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Dans la nuit du 12 au 13 juin, Israël a déclenché une offensive militaire contre Iran, visant des sites stratégiques, dans l’objectif affiché d’empêcher Téhéran de se doter de l’arme nucléaire. Depuis, Israël et l’Iran ont échangé de nouvelles frappes aériennes. En Iran, l’assassinat de hauts responsables sécuritaires est un coup dur pour le régime, et la mort d’environ 250 Iraniens, dont de nombreux civils, couplée aux bombardements sur des cibles civiles, menacent de plonger le pays dans le chaos. Comment cette guerre est-elle perçue en Iran ? Le régime était-il préparé ? Clément Therme, chercheur associé à l’EHESS et à l’Institut international d’études iraniennes (Rasanah), enseignant à l’université Paul Valéry de Montpellier, spécialiste de l’Iran et auteur des ouvrages Idées reçues sur l’Iran (Le Cavalier Bleu, à paraitre en août 2025) et Téhéran-Washington 1979-2025 (Hémisphères, à paraitre), répond aux questions des Clés du Moyen-Orient.
La population est sous le choc. Mais la ligne dure du régime iranien poussait depuis plusieurs mois pour l’affrontement militaire direct avec Israël.
En avril 2024 (opération véridique numéro 1) puis en octobre 2024 (opération véridique numéro 2), le régime iranien était déjà dans une logique d’affrontement direct avec Israël. Mais ces opérations avaient montré l’inadéquation entre les capacités militaires de la République islamique et ses objectifs idéologiques. Lors de la seconde opération, une trentaine de missiles seulement avaient alors percé le bouclier antimissile israélien et les forces iraniennes n’avaient pas mis des charges explosives sur tous les missiles.
Le régime, contrairement à la majorité de la population, préparait une « promesse véridique numéro 3 » depuis novembre 2024, et les partisans de la ligne dure en Iran ont appelé à plusieurs reprises à frapper des cibles américaines dans la région. Cette opération a été plusieurs fois reportée ces derniers mois. Il y a donc bien eu une volonté d’escalade de la guerre avec Israël de la part du régime, et surtout des plus radicaux, avec un investissement significatif pour les dépenses militaires dans le budget de l’Etat. Le budget militaire a connu une augmentation significative lors de l’année mars 2024-2025, puis mars 2025-2026 (calendrier persan). Sur le plan militaire, les factions les plus idéologiques étaient préparées, et même, cherchaient cette confrontation. En revanche, la majorité de la population iranienne est sidérée.
Les forces armées des pasdaran sont une force idéologique et paramilitaire, il ne s’agit pas d’une force régulière (la force régulière en Iran, appelée l’Artesh, comprend l’armée de terre, les forces aériennes, la marine et la force de défense aérienne). Malgré le recul de l’Iran dans la région, les pasdaran ont opté pour la surenchère dans le but de défendre leur idéologie.
De leur point de vue, les opérations véridiques numéro 1 (avril 2024) et numéro 2 (octobre 2024), ainsi que la chute de Bachar al-Assad, ont mis à jour les faiblesses militaires de l’Iran. Le retrait rapide de l’Iran de Syrie, au moment de la chute d’al-Assad en décembre 2024, a été perçu comme une trahison des idéaux révolutionnaires pour les partisans de la ligne dure. A l’intérieur du régime, certains plaidaient alors pour que l’Iran conserve un bastion en Syrie, notamment autour de Lattaquié, dans la zone alaouite. La fuite des 4 000 forces iraniennes qui étaient déployées en Syrie (selon Vladimir Poutine) a été vivement critiquée au sein du régime. Chaque recul de l’Iran a suscité des tensions parmi les plus radicaux, pour lesquels les négociations avec les Etats-Unis sur le nucléaire iranien sont devenues une perte de temps. L’opération véridique numéro 3 en préparation avait pour but de rétablir au plus vite la dissuasion régionale.
En conséquence, en dépit des affaiblissements successifs de l’Iran dans la région, perçus comme des reculs par rapport aux ambitions idéologiques iraniennes, les plus radicaux auraient souhaité une réponse militaire beaucoup plus forte que lors des confrontations d’avril et d’octobre 2024. Dans la presse iranienne, les débats qui portent sur promesse véridique 3 sont intenses. Selon les critiques, l’opération a finalement été lancée trop tardivement. Beaucoup de hauts responsables militaires réclamaient une réponse plus rapide après les frappes d’octobre 2024.
Les négociations étaient dans l’impasse pour obtenir un accord définitif : seule la poursuite du canal diplomatique par l’intermédiaire du Sultanant d’Oman pour éviter l’escalade ou un accord intérimaire pour une feuille de route semblait atteignable quand l’opération israélienne a débuté. Dans son discours du 4 juin dernier, le Guide suprême avait rejeté la proposition américaine. C’était une fin de non-recevoir. Il avait repris le slogan “Yes we can” (slogan utilisé durant la campagne présidentielle de Barack Obama), en affirmant que l’Iran pouvait enrichir l’uranium.
C’est la plus grande défaite militaire de la République islamique depuis la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Ceux qui ont été éliminés depuis vendredi 13 juin sont les principaux responsables de l’appareil de sécurité iranien, ce qu’on appelle l’État profond en Iran. L’État visible, superficiel, n’a pas encore été frappé, car il ne détient pas réellement le pouvoir.
La figure la plus importante éliminée jusqu’à aujourd’hui est le général Amir Ali Hajizadeh. Il dirigeait la force aérospatiale des pasdaran, qui constituait la force de dissuasion face à Israël. C’est sous son commandement que les missiles étaient tirés vers Israël. Amir Ali Hajizadeh était un personnage controversé depuis plusieurs années, car il avait été responsable de la frappe iranienne contre la Ukraine International Airlines (vol PS752) en 2020, qui avait tué 176 personnes, dont une majorité d’Iraniens. Il était aussi en situation de responsabilité au moment de l’accident d’hélicoptère de l’ancien président Raïssi en mai 2024. Ces dernières années, il avait pourtant pris en importance avec la montée en puissance de la force aérospatiale consécutive à l’affaiblissement de l’axe de la résistance. Cela faisait de lui le nouveau Qassem Souleimani pour la superstructure révolutionnaire du régime iranien.
Son assassinat est une perte importante pour le régime, de même que l’assassinat de Mohammad Kazémi, chef des renseignements du Corps des Gardiens de la Révolution islamique, ce dimanche 15 juin. Kazémi avait évolué dans le contre-espionnage avant de devenir responsable des renseignements des pasdaran à la suite d’Hossein Taeb. C’est lui notamment qui était responsable de la diplomatie des otages occidentaux.
Ces éliminations ciblées de responsables sécuritaires particulièrement hostiles aux intérêts occidentaux expliquent la réaction des Européens (et des Occidentaux en général) qui se sont posés en soutien à Israël ces derniers jours. Cette opération est perçue positivement au sein de leurs appareils de sécurité.
Effectivement, le Guide suprême n’a même pas pu organiser de funérailles pour Ali Hajizadeh, alors qu’habituellement, les funérailles des martyrs sont organisées en grande pompe. Dans le contexte actuel, la question est de savoir si Ali Khamenei va lui-même être ciblé, et ce qui en sera de sa succession. Son fils, Mojtaba Khamenei, va-t-il reprendre la guidance ? Ou bien vont-ils mettre en place une guidance collective ?
Pour l’instant, le Guide suprême est enfermé dans une surenchère sécuritaire. Le journal du Guide a pris position pour frapper les bases militaires américaines dans la région. Si les frappes israéliennes persistent, Ali Khamenei a plusieurs options si le régime perçoit une menace pour sa survie à court terme :
– Escalader au niveau régional, en utilisant des milices chiites en Irak ou les houthis au Yémen.
– Faire escalader le conflit de manière directe, avec des missiles iraniens, avec ou sans charges explosives, comme en 2020 après l’élimination de Qassem Souleimani.
– Ou encore fermer le détroit d’Ormuz, par lequel transite 30% du trafic maritime de pétrole.
La question est de savoir combien de temps le Guide suprême pourra-t-il tenir face à la campagne militaire aérienne d’Israël, et en l’absence de soutien militaire de la Russie ou de la Chine. Peut-être le régime va-t-il bénéficier du soutien de la Corée du Nord, mais cela ne sera jamais au niveau du soutien américain et européen à Israël. Dans la perspective actuelle, il sera très difficile de maintenir la pression militaire au-delà de quelques semaines pour Téhéran.
Dans l’absolu, cela a effectivement pour conséquence de le retarder. Néanmoins, l’offensive militaire israélienne, aussi puissante soit-elle, ne pourra pas permettre à Israël d’obtenir l’arrêt total du programme nucléaire iranien. Au fond, ce qu’Israël recherche, c’est aussi un changement de régime. Un État moins hostile aux intérêts israéliens et occidentaux en Iran pourrait être une victoire suffisante pour Israël, même dans le cas où l’Iran poursuivrait son programme nucléaire. L’ancien régime dirigé par les Pahlavi avait déjà des ambitions nucléaires. Quand Mohammad Reza Chah gouvernait dans les années 1970, l’Iran était déjà un État du seuil, mais cela ne constituait pas un problème pour Israël, car à l’époque, le régime n’était pas aussi hostile aux intérêts israéliens.
Si le régime actuel perdure, ou si un coup d’Etat avec un scénario à la pakistanaise d’une prise de pouvoir de l’armée a lieu, Israël n’aura pas atteint son objectif, car le programme nucléaire reprendra certainement. Et même, il pourrait s’accélérer. Pour que cette offensive soit bénéfique à Israël, elle doit déboucher sur l’émergence d’un système politique moins hostile en Iran.
Il est clair que c’est bien le régime qui est visé, et pas seulement le programme nucléaire. Les cibles d’Israël sont les renseignements des pasdaran, la police, le ministère des Renseignements, l’IRIB soit des institutions de l’Etat profond. Ces objectifs militaires montrent bien une stratégie israélienne de changement de régime. La question à se poser est davantage : quel changement de régime vise Israël et à quel prix ? Un changement de régime obtenu par la destruction de l’Iran n’obtiendra aucun soutien au sein de la population iranienne. L’opinion publique iranienne aspire à la paix, avec un régime qui prend en compte les intérêts nationaux du pays. Dans le contexte actuel, le scénario du changement de régime est promu par Israël non pas dans l’intérêt des Iraniens mais dans l’intérêt des Israéliens, pour que la puissance régionale iranienne ne soit plus intolérable pour Israël.
La majorité de la population iranienne plaide pour un changement de régime de manière pacifique. Mais les sentiments qui traversent nombre d’Iraniens sont aujourd’hui ambivalents. L’élimination de certains responsables des pasdaran ou de la police, accusés de crimes contre l’humanité selon l’ONU, est bien perçue par une partie de la population, et notamment par les victimes du mouvement Femme, Vie, Liberté. Mais d’un autre côté, une profonde angoisse traverse la population, car les civils souffrent durement des bombardements et le nombre de victimes civiles du conflit augmente.
Pas du tout. Actuellement, il y a d’un côté, ceux qui font partie du régime, sans distinction, et de l’autre, ceux qui sont à l’extérieur du régime. La question est de savoir si le régime peut être dissocié des institutions étatiques iraniennes. Le seul scénario politique favorable est celui où les institutions publiques sont préservées, mais avec un changement de système politique qui prendrait en compte les préférences de l’opinion publique, de la jeunesse, le développement économique et les libertés civiques, culturelles et sociales pour les citoyens iraniens.
Pour l’instant, nous faisons face à un blocage. Les débats internes au régime sont totalement secondaires. Les débats portent avant tout sur la question de l’infiltration israélienne qui touche les plus hauts appareils sécuritaires du pays, et dans quelle mesure le régime va survivre à cette infiltration.
Clément Therme
Clément Therme est Membre associé du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) et du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Docteur en Histoire internationale de l’IHEID et docteur en sociologie de l’EHESS, il est notamment l’auteur de Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 (PUF, 2012) et le co-directeur de l’ouvrage Iran and the Challenges of the Twenty-First Century (Mazda Publishers, 2013).
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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