensky était même allé jusqu’à comparer la situation en Ukraine à un « génocide », ce qui n’avait pas manqué de susciter de vives réactions parmi certains parlementaires israéliens qui avaient critiqué la banalisation du terme « génocide ». D’autant plus que certains ont eu - à tort ou à raison - le sentiment que Volodymyr Zelensky tentait d’utiliser son identité juive pour instrumentaliser le dossier de la guerre en Ukraine et faire pression afin d’obtenir un soutien plus affirmé d’Israël. Certains élus ont désavoué sa comparaison de la Russie avec l’Allemagne nazie comme étant à la fois offensante et « exaspérante ». « Sa critique d’Israël était légitime, tout comme ses attentes croissantes envers nous, mais pas sa comparaison exaspérante et ridicule avec l’Holocauste et sa tentative de réécrire l’Histoire et d’effacer le rôle du peuple ukrainien dans les tentatives d’extermination du peuple juif », avait ainsi déclaré le chef du HaTzionut HaDatit (« Parti sioniste religieux »), Bezalel Smotrich. Le ministre israélien des Communications, Yoaz Hendel, avait tweeté que s’il « soutient le peuple ukrainien dans son cœur et dans ses actes… la comparaison avec les horreurs de l’Holocauste et la solution finale est scandaleuse ». En allant plus loin, Yuval Steinitz, membre du Likoud, avait estimé que la déclaration du président ukrainien « [frôlait] la négation de l’Holocauste ». En ajoutant : « La guerre est toujours une chose terrible… mais toute comparaison entre une guerre régulière, aussi difficile soit-elle, et l’extermination de millions de Juifs dans des chambres à gaz dans le cadre de la Solution finale est une déformation complète de l’Histoire ». Le président du mémorial national israélien de l’Holocauste Yad Vashem (« Un monument et un nom »), Dani Dayan, avait également critiqué les commentaires de Zelensky comme une « déformation » [historique, NDA] : « Le discours de propagande accompagnant les hostilités actuelles est saturé de déclarations irresponsables et de comparaisons complètement inexactes avec l’idéologie et les actions nazies avant et pendant l’Holocauste », avait-il déclaré. Avant de conclure : « Yad Vashem condamne cette banalisation et cette déformation des faits historiques de l’Holocauste » [Près de 1,6 million de juifs ont été exterminés en Ukraine lors de la « Shoah par balles »]. Le président Volodymyr Zelensky avait dû rapidement nuancer ses propos plutôt mal compris en Israël, en précisant : « Bien sûr Israël a ses propres intérêts et sa stratégie pour protéger ses citoyens. Nous comprenons tout cela » [par rapport au souci de l’Etat hébreu de ménager Moscou, NDA].

Les questions sécuritaires internes sont aujourd’hui devenues une priorité en Israël. Le conflit en Ukraine passe-t-il au second plan ?

Le conflit en Ukraine n’est pas secondaire dans la mesure où il engage indirectement la sécurité d’Israël au sens large [7]. Mais l’opinion publique israélienne est surtout obsédée par sa sécurité quotidienne que la multiplication des attentats fragilise. Ces dernières semaines, pas moins de quatre attentats ont été perpétrés dans les villes israéliennes en faisant 13 morts et 125 : le premier, le 22 mars, à Beer Sheeva ; le deuxième le 27 mars à Hadera - tous deux apparemment revendiqués par Daech via le site Al-Naba - ; le troisième le 29 mars à Bneir-Brak ; et le quatrième le 7 avril en plein centre de Tel-Aviv, ces derniers semble-t-il imputables au Djihad islamique. La problématique sécuritaire interne prend le pas sur toute autre considération dans le débat politique israélien et c’est là que l’on retrouve la variable iranienne dans la mesure où le Djihad islamique gravite dans la nébuleuse des groupes soutenus par Téhéran dans son affrontement avec l’Etat hébreu.

Publié le 21/04/2022


David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


Zones de guerre

Israël

Politique