Entretien avec Chloé Domat à propos de la bande dessinée « Beyrouth malgré tout »

Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Robert Sacy et comment avez-vous eu l’idée de retracer son histoire ?

Nous avons rencontré Robert Sacy au lendemain de l’explosion port de Beyrouth le 4 août 2020, explosion qui avait dévasté une grande partie de la ville. Nous étions alors en reportage pour Arte, et nous nous sommes rendus à l’hôpital de la Quarantaine, qui est très proche du port. L’hôpital avait été totalement soufflé par l’explosion : portes et fenêtres étaient arrachées, les murs et les faux plafonds effondrés, la scène était désastreuse. Et c’est là que nous avons croisé Robert Sacy, qui avait fondé quelques années auparavant l’aile de pédiatrie de cet hôpital public, et qui déambulait alors dans son service détruit.

Nous l’avons donc suivi dans ce reportage pour Arte, appelé « Liban, dans le chaos des hôpitaux ». Ce reportage a ensuite été sélectionné au festival FIGRA, et c’est là-bas qu’on nous a proposé de faire une bande dessinée sur Robert Sacy, de retracer son histoire et son parcours de façon plus complète, et non plus seulement à partir de l’épisode de l’explosion du port de Beyrouth. Cette proposition nous a semblé une manière très intéressante de raconter l’histoire contemporaine du Liban à travers un personnage « fil rouge », fort et émouvant, dont beaucoup de libanais se souviennent. L’idée était également de faire un album pédagogique pour les personnes qui ne connaissent pas forcément le Liban, avec des pages historiques ou de contexte politique et social.

Pouvez-vous revenir sur la réalisation de votre bande dessinée ?

À titre personnel, j’aime beaucoup la bande dessinée, et ma co-autrice Sophie Guignon également. En travaillant sur ce projet, nous nous sommes également rendues compte qu’il y a beaucoup de similitudes entre la bande dessinée et le reportage vidéo : c’est-à-dire que la manière de raconter en bande dessinée, le découpage des dessins, le rythme que l’on apporte avec les cases et la narration ressemble d’une certaine manière au travail que l’on fait en reportage vidéo au moment du montage, entre une image qui parle d’elle-même et des phrases de commentaire que rajoute le journaliste.

Quant au dessinateur, Kamal Hakim, il est le conjoint de Sophie, et ce projet s’est donc fait assez naturellement. Il était également important pour nous et pour la maison d’édition que le dessinateur soit libanais afin qu’il soit imprégné de l’environnement libanais, des codes esthétiques, de tous les petits détails qui font la vie libanaise.

Quel est le parcours professionnel de Robert Sacy ?

Robert Sacy est fils de médecin, et il choisit lui aussi de devenir médecin, avec la spécialité de pédiatre. Il fait ses études entre le Liban et la France, et effectue beaucoup d’aller-retour entre les deux pays pendant la guerre civile (1975-1990). Pendant cette guerre, s’impose à lui, comme chez de nombreux Libanais, le choix de soutenir un parti. Pour lui c’est la milice chrétienne des Phalanges libanaises pour laquelle il devient ambulancier. Pendant un temps, il est proche de Bachir Gemayel, chef des Phalanges libanaises, qui sera assassiné en 1982. Il travaille aussi en tant que pédiatre pour plusieurs hôpitaux, notamment l’hôpital Saint-George à Beyrouth. Il faut savoir qu’au Liban, la grande majorité des hôpitaux sont privés, c’est-à-dire qu’ils sont payants. Vers la fin de sa carrière, il souhaite très fortement faire quelque chose qui ait un impact pour son pays, estimant qu’il n’est pas très juste que les gens qui ont de l’argent puissent bien se soigner, et pas les pauvres. Il se lance ainsi dans le pari d’ouvrir un service pédiatrique de pointe dans un hôpital public en 2016. À Beyrouth, il n’y a que deux hôpitaux publics, dont celui de la Quarantaine, situé dans un quartier assez mal famé, et qui est un hôpital de mauvaise réputation. Il retape alors un bâtiment en friche pour en faire un service de pédiatrie de pointe où il y reçoit à la fois des enfants de parents libanais qui ont peu de moyens et également des enfants de réfugiés syriens. Rappelons que la guerre en Syrie a débuté en 2011, et que de nombreux syriens se réfugient au Liban, plus d’un million.

Vous évoquez les moments de l’histoire du Liban, notamment la guerre civile et la reconstruction, les soulèvements de 2019, la crise économique. Comment s’articule cette histoire nationale dans votre album ?

L’album débute avec la période du mandat français et la création du Liban, puis la période que l’on peut appeler d’âge d’or, c’est-à-dire les années 1950 à 1970, puis la guerre civile de 1975 à 1990, la fin de la guerre civile où les chefs de milices deviennent des responsables politiques « respectables ». C’est là que l’illustration a été un moyen intéressant, par exemple, nous avons représenté de jeunes miliciens sur un plateau de jeu qui débute en 1975, à qui il arrive plein d’aventures, puis qui ressortent quinze ans plus tard dans de beaux costumes de responsables politique.

Nous évoquons aussi la période de reconstruction, avec le pari de rebâtir Beyrouth sur le modèle de Dubaï. En faisant table rase du passé et en essayant d’attirer des capitaux étrangers, on mise sur l’ultra consommation et sur le luxe. C’est également une période pendant laquelle les écarts de richesse se creusent. Puis, nous évoquons le soulèvement de 2019, qui a rassemblé des centaines de milliers de libanais dans tout le pays pour dénoncer la corruption de la classe politique, demander un nouveau système politique déconfessionnalisé et plus de justice sociale. Puis nous revenons sur l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, suivie de la crise économique dans laquelle les Libanais ont perdu, pratiquement du jour au lendemain, tout ce qu’ils possédaient à la banque, la dévaluation de la monnaie libanaise, l’explosion des prix, la pénurie de médicaments, de nourriture, d’essence, etc. Cette crise économique a également beaucoup impacté le système de la santé, et c’est là où la grande histoire rejoint la petite, avec toutes les conséquences que cela a eu sur l’hôpital créé par Robert Sacy.