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Entretien avec Christophe Lafaye sur la situation en Afghanistan : « Le temps joue à l’avantage des Talibans, qui parviennent à utiliser les échéances électorales pour faire pression par la violence »

Par Christophe Lafaye, Ines Gil
Publié le 28/09/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Christophe Lafaye

En juin 2018, Washington a levé un tabou en entamant des discussions avec les Talibans. Les Américains n’envisageaient pas de négociations avec le groupe afghan depuis 2013. Qu’est-ce qui a poussé la Maison Blanche à ouvrir ce dialogue ?

Il faut prendre la mesure du bourbier afghan pour les Etats-Unis. Après dix-huit ans de conflit, 2 438 morts (1) et plus de 20 000 blessés, un effort financier colossal estimé à quatre mille milliards de dollars (2), la guerre contre les Talibans semble ingagnable militairement et demeure très impopulaire outre-Atlantique.

Les Etats-Unis, sous les présidences de Georges W. Bush puis de Barack Obama, ont commis des erreurs stratégiques majeures qui ont éloigné les perspectives de paix. La négation de l’existence d’une forme d’Etat afghan sous la période de l’Emirat islamique d’Afghanistan et l’éloignement des Talibans de la table des négociations durant les accords de Bonn (5 décembre 2001) ont permis à ces derniers, avec un appui du Pakistan, de revenir dans le jeu politique afghan dès l’été 2003. Les Talibans ont proposé un contre modèle étatique, opposé à la Constitution de 2004 organisant la République islamique d’Afghanistan. Ils ont réuni les mécontents, et les ont fidélisés grâce à l’argent des trafics ou des « sponsors » étrangers. Aujourd’hui, l’Afghanistan est plongé dans une guerre civile prenant la forme d’une campagne électorale violente et constante. Par ailleurs, en matière géopolitique, ce pays est toujours stratégique, l’intrusion des pays voisins est donc constante.

L’autre erreur fut de croire qu’une stratégie de contre-insurrection menée imparfaitement dans le cadre d’une coalition, pourrait pallier la défaillance de perspectives politiques et diplomatiques réalistes. Les atermoiements de Barack Obama pour l’envoi de troupes supplémentaires durant l’été 2010 - le fameux Surge - soulignent bien les hésitations américaines à risquer une escalade des violences. Pour autant, comme le souligne Laurel Miller, ancienne responsable du département d’Etat, « une occasion a été perdue de marchander en position de force lorsque les Taliban étaient au plus bas et les Etats-Unis disposaient de 100 000 hommes sur le terrain » (3). Plus grave, l’annonce rapide en novembre 2010 du retrait des forces américaines pour le 31 décembre 2014, donnait un horizon à atteindre pour les Talibans. Après le départ de nombreux alliés de l’OTAN, dont la France fin 2014, les Américains se retrouvaient encore une fois en première ligne avec une Armée Nationale Afghane (ANA) aux effectifs et aux rendements incertains. Le 1er janvier 2015, la mission Resolut Support, de formation, de conseil et de lutte anti-terroriste, a réuni entre 12 000 et 14 000 soldats sous la bannière de l’OTAN, alors que les violences s’intensifient en Afghanistan. Dans le même temps, l’Etat islamique s’est implanté dans le pays. Les attentats sont devenus quotidiens. Dans son rapport, la MANUA a estimé que l’année 2018 a été la plus meurtrière depuis 2001 avec près de 4 000 civils tués. En 2018, 10 000 membres des forces de sécurité afghanes sont tombés. Et avec les échéances électorales de cette année 2019, les Talibans redoublent d’efforts. Selon le titre prémonitoire de l’ouvrage du professeur Jean-Charles Jauffret, l’Afghanistan prend les allures de « guerre inachevée » (4), où la population paye le prix fort.

Donald Trump a fait du départ des troupes américaines d’Afghanistan une question importante dans le cadre de la campagne pour sa réélection le 3 novembre 2020. Les discussions entre les Talibans et les Américains sont anciennes. Il y avait déjà un dialogue avant 2001. Mais c’est réellement Donald Trump qui a relancé le processus de négociations durant l’été 2018, car il souhaitait une sortie de la violence après ces dix huit années de guerre.

Comment les négociations ont-elles évolué entre Washington et les Talibans ? Quels ont été les temps forts ? Par ailleurs, les discussions se sont tenues à Doha, quel rôle a joué le Qatar ?

Sur la forme, les négociations de paix se sont déroulées sous les auspices du Qatar mais aussi de l’Allemagne. Ces deux pays ont multiplié les efforts pour réunir les diverses factions du conflit. Ils ont donc joué un rôle central dans la recherche d’un accord de paix. Les négociations menées n’incluaient pas le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan, le gouvernement d’Ashraf Ghani n’étant pas reconnu comme légitime par les Talibans. Ses représentants n’étaient présents qu’à titre individuel. Du côté de Washington, le grand acteur des négociations a été l’ancien ambassadeur américain en Afghanistan, Zalmay Khalilzad.

Sur le fond, durant les négociations, les Talibans sont restés fermes sur leurs deux revendications de départ : une négociation directe avec les Américains et un départ des troupes étrangères d’Afghanistan. En devenant les interlocuteurs des Etats-Unis, les Talibans ont obtenu un véritable succès diplomatique. Ils ont été reçus en Russie, en Iran, en Chine ou encore en Indonésie. Donald Trump, de son côté, a assoupli la position de son pays sur certains points comme le dépôt des armes et la reconnaissance préalable de la République islamique d’Afghanistan par les Talibans. Dès le départ, les Américains ont infléchis leurs exigences pour parvenir à un accord avant les élections présidentielles de 2020. Cela a été perçu comme un aveu de faiblesse par les Talibans et leurs soutiens, qui ont été confortés dans leur stratégie menée inlassablement contre les Occidentaux. Le temps joue à l’avantage des Talibans, qui parviennent à utiliser les échéances électorales pour faire pression par la violence.

Pendant ces négociations, le sang n’a cessé de couler en Afghanistan. Le 12 avril 2019, les Talibans annonçaient la reprise de leur offensive d’été et affichaient leur volonté de prendre des grandes villes. Une semaine plus tard, un attentat à Kaboul faisait 64 morts et 347 blessés. Sur le terrain, la campagne électorale violente ciblant la population n’a cessé de s’intensifier.

Affaiblir l’état afghan, créer les conditions du départ des Occidentaux, conquérir des territoires tout en maintenant l’Etat islamique (concurrent) à distance, voilà l’agenda actuel des Talibans. Leur objectif final est évidemment la prise du pouvoir. Les négociations de Doha prévoyaient un calendrier de retrait des troupes américaines. En contrepartie, les Talibans devaient réduire les violences dans certaines zones, garantir que les territoires qu’ils contrôlent ne puissent plus servir de base arrière à des organisations terroristes et mener pour la première fois des négociations de paix avec le gouvernement de Kaboul. Tout ce processus a été remis en cause par le tweet de Donal Trump dans la nuit du 7 au 8 septembre dernier, qui a annoncé la fin des pourparlers de paix engagés avec les Talibans.

Comme vous l’avez dit, pendant un an et demi, Américains et Talibans s’étaient mis d’accord sur de nombreuses mesures. Cependant, un point de désaccord a mis fin au dialogue : Washington voulait laisser une force « antiterroriste » après son départ en 2020, les Talibans ont refusé. Comment expliquer leurs positions respectives ? Tout espoir d’accord est-il enterré ? Quelles peuvent être les conséquences de cet échec sur l’Afghanistan ?

Les Talibans sont inflexibles sur le départ des troupes occidentales. Maintenir une force au sol nécessite de conserver une organisation logistique, des bases opérationnelles et des portes « d’entrée » et de « sortie » ouvertes. Or, les Américains voulaient conserver une capacité à réaliser une régénération de forces et frapper les Talibans en cas de non respect des accords. Il y a aussi la question du prestige. Les Taliban risqueraient de perdre la face. C’est un point à ne pas négliger dans cette partie du globe. Leur leadership dans la lutte contre la République islamique pourrait en souffrir et ils risqueraient de perdre des soutiens. Le rejet de la présence étrangère en Afghanistan a parfois été le seul déterminant commun à de nombreuses factions de Talibans.

La suspension des négociations du président Trump intervient dans un contexte de profondes dissensions au sein du gouvernement américain sur l’opportunité même de trouver un accord avec les Talibans. Le 3 septembre 2019, neuf anciens hauts responsables américains (huit anciens ambassadeurs qui furent en poste à Kaboul et John Negroponte) dénonçaient les accords de paix avec les Talibans. Le vice-président Mike Pence et le conseiller à la sécurité nationale John Bolton étaient, semble-t-il, très opposés à la poursuite de cette négociation. Ce dernier a été limogé deux jours après le tweet de Donald Trump suspendant les pourparlers. David Petraeus, ancien commandant en chef des troupes américaines en Afghanistan, avait aussi mis en garde contre la tentation d’un retrait prématuré d’Afghanistan, l’Irak ayant constitué un douloureux précédent. Le 5 septembre, Mike Pompeo, secrétaire d’Etat américain, déclarait qu’il ne signerait pas en l’état un accord de paix avec les Talibans. Le président américain a-t-il cédé devant la grogne montante à Washington et l’hostilité des Républicains ? La raison invoquée par Washington pour cesser ces pourparlers est la mort d’un soldat américain et de civils afghans dans un attentat à Kaboul. Cependant, depuis le début de l’année 2019, seize militaires américains ont été tués en Afghanistan sans que cela n’interfère dans les négociations.

L’engagement des Talibans à lutter contre tout groupe terroriste qui nuirait aux intérêts américains concerne évidemment le groupe Al Qaïda. Quels sont les rapports de ce groupe avec les Talibans ? Le chef d’Al Qaïda, Ayman Al-Zawahiri, a fait allégeance au chef des Talibans, le mollah Haibatullah Akhundzada. L’échec des négociations avec Washington pourrait-il renforcer leurs relations ?

Les Taliban entretiennent toujours des liens avec Al Qaïda. La fin des négociations ouvre la porte à une poursuite des combats et donc à un statu quo qui n’arrange finalement personne. Par la voix de leur porte parole Zabihullah Mujid, les Talibans ont annoncé vouloir poursuivre la lutte : « Nous avions deux façons d’en finir avec l’occupation de l’Afghanistan, celle du Djihad et des combats, et celle des pourparlers et des négociations. Si Trump veut arrêter les discussions (…) les Etats-Unis le regretteront » (5). Le grand perdant est le peuple afghan. Depuis 2001, 45 000 civils sont morts et plus de 60 000 blessés.

Avec ces négociations, les Talibans ont réussi un coup de force : négocier directement avec les Américains, sans avoir à intégrer le gouvernement afghan dans les discussions. Ces négociations semblent avoir affaibli Kaboul - et le président afghan Ashraf Ghani. Comment le pouvoir afghan appréhende-t-il l’élection présidentielle du 28 septembre dans ce contexte ?

Le gouvernement afghan en sortirait renforcé en cas d’élection présidentielle réussie. Le 28 septembre, quatorze millions d’Afghans sont appelés aux urnes pour élire leur président, la quatrième fois depuis 2001. Le processus électoral est endeuillé par de nombreux attentats. Quelle sera la réaction du peuple afghan ? Se déplacera t-il ? C’est un de principal enjeu du scrutin.

Qu’en est-il de l’Organisation Etat islamique, que les Talibans combattent également ? A la mi-août, l’organisation terroriste a revendiqué un attentat qui a fait au moins 63 morts à Kaboul. L’OEI gagne-t-elle du terrain ?

L’Organisation Etat islamique est un « sponsor » qui permet à certains groupes en quête de pouvoir de bénéficier de financements et d’armement. Les Talibans et le gouvernement afghan luttent tous deux contre cette organisation.

Il y a en effet une véritable concurrence entre l’OEI et les Talibans. Les deux organisations restent très distinctes. Le combat des Talibans s’appuie sur un fondamentalisme religieux et sur le nationalisme, ils veulent restaurer l’Emirat islamique d’Afghanistan et chasser les étrangers du sol afghan. Mais l’Etat islamique a une stratégie internationaliste. Son implantation en Afghanistan vise à créer une base arrière pour lui permettre de s’étendre dans le monde. Son objectif est de créer les conditions d’un conflit interreligieux et interethnique.

Un retrait américain précipité, le retour de la guerre civile et le chaos généralisé qui s’en suivrait seraient propice à une meilleure implantation de l’Etat islamique en Afghanistan.

Les Talibans se sont rendus en Russie à la mi-septembre, puis en Chine. Ils devraient aussi se rendre en Iran et dans des ex-Républiques d’Asie centrale. Ces pays pourraient-ils profiter de la fin des négociations avec Washington ? Ont-ils - notamment la Russie - la capacité d’ouvrir eux-mêmes de nouvelles négociations de paix ?

Il semble impossible de contourner les Etats-Unis pour les négociations de paix en Afghanistan. Mais la communauté internationale doit aussi peser de tout son poids. Le 23 septembre 2019, le Premier ministre pakistanais Imran Khan appelait à une reprise rapide des négociations entre les Talibans et les Etats-Unis plutôt qu’à l’ouverture d’un nouveau canal. Même si la Chine, le Pakistan et la Russie demeurent actifs sur le sujet - en particulier dans le domaine de la lutte contre le terrorisme -, la présence de l’armée américaine en Afghanistan garantit qu’une sortie de crise ne pourra pas se faire sans l’aval de Washington. L’ONU et son représentant spécial pour l’Afghanistan Tadamichi Yamamoto ont un rôle à jouer. Comme le souligne Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), il serait sans doute bénéfique de relancer le processus de Tachkent initié en 1999, réunissant six pays limitrophes de l’Afghanistan (Iran, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Chine, Pakistan) rejoints par la Russie, les Etats-Unis mais aussi l’Europe. Ce processus pourrait renforcer la reprise des négociations entre les Talibans et les Etats-Unis et non s’y substituer. Selon Emmanuel Dupuy, « Paris devrait profiter de la présidence russe du Conseil de sécurité pour le mois de septembre (…), fort du rapprochement estival entre Paris et Moscou, pour imposer une paix qui serait garantie par le poids des pays musulmans membres des Nations unies, notamment ceux qui siègent actuellement au sein du Conseil de sécurité, à l’instar de l’Indonésie ou du Koweït » (6).

Le processus de paix voulu par Donald Trump, pourfendeur du multilatéralisme, pourrait-il être sauvé par l’ONU ? Cette idée prêterait presque à sourire si pour les 21 millions d’Afghans de moins de 25 ans (63 % de la population), l’avenir ne se résumait pas aujourd’hui à émigrer, se droguer ou rejoindre un groupe armé. En Afghanistan, 125 000 étudiants dont la moitié de jeunes filles fréquentent les universités et grandes écoles ; 70% des enfants sont scolarisés, dont 40% sont des filles. La France - qui a perdu 89 de ses soldats en Afghanistan -, membre du Conseil de sécurité et présidant le G7 jusqu’à la fin de l’année, mais aussi l’Europe, enfin organisée avec un nouveau leadership volontariste en vue de l’autonomie stratégique de l’UE, devraient saisir les instances onusiennes pour imposer, enfin, la paix.

Notes :
(1) Source : Site Internet indépendant Icasualties.org : http://icasualties.org/. Consulté le 27 septembre 2019.
(2) Source : “L’Afghanistan : l’ONU dernière chance avant le chaos total”, communiqué du club France-Afghanistan, présidente : Mme Françoise Hospitalier.
(3) Cité dans : Maurin Picard, « Afghanistan : Trump négocie « sa » sortie », Figaro, [en ligne], mise en ligne le 19 août 2019, consulté le 20 août 2019.
(4) Jean-Charles Jauffret, Afghanistan (2001-2013). La guerre inachevée, Paris, Autrement, 2013.
(5) Cité par Adrien Jaulmes, « Afghanistan : les raisons du revirement de Donal Trump », Figaro, [en ligne], mise en ligne le 10 septembre 2019, consulté le 20 septembre 2019.
(6) Emmanuel Dupuy, « Tribune : la France doit reprendre l’initiative dans le dossier afghan », L’opinion, [en ligne], mise en ligne le 18 septembre 2019, consulté le 20 septembre 2019.

Publié le 28/09/2019


Christophe Lafaye, est archiviste et docteur en histoire de l’université d’Aix-Marseille, enseignant vacataire à l’université de Bourgogne et chercheur associé à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM).
Sa thèse de doctorat a porté sur « L’armée française en Afghanistan (2001-2012). Le génie au combat », publiée en mai 2016 chez CNRS éditions, pour laquelle il a obtenu le Prix d’histoire militaire 2014 et le Prix de l’UNOR 2016. Il est également officier de réserve de l’armée de Terre et Auditeur de la 199e promotion régionale de l’IHEDN.
Ses travaux actuels portent sur la collecte, l’archivage et la valorisation de l’expérience combattante au XXIe siècle.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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