Appel aux dons dimanche 24 mars 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2310



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 28 mars 2024
inscription nl


Accueil / Portraits et entretiens / Entretiens

Entretien avec Daniel Meier – La situation au Sud-Liban et le positionnement du Hezbollah

Par Daniel Meier, Mathilde Rouxel
Publié le 25/11/2016 • modifié le 15/01/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Daniel Meier

Quelle est aujourd’hui la situation au Sud-Liban ?

Le Sud Liban se trouve aujourd’hui dans une situation de statu quo. Les tensions latentes dues au conflit irrésolu qui s’énonce sous un angle territorial – et portant notamment sur la question des fermes de Chebaa – persistent. La question des treize lieux de litiges dénoncés par les autorités libanaises sur la démarcation de la Blue Line peut mener à des conflits : on l’a vu au mois d’août 2010 avec le problème de l’arbre que l’armée israélienne a coupé par-dessus la technical fence près du village libanais d’Adaisseh. Les tireurs d’élite libanais ont ouvert le feu et tué un haut-gradé de l’armée israélienne et blessé un second : la réplique militaire israélienne contre l’armée libanaise ne se fait pas attendre. Nous ne sommes donc aujourd’hui pas à l’abri d’un nouvel embrasement ; il est important également de rappeler cette variable importante, selon laquelle le Liban ne reconnaît pas l’État d’Israël.

Le Sud Liban bénéficie cependant d’un adoucissement des tensions grâce au rôle de médiation de la FINUL, qui organise une fois par mois des réunions tripartites permettant une certaine coordination technique entre les armées israélienne et libanaise concernant la surveillance de la Blue Line. Néanmoins, par-delà ce travail de désengagement des conflits latents demeure le problème des fermes de Chebaa, dont la souveraineté est revendiquée par le Liban alors que les Nations unies placent ce territoire en Syrie. Du côté israélien, on voit mal aujourd’hui quelle force politique serait susceptible de provoquer le retrait des troupes israéliennes de cette zone. S’étendant sur moins de 40 km², elle apparaît en effet comme une zone stratégique par son accès à des ressources en eau. La présence de leur armée sur ce territoire leur permet de contrôler le débit d’eau du côté israélien ; il s’agit en effet de l’une des plus grandes ressources d’eau douce dans cette région aride et se présente ainsi comme un atout considérable pour Israël. Du côté libanais, on verrait également difficilement le général Michel Aoun, fraîchement élu au poste de Président de la République libanaise, faire un geste en faveur d’Israël. Il est l’allié du Hezbollah, l’ennemi le plus redoutable d’Israël, et serait sans doute plus prompt à réaffirmer la ligne de la résistance plutôt que celle du compromis territorial.

Le troisième aspect de cette tension au sud Liban s’illustre dans la relation d’intimité dans l’inimitié (1) des deux armées, israélienne et libanaise, qui se connaissent bien. Cette relation est la cause d’un comportement alerte permanent, qui oblige les deux belligérants à être sans cesse attentifs aux actions de l’autre : on assiste là à une autoproduction de la tension qui rend l’espace lui-même belligène, en fournissant des prétextes au conflit.

Où en est le Hezbollah aujourd’hui ? Quelles sont ses positions au Sud Liban, au gouvernement, en Syrie ?

Le travail du Hezbollah au Sud Liban sert de matrice de réflexion pour penser au travail stratégique que fait le Hezbollah à l’échelle nationale. En effet, c’est d’abord cet espace frontalier du Sud Liban monopolisé par le militaire qui a permis l’entrée en politique du Hezbollah. Sa lutte contre l’ennemi israélien lui a permis d’engranger des bénéfices symboliques, au nom de la défense nationale ; il apparaît ainsi comme une force dont le rôle est de repousser l’armée israélienne hors du territoire libanais – ce qu’il est d’ailleurs parvenu à faire en 2000. La production de ce pouvoir symbolique a ainsi permis au parti de s’imposer comme un acteur politique incontournable au moment du retrait syrien, en 2005, en entrant au gouvernement afin de s’assurer un contrôle dans la production des décisions de gouvernance nationale.

À partir de son engagement dans le conflit syrien aux côtés de Bachar al-Assad, officiellement à partir de la bataille de Qousseir en mai 2013, le Hezbollah perd une partie du soutien de la société civile libanaise, notamment mais non-exclusivement chiite. L’apparition de multiples forces djihadistes et l’épouvantail de l’État islamique à partir de 2014 a toutefois permis un (re)positionnement du mouvement sur le dossier de la défense du Liban, notamment sa frontière avec la Syrie : le parti apparaît alors comme un acteur qui concurrence l’armée libanaise dans cette tâche régalienne. En jouant un jeu qui devrait être du ressort de l’État, le Hezbollah capte à nouveau du capital symbolique en tant que défenseur de la nation. Aujourd’hui, le rôle du Hezbollah en Syrie est un rôle nodal en ce qu’il en est des frontières du Liban. Depuis la bataille du Qalamoun, il est devenu un acteur capable de suppléer l’État et de s’imposer de nouveau comme un acteur politique dont l’alliance avec Bachar al-Assad semble moins important dans l’opinion publique, mais également comme un acteur réalisant un réel travail de protection des frontières. Progressivement, l’image négative du Hezbollah comme défenseur de la dictature se trouve contrebalancée par son action aux frontières.

En outre, la durée inattendue de la guerre provoque une fragmentation territoriale en Syrie qui a favorisé l’apparition de milices djihadistes, notamment le Front al-Nosra, dont on dit qu’elle est soutenue par Israël – des rumeurs qui ne peuvent que servir le Hezbollah, qui ainsi re-légitimise par-là son travail militaire en Syrie. D’une certaine façon, la présence du Hezbollah en Syrie a finalement réaffirmé la position du Hezbollah sur la scène libanaise et a permis une nouvelle symbiose en replaçant le Liban sur l’axe Damas-Bagdad-Téhéran. Le Hezbollah se présente ainsi pleinement comme un arbitre du jeu politique.

Comment la population considère-elle le Hezbollah – au Sud Liban comme dans le reste du pays ?

La perception du Hezbollah est plurielle, et elle a beaucoup évolué. D’abord, le mouvement se présente comme un parti chiite du fait même de la doctrine chiite qui en constitue l’épine dorsale idéologique ; son électorat est lui très majoritairement chiite et se trouve localisé spatialement dans la Békaa, dans le sud du Liban et dans la banlieue sud de Beyrouth. Cependant, les chiites eux-mêmes ne sont pas monolithiques : des divergences existent, bien qu’elles soient peu entendues et minoritaires. Beaucoup de chiites, par ailleurs, se réclament d’une affiliation au mouvement Amal qui est un allié objectif du Hezbollah.

Parmi les chrétiens, une part significative des partisans de Michel Aoun soutient la posture adoptée par le Hezbollah, les retournements stratégiques en Syrie que nous avons évoqués ayant permis des changements de perception au Liban. Les chrétiens demeurent toutefois profondément divisés, et il est évident que le Parti Phalangiste ou celui des Forces Libanaises (FL) ne prennent pas le parti du Hezbollah. Mais là aussi, les conditions même de l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République ont montré que des convergences conjoncturelles sont possibles, les FL ayant appuyé la candidature de Aoun.

Si le discours radical anti-chiite continue d’exister chez les sunnites, il a récemment baissé d’un cran et, mis à part au Nord Liban, se fait moins audible. Ainsi à Saida, la greffe radicale sunnite n’a pas pris : le mouvement du cheikh al-Assir, radicalisé à partir de 2011, s’est dégonflé (2), et fut même renié dans ses derniers jours par le Courant du Futur (3) qui le soutenait tacitement jusque-là. D’autres milieux sunnites, urbains, que l’on trouve plutôt au Nord Liban, à Tripoli s’affichent comme anti-Hezbollah : ils sont dans la mouvance haririenne et sont en confrontation avec les acteurs locaux pro-syriens dans une opposition radicale qui a régulièrement mis, depuis 2005, la capitale du Liban Nord dans un état de guerre civile larvée.

Depuis l’élection de Michel Aoun, qui a scellé il faut s’en souvenir une entente stratégique avec le Hezbollah en février 2006, on perçoit un petit adoucissement dans les relations des autres forces politiques au Hezbollah : trois des principales forces politiques (Hezbollah, Courant du Futur, Forces Libanaises) se sont mises d’accord pour élire Michel Aoun. Evidemment, cela ne préjuge pas des divisions structurelles qui ne manqueront pas de resurgir, ni même de la vigueur d’une opposition qui reste influente. On ne peut pas parler d’unanimisme politique, mais l’image du mouvement chiite sort plutôt grandie de cette élection, et les tractations pour la formation au plus vite d’un gouvernement vont bon train. Si tout semble bien parti, il ne faudrait pourtant pas en conclure trop hâtivement que le système politique se serait auto-réparé : il se confronte encore aujourd’hui à une série d’apories et un grippage est susceptible de le faire rapidement à nouveau dysfonctionner. Cependant, l’action attendue sur l’opinion publique est une mise en sourdine de ses griefs avec le Hezbollah au profit d’une attention centrée sur le Liban seul, dans l’espoir d’un redémarrage efficace et rapide, notamment sur le plan économique.

Quelle est la place prise par le Hezbollah dans la nouvelle configuration politique suite à l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République ?

À mon sens, le Hezbollah restera un acteur fort de cette nouvelle configuration politique, notamment en raison de sa position d’arbitre. Son alliance très forte avec le mouvement Amal fait que, l’élection de Aoun validée, celui-ci doit pouvoir obtenir ce qu’il désire ; le Hezbollah ne devrait ainsi récolter que deux ministères au gouvernement et Amal deux autres dont le très stratégique ministère des Finances. Le relatif retrait du Hezbollah n’impactera pas sa position d’arbitre, puisqu’il a su démontrer sa capacité à immobiliser le système, aussi bien qu’à protéger les régions frontalières. Il y a donc aujourd’hui toutes les chances que le gouvernement soit un gouvernement qui suive une politique qui, du moins dans les premiers temps, convienne au Hezbollah. Dans un second temps, la volatilité du système politique et de ce qui se passe dans la région pourrait créer des perturbations dans la gouvernance, suivant le schéma de l’éternel grand écart du système libanais entre le 8 et le 14 mars.

Une très récente analyse du Professeur Ould Mohammedou au Graduate Institute à Genève (4) expliquait que les conséquences de l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis aura très probablement pour le Moyen-Orient deux résultantes : la résolution du conflit en Syrie en faveur du régime, et le renforcement plus général des régimes autoritaires à l’échelle de la région. Dans ces conditions, le rôle du Hezbollah en Syrie n’apparaîtra plus que comme une force d’appoint comme une autre : l’entrée en scène de l’acteur russe et de la Turquie en Syrie a offert au Hezbollah l’opportunité de rendre moins visible son interventionnisme. On s’approche ainsi d’une progressive déflation de la saillance du problème que la présence du parti en Syrie pouvait représenter. On pourrait parler là d’une routinisation du contexte de guerre qui se traduit dans la région par une accoutumance à des comportements politico-militaires hors normes, comme c’est le cas avec le Hezbollah qui continue d’avoir un investissement militaire de plusieurs milliers de combattants en Syrie.

Le prochain défi est désormais celui des élections législatives de 2017 – un défi, notamment, de relégitimation des élites du système politique libanais, aujourd’hui largement discrédité par le passage à vide de ces dernières années, à l’image des élites parlementaires. Autoprorogé à plusieurs reprises, l’image du Parlement est écornée : les élites et le système politique semblent s’être affranchis de la société, et la société a appris à fonctionner sans ses élites, suivant un bon vieux système D, surtout depuis l’immobilisme provoqué par la crise syrienne. Le vrai problème de la société libanaise semble être sa dépendance structurelle au système clientéliste dès lors très difficile à changer. La dépendance de la population aux élites crée un hiatus : l’absence de légitimité des politiciens peut perdurer sans bouleverser le destin du Liban contemporain. Il est toutefois important de relever que les élections municipales ont montré le ras-le-bol de cette société à l’égard des élites traditionnelles ; mais pour traduire ce gain municipal en capacité d’action nationale, il faudrait qu’il existe un lien plus direct entre les élections municipales et les législatives que celui qui existe aujourd’hui. À l’échelle des législatives, les grandes forces politiques ont en effet la capacité de verrouiller largement les listes, hypothéquant tout changement d’importance et filtrant toute pénétration de nouveaux acteurs politiques. C’est là aussi un autre chantier de réforme où la population libanaise attend le nouveau président : la loi électorale.

Notes :
(1) Voir sur ce sujet l’article de Daniel Meier, « The Intimacy of Enmity : the Hizbullah-Israel Relation », in M. Guggisberg, D. Weir (eds), Understanding Violence : Contexts and Portrayals, Oxford : Inter-Disciplinary Press, 2009, pp. 95-108, disponible en ligne : https://www.inter-disciplinary.net/ptb/hhv/vcce/vch7/Meier%20paper.pdf
(2) Il est arrêté le 15 août 2015 sous une fausse identité et est actuellement jugé au Liban.
(3) Dirigé par Saad Hariri, il s’agit du principal mouvement politique sunnite au Liban.
(4) Site du Graduate Institue de Genève : http://graduateinstitute.ch/fr/home.html

Publié le 25/11/2016


Daniel Meier est docteur en sociologie politique et chercheur associé à l’IFPO et au CEMAM (Université Saint-Joseph, Beyrouth). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur le Liban et sur le Moyen-Orient.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


Diplomatie

Liban

Politique