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Entretien avec Christian Taoutel : « Le gouvernement doit adopter une position claire sur la question de la “résistance” armée, sinon le Liban sera dans une impasse »

Par Christian Taoutel, Ines Gil
Publié le 13/02/2025 • modifié le 13/02/2025 • Durée de lecture : 6 minutes

Christian Taoutel

Jusqu’à l’escalade de la guerre au Liban, le Hezbollah et ses alliés dominaient la vie politique libanaise depuis plusieurs années. Mais ces derniers mois, le groupe chiite a été considérablement affaibli. Un nouveau gouvernement a été formé le 9 février, cela confirme-t-il l’affaiblissement politique du groupe chiite ? Plus largement, que peut-on dire de ces nouveaux ministres ?

Le sentiment est mitigé au Liban, en particulier dans les milieux intellectuels. Certains ministres nouvellement nommés sont des professeurs d’universités que je connais, des technocrates excellents dans leur domaine. La question est de savoir comment ils vont pouvoir travailler avec des ministres appartenant au binôme Amal-Hezbollah. C’est une réelle inquiétude. Au total, cinq ministres appartiennent au binôme chiite. On aurait pu imaginer la nomination d’autres personnalités chiites non inféodées aux deux partis traditionnels, mais la formation de ce gouvernement a été une tâche ardue pour Nawaf Salam, il semble qu’il n’ait pas eu le choix. Néanmoins, le tandem chiite n’est pas tout puissant, car il ne dispose plus du tiers de blocage au sein du cabinet.

Le ministère des Finances en particulier est source d’interrogation, car il a été donné au tandem chiite en la personne de Yassine Jaber. Mr Jaber est certes respecté au Liban, mais il est connu pour être inféodé à Nabih Berri, que les Libanais accusent de couvrir la corruption, mais aussi l’allié le plus fort du Hezbollah. Quant à Mohammad Haïdar (ministre du Travail) et Rakan Nassereddine (ministre de la Santé), tous deux sont liés au Hezbollah. Des partisans du Hezbollah certes, et non des membres du parti. Mais au Liban, cela ne fait aucune différence.

C’est une coalition très hétérogène

C’est vrai, on peut donc se poser la question de la feuille de route que va adopter ce gouvernement. Pour l’instant, les ministres préparent le texte par lequel ils vont se présenter aux Libanais mais aussi au Parlement, pour obtenir la confiance des députés. Le gouvernement doit adopter une position claire sur la question de la « résistance » armée dans le sud-Liban, sinon le Liban sera dans une impasse. La déclaration ministérielle, devrait exclure le fameux triptyque « armée, peuple, résistance » qui jusque-là légitimait les armes du Hezbollah.

Depuis les accords de Taëf (1989), les textes de présentation des gouvernements contiennent systématiquement une phrase affirmant que la « Résistance », sous-entendu le Hezbollah, a le droit de lutter contre l’occupation israélienne. Aujourd’hui, le Président et le Premier ministre sont appuyés par les Etats-Unis, mais aussi par la France, car Emmanuel Macron s’est déplacé au Liban au lendemain de l’élection présidentielle et Mme Morgan Ortagus vient de quitter Beyrouth après des déclarations américaines musclées. Il se pourrait donc que ni le Hezbollah ni la résistance en général, ne soient cités dans le texte de confiance, mais uniquement l’armée libanaise. Si le gouvernement mentionne d’une façon indirecte le droit du Liban à se défendre contre Israël, sans affirmer le monopole de la force de l’armée libanaise, cela sera assez flou pour que le Hezbollah puisse reprendre les armes sous d’autres formes. C’est un problème épineux, les mots adoptés doivent être clairs et sans brèche laissée au lecteur.

D’autant plus qu’Israël ne facilite pas la tâche. L’armée israélienne devait quitter le Liban le 26 janvier, mais le bureau de Benyamin Netanyahou a annoncé le report du retrait, qui devrait avoir lieu entièrement le 18 février. S’ils ne se retirent pas, les Israéliens donneront un alibi au Hezbollah qui pourrait alors affirmer que l’Etat libanais est incapable de chasser Israël des terres libanaises occupées, et donc que le droit à la résistance est légitime de nouveau.

Dans un pays encore plongé dans la crise financière, un des chantiers du gouvernement sera aussi la mise en place de réformes

Ce gouvernement est censé être un gouvernement de sauvetage, le Liban est en banqueroute totale. Si 4 à 5 milliards de dollars ne sont pas rapidement injectés dans l’économie libanaise à travers l’Arabie saoudite ou les Etats-Unis, tout ce qui a été fait depuis la chute du régime en Syrie et depuis la défaite du Hezbollah, aura été inutile. On a beau changer les dirigeants, la pauvreté reste un grand danger qui peut déstabiliser le Liban. Il ne faut pas oublier que les Libanais ont tout perdu dans les banques.

Ce gouvernement a des atouts, il jouit d’une certaine crédibilité internationale qui pourrait lui donner des points forts pour initier des réformes, et permettre le remboursement des déposants libanais. Les Libanais espèrent une aide économique internationale, mais celle-ci est conditionnée à la mise en place de réformes. Or, le Premier ministre Nawaf Salam est largement compétent pour initier des réformes permettant le déblocage des aides étrangères.

Il ne faut cependant pas oublier que ce gouvernement a une durée de vie très courte. Même s’il obtient la confiance du Parlement, il ne pourra travailler que quelques mois, car les prochaines élections législatives auront lieu d’ici 2026. Les majorités changeront certainement de bord et ce gouvernement devra alors démissionner. C’est donc un gouvernement de transition.

Concernant maintenant les relations avec la Syrie : Ahmad al-Charaa a affirmé que « le régime Assad a alimenté la guerre civile au Liban », pointant du doigt le régime déchu pour son rôle dans les assassinats de plusieurs figures politiques libanaises. Les nouveaux dirigeants syriens semblent vouloir construire de nouvelles relations apaisées entre Beyrouth et Damas

Jusqu’à maintenant, Ahmad al-Charaa est plutôt bien perçu par les Libanais, qui considèrent, de manière générale, qu’il ne peut pas y avoir pire que la dynastie Assad au pouvoir. Pour l’instant, le nouveau président syrien ne s’est pas beaucoup exprimé sur le Liban, mais les quelques déclarations sont relativement équilibrées. Il a dit vouloir rétablir des relations diplomatiques normales et justes entre les deux pays, en affirmant que la Syrie souhaite respecter la souveraineté du Liban, et que le territoire syrien ne serait plus une plateforme par laquelle transitent les armes du Hezbollah. Il a aussi accusé le régime Assad d’avoir assassiné des figures politiques libanaises, en évoquant Hariri, Joumblatt, Gemayel, sous forme d’un quasi mea culpa. Il y a encore quelques mois, ce genre de déclarations de la part d’un dirigeant syrien était invraisemblable. Par conséquent, la chute d’al-Assad et les déclarations des nouveaux dirigeants ont apaisé les tensions avec les responsables libanais druzes, sunnites et chrétiens. Mais ceux-ci restent attentifs aux décisions du nouveau président syrien, d’autant plus que la Syrie est toujours instable, et que cela pourrait avoir des répercussions sur le Liban.

En revanche, pour ce qui est des responsables chiites et de la communauté chiite qui est en majorité favorable au Hezbollah, c’est une autre histoire. La chute d’al-Assad est perçue comme une défaite de plus après une succession de revers, parmi lesquels :
1/ La guerre à Gaza, qui s’est finie par un anéantissement quasi total de la bande de Gaza et de l’espoir de formation d’un Etat palestinien.
2/ L’assassinat de Hassan Nasrallah, qui était perçu jusqu’ici comme immortel. D’autant plus qu’il a été rapidement tué, quelques jours à peine après le début de la guerre. Et évidemment, l’assassinat de tout l’état major du Hezbollah.
3/ L’attaque des pagers avec laquelle le système militaire du Hezbollah a été amputé, paralysé. On parle de 3 000 à 4 000 combattants du Hezbollah gravement blessés en un instant. C’est le coup du siècle et les Israéliens en jouent. Benyamin Netanyahou a offert un pager en or à Donald Trump durant sa récente visite à Washington.
4/ L’élection au pouvoir de Joseph Aoun, qui n’était pas dans les plans du Hezbollah. Depuis plus de trois ans, le groupe chiite bloquait l’élection d’un président au Liban. Pour le Hezbollah, c’était soit Soleiman Frangié, soit il n’y ait plus de président chrétien au Liban. Aujourd’hui, il n’a pas eu le choix, il a été obligé d’accepter Joseph Aoun à la présidence.
5/ La nomination de Nawaf Salam comme Premier ministre. C’est la bête noire du Hezbollah.

Tous ces éléments sont un coup dur pour le Hezbollah et plus largement le binôme chiite. Il va sûrement tenter de récupérer du terrain ailleurs, en se repliant dans le pays. Selon des spécialistes, il resterait entre 15 et 30% de l’arsenal militaire du Hezbollah, vraisemblablement situé entre Beyrouth et la Bekaa, au nord du Litani. Les mois prochains nous montreront ce que deviendront ces armes. Vont-elles devenir obsolètes par manque d’utilisation ou vont-elles être utilisées pour une guerre interne ?

Pour revenir à Ahmad al-Charaa : certains évoquent son passé de djihadiste, sa barbe islamisante, le fait qu’il ne serre pas la main des femmes. Ce n’est pas un vrai débat selon moi. Le plus important est qu’il semble qu’il ait compris le jeu diplomatique, en passant de “Joulani” à “Charaa”. Il travaille sa communication pour devenir acceptable auprès de la communauté internationale. Ce n’est pas évident de passer d’un personnage infréquentable au président de la Syrie. Il faut attendre de voir comment la communauté internationale va gérer la situation en Syrie. Ensuite, on verra les conséquences dans les relations syro-libanaises.

Il ne faut cependant pas oublier les événements inquiétants à la frontière entre le Liban et la Syrie. Des affrontements ont éclaté entre la nouvelle armée syrienne et des groupes paramilitaires (dont on ignore l’identité) originaires des villages inféodés au Hezbollah, non loin de la frontière entre les deux pays. Les combats sont principalement concentrés en Syrie, mais certains obus sont tombés sur le territoire libanais, ce qui a poussé l’armée libanaise à se déployer le long de la frontière. Des violences susceptibles de dégrader les relations syro-libanaises et de déstabiliser un peu plus le Liban.

Publié le 13/02/2025


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Christian Taoutel est historien, directeur du département Histoire et Relations Internationales de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.


 


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