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Omer Erdem / ANADOLU AGENCY / AFP
Au pouvoir depuis 1989, le président soudanais Omar el-Béchir a été destitué par l’armée, le 11 avril dernier, après plus de trois mois de manifestations contre son pouvoir. Une semaine après sa chute, des milliers de manifestants exhortent le Conseil militaire de transition, dirigé par le général Abdel Fattah al-Burhane, à transférer rapidement le pouvoir à une administration civile.
Clément Deshayes, doctorant à l’université Paris-8 et chercheur au sein du think tank Noria Research, décrypte la situation au Soudan et le rôle de l’armée, de plus en plus affaiblie.
La situation aujourd’hui est encore assez floue au Soudan. On assiste à un rapport de force entre l’armée et l’opposition, chacune de ces deux parties n’étant pas unie. La chute d’Omar el-Béchir a entraîné plusieurs remaniements à la tête de l’Etat et un Conseil militaire a été mis en place depuis une semaine [Awad Ibn Ouf a été très rapidement démis de ses fonctions de chef du Conseil militaire]. Si l’armée semble de plus en plus affaiblie, ayant fait de nombreuses concessions aux manifestants ces derniers jours, la rue et l’association des professionnels soudanais (APS) réclament inlassablement un régime de transition civil.
Aujourd’hui, sous la pression de la rue, mais aussi d’une partie de la communauté internationale, le scénario d’un gouvernement civil devient possible. L’armée a donné un certain nombre de gages aux manifestants, notamment en répondant aux 10 points de l’alliance de l’opposition. Aujourd’hui, la question est d’établir un gouvernement et de nommer un Premier ministre, mais également de savoir quelle place auront les militaires. Ce qui est en train de se dessiner, c’est que les militaires gardent le contrôle sur un certain nombre de ministères régaliens dont la police, l’armée et le service de sécurité, et que le reste soit remis à un gouvernement civil. De son côté, l’APS a déclaré qu’elle devait annoncer la constitution d’un gouvernement civil. Les gens ont conscience qu’ils ne pourront pas se débarrasser de l’Etat profond d’un seul jour et qu’ils vont devoir négocier avec l’armée.
On assiste effectivement à une révolution en vert treillis, mais cela va assez vite changer. On aurait pu être dans cette dynamique si les manifestants avaient arrêté de se mobiliser après le coup d’Etat. Or, ils sont toujours dans les rues, que ce soit à Khartoum ou dans d’autres villes du Soudan. De plus, l’armée a démis Omar el-Béchir en réaction à la pression de la rue. Il s’agit plus d’une tentative de sauver une partie du régime qu’une révolution militaire. Contrairement à l’Algérie, où l’armée avait une mainmise très forte sur le gouvernement et l’économie, une grande partie du pouvoir au Soudan ne résidait pas seulement dans les mains des militaires. Aujourd’hui, l’armée est très affaiblie et n’a pas forcément les moyens de mener seule l’Etat.
Il existe forcément des effets de mimétisme et d’influence réciproque entre ces deux pays, et ce qui s’est passé en Algérie a pu donner des idées aux manifestants soudanais et vice versa. Mais les événements au Soudan sont surtout dus à la chute des barrières de la peur. N’oublions pas que les Soudanais manifestent maintenant depuis plus de quatre mois et qu’ils ont pris conscience, peu à peu, que la chute d’Omar el-Béchir était possible et qu’ils pouvaient résister aux militaires.
Je pense que l’on est plutôt sur une seconde étape du printemps arabe. Au Soudan, comme en Algérie, on voit que la population n’est pas dupe des tentatives de l’armée qui essaye de confisquer les révolutions, contrairement à ce qui a pu se passer dans d’autres pays arabes comme en Egypte. Les Soudanais suivent également ce qui se passe dans le reste de l’Afrique, des mouvements de révoltes populaires ayant eu lieu dans d’autres pays comme en Ethiopie, au Burkina Faso et au Sénégal. Il y a quelque chose de plus profond et de plus complexe dans ces interconnexions.
Il y a toujours une possibilité que cela évolue en ce sens. Les militaires sont toujours au pouvoir mais ils envoient des signes symboliques qui montrent qu’un gouvernement civil est possible et probable. Toutefois, nous ne sommes pas à l’abri d’une réaction militaire plus tard, d’autant que les forces de sécurité font partie intégrante du gouvernement de l’Etat. L’opposition et la population ont suivi attentivement ce qu’il s’est passé en Egypte et nous pouvons penser qu’ils seront très vigilants vis-à-vis des tentatives de reprise en main autoritaire.
Il n’y a pour l’instant aucune confirmation officielle mais c’est un symbole, Kober étant la prison des opposants politiques. L’avenir d’Omar el-Béchir va désormais dépendre de la place de l’armée et des civils dans le gouvernement. La question de l’ampleur des jugements et des poursuites contre les membres de l’ancien régime est un enjeu dans les négociations aujourd’hui. L’armée, dans un premier temps, a par exemple annoncé qu’Omar el-Béchir ne serait pas jugé. Puis, sous la pression de la rue et de l’opposition, elle a dû revoir sa copie et a annoncé son arrestation et son jugement au Soudan. L’opposition ne réclame pas seulement l’arrestation de Omar el-Béchir mais également celle de dizaines de hauts dirigeants de l’ancien régime accusés de crimes au Darfour, mais aussi d’avoir mis en place un régime de corruption généralisé et de répression brutale à l’encontre des opposants politiques. Aujourd’hui, on s’oriente plutôt vers un procès de l’ex-président mais on ne sait pas encore où il aura lieu ni dans quelles conditions il se déroulera.
Léa Masseguin
Léa Masseguin est étudiante en Master 2 Gouvernance et Intelligence internationale dans le cadre d’un double diplôme entre Sciences Po Grenoble et l’Université internationale de Rabat. Passionnée à la fois par l’actualité et la diplomatie, elle a travaillé au sein du quotidien libanais L’Orient-Le Jour et à la Représentation permanente de la France auprès des Nations unies à New York. Elle s’intéresse à la région du Proche-Orient, en particulier la Syrie et le Liban.
Clément Deshayes
Clément Deshayes est doctorant à l’université Paris-8 et chercheur au sein du think tank Noria Research.
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