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Carla Eddé est chef du département Histoire – Relations internationales de l’Université Saint Joseph de Beyrouth
Sous l’empire ottoman, il n’y avait pas une mais plusieurs provinces syriennes, celle d’Alep, de Damas, de Tripoli, de Saïda et celle de Beyrouth, créée en 1888, sans compter le cas du Mont-Liban, qui relevait de certaines de ces provinces tout en bénéficiant d’une certaine autonomie. La Syrie et le Liban en tant que tels et dans leurs frontières actuelles n’existaient donc pas comme entités politico-administratives : le terme même de « Syrie » est ainsi un terme ancien, réintroduit comme unité politique par la diplomatie et les ambassades étrangères.
Cette question soulève l’enjeu de l’ingérence européenne, et française en particulier, dans l’Empire ottoman. En raison du rapport de force qui leur était favorable, les puissances européennes s’étaient habituées à intervenir dans les affaires ottomanes, par le centre de l’empire et par chacune de ses provinces. Au Levant, elles intervenaient notamment par le biais de la protection des minorités, c’est-à-dire des chrétiens. Au lendemain de la guerre, la France fait partie des gagnants mais doit assurer la position et l’influence qu’elle avait au Levant pendant l’empire. Elle tente alors de s’imposer en Syrie et essaye pendant près de deux ans, entre octobre 1918 et juin 1920, de trouver un arrangement avec les nationalistes arabistes syriens en leur proposant de soutenir les intérêts syriens et notamment leur volonté d’unification des provinces syriennes. Cependant, les nationalistes syriens refusent toute remise en cause de la souveraineté de la Syrie qu’ils veulent alors instaurer. Les déclarations américaines notamment, d’émancipation des peuples et des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, les encouragent en donnant à leur demande une légitimité internationale.
Or la France a besoin d’alliés locaux pour maintenir et renforcer son pouvoir dans la région. Elle se « rabat » alors sur les Libanais (habitants du Mont-Liban) et les libanistes (les partisans d’un projet politique articulé autour du Mont-Liban). Le projet politique des libanistes autour du Liban correspond en fait à l’émancipation des chrétiens du Proche-Orient. Ils acceptent de demander le mandat français en échange de la réalisation de leur projet politique par la France. Le Grand Liban voit donc le jour alors qu’il faudra attendre plusieurs années avant qu’un véritable Etat syrien apparaisse, puisque la France morcelle cette région en de multiples entités.
Face au mandat français et à la création du Grand Liban, les nationalistes syriens résistent militairement quand ils le peuvent et pacifiquement faute d’autres moyens de résistance. Les libanistes sont quant à eux les alliés obligés des autorités françaises mais n’apprécient pas beaucoup plus que les Syriens la gestion coloniale. Sans dénoncer le principe du mandat qu’ils avaient accepté, ils dénoncent ses abus.
La volonté de parvenir à l’indépendance commence pour le Liban au moins en 1936 si ce n’est avant, et dure jusqu’en 1946. Il y a souvent eu pendant cette période, et surtout entre 1943 et 1946, une alliance objective entre les pouvoirs syriens et libanais en place, chacun soutenant les revendications de l’autre. La demande d’indépendance est lancée par le Liban qui modifie unilatéralement la constitution libanaise en novembre 1943 pour en retirer toutes les clauses relatives au mandat. Cette première action dispose du soutien complet du gouvernement syrien. A la fin de la crise libanaise qui suit cette initiative, la Syrie procède aux mêmes changements constitutionnels.
En outre il y a eu une collaboration intense entre le Liban et la Syrie dans les instances régionales en voie de création telles que la future Ligue des Etats arabes, et face à la France, dans une optique d’effort concerté pour arriver aux deux indépendances. Cet accord politique mêlait convictions et intérêts des deux protagonistes. Ainsi, aux revendications de la Syrie sur le Liban, celui-ci répondait que le maintien de ces revendications entrainerait l’annulation de sa demande d’indépendance. Or, l’indépendance des deux pays était liée. En contrepartie, le Liban acceptait son caractère arabe et donc son appartenance au même camp que la Syrie. Il assurait ainsi la Syrie de son soutien en s’engageant à ne plus demander à l’Occident de l’aider contre elle et contre le monde arabe. Un accord implicite s’établit donc, par lequel la Syrie accepte le Liban et les frontières de 1920, et le Liban accepte de faire partie de l’unité arabe à venir. Cet accord politique et cette collaboration entre la Syrie et le Liban pour obtenir l’indépendance assurent des relations relativement bonnes entre les deux pays pendant quelques années, même si la fin de l’union économique qui existait à l’époque du mandat entre ces entités ne se fait pas sans remous.
La relation de collaboration établie pour obtenir l’indépendance, est perturbée à partir des années 1950 par la rupture de l’union économique en 1950 et les changements qui se produisent au Moyen-Orient, notamment avec l’arrivée de la guerre froide dans la région. La version arabe de la guerre froide se dessine selon deux axes autour de l’Égypte d’un côté et de l’Irak de l’autre. Le soutien de la Syrie varie de l’un à l’autre. Le Liban reste plus ou moins neutre jusqu’à ce que le Président Chamoun s’oppose au « communisme », ou plutôt au poids croissant de Jamal Abdel-Nasser au Moyen-Orient après 1956, et rejoigne l’axe opposé à l’Égypte composé de l’Irak, de l’Arabie saoudite ou de la Jordanie. Ce positionnement perturbe fortement les relations entre la Syrie alors pro-égyptienne et le Liban. En outre, durant les agitations politiques qui secouent la Syrie dans les années 1950, le Liban accueille plusieurs opposants syriens fuyant leur pays et s’attire ainsi les reproches du régime en place en Syrie. Les années qui précèdent la guerre du Liban, et notamment la deuxième moitié des années 1950, sont donc des années troublées pour les relations syro-libanaises.
La justification par l’histoire et le caractère dit historiquement syrien du Liban, sont utilisés comme une bonne raison pour intervenir. En réalité, la Syrie intervient dans le conflit libanais pour plusieurs raisons. Elle est tout d’abord liée au Liban par la fraternité et les relations privilégiées qui unissent les deux pays. Elle possède en outre une frontière commune avec le Liban, elle est donc directement concernée par ce qui s’y passe. De plus, la Syrie reçoit alors les livraisons d’armes destinées à la résistance palestinienne pour lesquelles elle fait l’intermédiaire et sert de zone de transit. Or, l’Etat libanais mène alors une politique pour contrer cet afflux d’armes vers la résistance palestinienne sur son territoire. La Syrie a donc un important moyen de pression sur l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP).
La Syrie intervient au Liban dans un contexte particulier. En effet, entre 1949 et 1970, la Syrie est marquée par une instabilité permanente dont témoignent les 23 coups d’état réussis ou échoués qui secouent le pays durant cette période. Elle est alors le maillon faible du Moyen-Orient. Car la Syrie est plus arabiste que syrianiste. Elle croit dans l’unité arabe, pour laquelle elle est l’objet d’une lutte entre l’Irak et l’Égypte qui se battent pour affirmer leur leadership sur le monde arabe. La Syrie accepte d’être l’objet de cet affrontement car elle veut l’unité arabe depuis le mandat français. A partir de 1970 et l’arrivée d’Hafez el-Assad, le Syrie se stabilise mais le régime est déjà dénoncé par certains comme étant alaouite et doit donc jouer l’arabisme pour contrer ses attaques. Le régime fait donc de l’arabisme sa cause, or la résistance palestinienne est à ce moment là le symbole de l’arabisme. Elle est donc amenée à s’impliquer dans la guerre du Liban dans laquelle la résistance palestinienne est un acteur majeur.
En outre, si l’arrivée d’Hafez el-Assad en 1970 marque l’entrée du pays dans un processus de stabilisation, celle-ci est encore fragile. Les tensions avec les Frères musulmans commencent assez vite. La Syrie a donc toutes les raisons d’être inquiète par une déstabilisation du Liban, car sa propre stabilité est toute récente et menacée. Elle se considère à l’époque comme étant entourée d’ennemis : la situation est explosive avec la Turquie, elle est tendue avec le parti des Ba’ath en Irak et avec Israël naturellement.
La Syrie intervient également au Liban car elle cherche à s’imposer comme un acteur régional fort parlant au nom de plusieurs pays et acteurs régionaux. Elle tente ainsi de dessiner une troisième voie face à Israël : elle ne fait partie ni du camp du refus de la paix de 1967 qui regroupe la résistance palestinienne, l’Irak, la Libye et le Yémen du sud, ni du camp des « modérés » tels que l’Égypte ou l’Arabie saoudite. Elle essaye de trouver une troisième voie, en quelque sorte ni la capitulation, ni le refus de principe de la paix. Pour faire réellement exister cette troisième voie et éviter qu’elle ne se marginalise, la Syrie doit pouvoir parler au nom de plusieurs acteurs, soit le Liban, la résistance palestinienne et la Jordanie. Elle cherche donc à dominer le Liban et la résistance palestinienne pour constituer un bloc politique autour d’elle, afin d’exister et de s’imposer comme puissance régionale.
La Syrie est donc impliquée dans la guerre du Liban par les liens qui l’unissent à ce dernier et la frontière qu’ils partagent, elle s’implique également avec un objectif politique régional.
La Syrie est un des premiers médiateurs dans la guerre du Liban, et un médiateur efficace. Il s’agit peut-être du pays dont la médiation est la plus efficace pendant plusieurs mois. Cependant, ses médiations diplomatiques échouent. Ces défaites provoquent une implication encore plus marquée de la Syrie qui les considère comme un échec pour s’imposer comme une puissance régionale.
A partir de janvier 1976, elle envoie donc au Liban des hommes de l’Armée de Libération de la Palestine (ALP), c’est-à-dire de l’organe officiellement armé de l’OLP composé de contingents palestiniens relevant des armées de certains pays arabes. En envoyant l’ALP et non l’armée syrienne officielle, la Syrie réduit le risque de réaction d’Israël à son implication dans le conflit. Au début, l’intervention de la Syrie a donc une fonction essentiellement défensive. Il est néanmoins difficile de dire où finit la fonction défensive de son intervention et où commence sa fonction offensive.
L’échec des médiations puis de son premier envoi d’hommes de l’ALP sont un camouflet pour le régime syrien qui passe donc à la vitesse supérieure et entre dans un engrenage en s’impliquant militairement et en devenant un acteur à part entière de la guerre. L’échec de la première intervention de janvier 1976 est suivi de l’entrée de l’armée syrienne au Liban en juin 1976, et d’un déploiement sur le territoire libanais étalé sur 6 mois. La Syrie ne veut pas faire disparaître le Liban en tant qu’Etat, elle veut le satteliser, parler en son nom, être le chef de la coalition des deux Etats et faire primer les intérêts de Damas au Liban, notamment pour ce qui concerne les relations avec les autorités palestiniennes. Afin de justifier l’investissement et la politique menés par la Syrie au Liban, Hafez el-Assad parle ainsi d’ « un peuple dans deux Etats » pour qualifier le Liban et la Syrie.
On peut donc considérer que la Syrie a « gagné » la guerre lorsqu’elle a réussi à faire signer par le Liban le traité d’amitié et de fraternité et le traité de défense en 1991.
Après la guerre, la Syrie reste au Liban en raison de nouveaux intérêts économiques qu’elle trouve à cette occupation. En effet, la Syrie a besoin d’un poumon économique : le libéralisme et le néo-libéralisme du Liban l’arrangent car le pays est une source de devises pour la Syrie, qui a connu sous Hafez el-Assad une première ouverture économique, restée néanmoins limitée.
En outre, le retrait de la Syrie du Liban serait lu comme une défaite. Et personne ne réclamait vraiment le départ de la Syrie hors du Liban. L’accord de Taëf qui a mis un terme à la guerre ne prévoit pas d’ailleurs le retrait syrien du Liban. A l’échelle libanaise, il ne donne à aucune instance le pouvoir et les moyens de trancher. Dans un pays ingouvernable, la Syrie avait l’avantage de constituer une instance qui tranchait et arbitrait. Le Liban en avait presque besoin en l’absence de réconciliation et de projet national consensuel.
Une des nombreuses conséquences du conflit syrien est l’attentisme de la classe politique libanaise à l’origine de blocages et d’un vide constitutionnel au Liban. Personne n’a envie de gouverner aujourd’hui au Liban. La gestion des réfugiés syriens par exemple, entre autres dossiers, est extrêmement complexe et glissante à traiter pour un politique puisque ses dimensions humanitaires sont difficilement dissociables de ses prolongements politiques et mémoriels.
Les répercussions de la crise syrienne sont également économiques et sécuritaires. Le marasme économique est net et se voit notamment dans le désespoir qui touche certains jeunes à la recherche d’emplois. Cela sans parler de la situation dans le nord, à Tripoli et dans le Akkar en particulier où la porosité des frontières territoriales et politiques se ressent quotidiennement.
Une guerre comparable à celle de 1975-1990 semble peu probable au Liban pour le moment, puisqu’il n’y a pas actuellement deux partis militairement aptes à se faire la guerre. Le Liban pourrait davantage être marqué - et il l’est déjà - par une instabilité et une insécurité permanentes avec des actes de violence « isolés » de toutes sortes qui peuvent gagner en fréquence et en ampleur, territoriale notamment, sans oublier la crise politique, et une atmosphère de méfiance. Où finit l’instabilité, où commence la guerre est naturellement difficile à définir d’emblée. Il ne faut pas oublier non plus l’acteur israélien, qui entreprend régulièrement de jeter de l’huile sur le feu.
Félicité de Maupeou
Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.
Carla Eddé
Carla Eddé est chef du Département d’Histoire – Relations internationales, Faculté des lettres et des sciences humaines, Université Saint-Joseph, et membre du Comité scientifique du Musée de Beyrouth.
Elle est l’auteur de nombreuses publications. Entre autres publications récentes : Beyrouth : naissance d’une capitale (1918-1924), Arles, Actes-Sud (en collaboration avec l’IFPO), Collection Sindbad, 2010 ; « Le Cénacle libanais ou la culture du Pacte national » [en arabe], Le temps du Cénacle (1946-1975). Entre histoire, mémoire et présent, Beyrouth, Publications du Cénacle libanais, 2012, p. 181-220 ; « Les mémoires des acteurs libanais de la guerre : le conflit revisité par ses protagonistes », F. Mermier et C. Varin (dir.), Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), Arles, Actes-Sud (en collaboration avec l’IFPO), 2010, p. 25-46.
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