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Entretien avec David Amsellem – L’enjeu du gaz au Moyen-Orient

Par Allan Kaval, David Amsellem
Publié le 31/07/2013 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Carte des gisements off-shore exploités et récemment découverts

SGRA VAB/PC/VL / AFP

Quel rôle l’enjeu gazier joue-t-il dans le conflit syrien ?

L’enjeu gazier dans ce conflit se situe essentiellement à un niveau régional. La situation géographique du pays, frontalier à l’Irak, à la Turquie et disposant d’une large façade maritime, lui permet d’être un couloir énergétique idéal pour le transit de gaz du Moyen-Orient vers l’Europe. En 2009, l’émir du Qatar proposait ainsi à Bachar El-Assad la construction d’un gazoduc reliant leurs deux pays en passant par l’Arabie saoudite et la Jordanie afin d’acheminer le gaz du gisement North Dome, situé dans le golfe persique, vers l’Europe. Or, le Qatar partage une partie de ce gisement avec l’Iran, un allié privilégié de la Syrie. Pour cette raison, Damas a refusé le projet qatari et a signé en 2011 avec la République islamique un accord pour la construction d’un gazoduc reliant l’Iran à la Syrie en passant par l’Irak. Ces enjeux gaziers doivent être pris en considération dans l’actuel rapport de force entre grandes puissances sur la résolution du conflit syrien. La chute de Bachar El-Assad souhaitée par les États-Unis et l’Union européenne relancerait le projet de gazoduc qatari dont l’émir est un allié privilégié des Occidentaux.

La découverte de gisements gaziers en Méditerranée orientale a donné lieu à une recomposition des alliances entre pays riverains comme vous l’avez vous-même exposé dans une publication récente [1]. Qu’en est-il aujourd’hui alors que la stratégie turque en direction du Proche-Orient arabe paraît condamnée, que les relations entre Ankara et Israël semblent opérer un nécessaire retour à la normale et que le rapprochement gréco-turc est toujours d’actualité ?

Entre 2010 et 2012 en effet, on assistait à une recomposition des alliances en Méditerranée orientale. L’alliance israélo-turque connaissait sa plus grave crise depuis le début des années 1990, ce qui a permis un rapprochement de l’État hébreu avec Chypre puis la Grèce ; ces derniers entretenant des conflits historiques avec Ankara. En toile de fond de ces changements d’alliances, il y a avait la découverte d’abondants gisements de gaz au large des côtes israéliennes en 2009 (Tamar, 250 milliards de m3) et en 2010 (Léviathan, 450 milliards de m3) puis au large de Chypre en 2012 (Aphrodite, 200 milliards de m3). En plus des désaccords politiques entre Israël et la Turquie (opération israélienne à Gaza en 2009, flottille pour Gaza en mai 2010) s’ajoutait donc une querelle énergétique liée à l’accord de délimitation maritime israélo-chypriote de 2010 ; la Turquie reprochant à Israël et Chypre de ne pas avoir consulté la République Turque de Chypre Nord, reconnue seulement par Ankara.
Mais au mois de mars 2013, à l’initiative du président américain Barack Obama en visite en Israël, Benyamin Netanyahou relançait le dialogue israélo-turc en appelant son homologue, Receip Erdogan. Ce dégel intervient au moment où la diplomatie turque orientée vers le Proche-Orient arabe depuis plusieurs années est en difficulté due à l’instabilité régionale (printemps arabes, guerre civile en Syrie, régime de sanctions en Iran). Pragmatique, Receip Erdogan semble ne pas avoir renoncé totalement à ses alliances avec l’Occident.

La résolution du conflit israélo-palestinien aura-t-elle à pâtir de la découverte des gisements israéliens ?

La découverte de gisements de gaz en Méditerranée orientale n’a jamais constitué un élément déterminant dans la résolution du conflit israélo-palestinien, à l’inverse du statut de Jérusalem, des réfugiés palestiniens ou encore des frontières. Toutefois, on peut rappeler qu’il y a eu une tentative d’accord énergétique entre Israéliens et Palestiniens au sujet d’un gisement de gaz découvert en 2000 par la compagnie British Gas (Gaza Marine). Cela aurait pu relancer les négociations de paix entre les deux acteurs en confit, mais malgré des années de négociations, les partis n’ont jamais réussi à s’entendre, autant pour des raisons politiques (crainte que les revenues de la vente financent les groupes terroristes palestiniens) qu’économiques (selon British Gas, Israël proposait un prix d’achat trop bas).

Ces mêmes gisements sont-ils susceptibles d’aggraver la crise libanaise, elle-même intrinsèquement liée à la guerre syrienne ?

La crise qui secoue actuellement le Liban résulte d’une opposition entre les Libanais chiites et sunnites au sujet de la guerre civile en Syrie. Le Hezbollah chiite soutient le régime de Bachar El-Assad (lui-même étant alaouite, une branche de l’Islam chiite), alors que les Libanais sunnites soutiennent l’opposition. La question du gaz naturel n’intervient donc pas dans ces affrontements internes. En revanche, la découverte de gaz par Israël aggrave les relations israélo-libanaises puisque les deux pays ne s’entendent pas sur la délimitation de leur frontière maritime, jetant un flou sur un espace vaste de 850 km² au large de leurs côtes. Mais ici, le problème ne concerne pas les gisements israéliens puisque dans les cartes publiées par le Liban, celui-ci les inclut à l’intérieur de la ZEE israélienne. L’enjeu se situe en revanche dans le sous-sol du territoire maritime contesté où de probables gisements pourraient se trouver. Jusque-là, les tentatives de médiations (ONU, Chypre) ont échoué et ni Israël ni le Liban ne semblent se résigner à abandonner ce territoire : le premier a déjà octroyé un bloc de concession à des compagnies privées dans la zone (l’américain Noble et l’israélien Delek), tandis que le second s’apprête à le faire. L’intervention très récente des États-Unis pourrait permettre de trouver un accord et ainsi d’éviter l’escalade du litige.

Quel avenir pour la production gazière égyptienne avec l’instabilité qui prévaut dans le pays et la marche d’Israël vers l’indépendance énergétique ?

Malgré d’importantes réserves de gaz naturel (plus de 2000 milliards de m3), la situation gazière de l’Égypte reste précaire alors que le pays utilise massivement cette ressource dans son mix énergétique (49%) et électrique (70%). Depuis 2005 en effet, Le Caire exporte d’importantes quantités de gaz vers l’Europe (sous forme liquide) et vers le Proche-Orient via l’Arab Gas Pipeline. Depuis quelques années, l’Égypte a donc de plus en plus de mal à satisfaire son marché intérieur et en 2010 et 2011, le secteur électrique égyptien peinait à obtenir un approvisionnement régulier en gaz, causant plusieurs pannes de courant au Caire. Par conséquent, entre 2009 et 2011, les livraisons vers Israël, la Jordanie, la Syrie et le Liban ont été en dessous des engagements contractuels ; de même pour les exportations de gaz liquide. Dans ce contexte, l’instabilité dans le Sinaï depuis la chute d’Hosni Moubarak en février 2011 (attaque contre l’Arab Gas pipeline) offre au secteur énergétique égyptien les prétextes idéals pour réduire ses exportations tout en se défaussant sur les groupes bédouins ou islamistes. Cette situation est finalement une bonne chose pour le secteur gazier égyptien.

Comment l’Iran peut-il capitaliser sur ses ressources en gaz malgré les sanctions ?

Depuis 2011, le régime de sanction contre l’Iran affaiblit effectivement son secteur énergétique, néanmoins, Téhéran continue d’exporter son gaz naturel en direction de la Turquie (85%) puis vers l’Azerbaïdjan et l’Arménie. À terme, l’Iran pourrait également exporter son gaz vers l’Europe grâce au projet Nabucco (gazoduc reliant la Turquie à l’Europe), et même si d’ici là le régime de sanction perdure, rien n’empêchera la Turquie d’exporter vers l’Europe du gaz importé d’Iran. Si ce scénario se produit, la Russie pourrait être la plus pénalisée puisque celle-ci considère le marché européen comme la chasse gardée de Gazprom. Notons d’ailleurs que les sanctions de l’ONU contre l’Iran confortent le secteur gazier russe et explique certainement que Moscou ne s’y soit pas opposé.

L’exportation du gaz azerbaïdjanais vers l’Europe via la Turquie est-elle susceptible de modifier l’échiquier énergétique moyen-oriental ?

Assurément. À l’origine, le gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum) devait permettre à l’Azerbaïdjan d’acheminer son gaz naturel vers l’Europe. Or, l’existence du BTE offre aussi de nouvelles perspectives pour les pays producteurs de gaz du Moyen-Orient, car contrairement au pétrole, le gaz naturel est une matière première qui circule essentiellement par gazoducs, ce qui réduit les marchés accessibles. Et même sous forme liquide, le transport ne se fait qu’au prix de lourds investissements aussi bien pour le pays importateur qu’exportateur (usine GNL, méthaniers, ports adaptés, etc.). Avec ce nouveau gazoduc reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie, des États producteurs de gaz du Moyen-Orient pourraient se connecter à l’un de terminaux du BTE pour accéder au marché européen. C’était précisément l’objectif du projet Nabucco avant l’application des sanctions contre l’Iran.

Comment les acteurs que concurrencent de manière accrue les États dans la région moyen-orientale pourront-ils s’appuyer sur les ressources gazières pour affirmer leur pouvoir ?

Traditionnellement, les richesses énergétiques sont l’affaire de deux types d’acteurs : l’État souverain qui contrôle l’ensemble de son territoire et les compagnies étrangères capables de les exploiter. Or dans certains pays, l’affaiblissement de l’État a permis l’émergence de nouveaux acteurs non-étatiques concurrents. C’est le cas au Kurdistan irakien qui obtient l’autonomie politique en 2005 dans un contexte de fragilisation du pouvoir central (chute de Saddam Hussein, mise en place d’un nouveau régime), alors que les autres régions majoritairement peuplées de Kurdes en Iran, Syrie et Turquie restent intégrées à leur État. De même au Sud-Liban, où l’absence de l’État libanais depuis 1982 (occupation israélienne) a permis au Hezbollah de s’y implanter durablement pour finalement s’y imposer lorsqu’Israël se retire du territoire en 2000. On peut enfin citer le cas du Hamas dans la bande de Gaza où l’on retrouve le même processus qu’au Sud-Liban : occupation israélienne depuis 1967, gestion limitée de l’Autorité palestinienne à partir de 1994, puis affirmation politique (vainqueur aux élections législatives de 2006) et militaire (putsch de 2007) dans l’ensemble du territoire de Gaza au moment du retrait israélien de 2005. Dans les trois cas, ces acteurs tentent de s’appuyer sur les ressources énergétiques du territoire qu’ils contrôlent pour se renforcer. Ainsi, le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak qui contrôle un territoire largement pourvu en pétrole considère que les gisements relèvent de son autorité, ce que conteste le pouvoir central à Bagdad. De même, le Hezbollah libanais intervient régulièrement dans la question de la délimitation maritime avec Israël et accuse le gouvernement libanais d’être trop faible avec l’État hébreu qui, selon lui, tente de s’approprier les richesses du pays. Le Hamas, enfin, a cherché à s’insérer dans les négociations entre l’Autorité palestinienne, British Gas et Israël au sujet de la vente de gaz issu de Gaza Marine pour s’assurer une source de revenus. La présence d’hydrocarbures sur un territoire peut donc être à l’origine d’un rapport de force interne où l’État (ou le pouvoir reconnu) doit composer avec de puissants acteurs non étatiques qui souhaitent tirer profit de ces ressources énergétiques pour se renforcer localement.

Site de David Amsellem : http://israelenergy.hypotheses.org

Publié le 31/07/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


Docteur en géopolitique, spécialiste des enjeux énergétiques, David Amsellem est l’auteur de "La guerre de l’énergie - la face cachée du conflit israélo-palestinien" (éd. Vendémiaire, 2011). Il est également consultant pour le cabinet de conseil, Cassini.


 


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