Appel aux dons vendredi 19 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2810



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 18 avril 2024
inscription nl


Accueil / Portraits et entretiens / Entretiens

Entretien avec Aude Signoles – Hamas, Autorité palestinienne et situation politique en Palestine

Par Aude Signoles, Mathilde Rouxel
Publié le 07/01/2019 • modifié le 05/01/2024 • Durée de lecture : 9 minutes

Aude Signoles

Pouvez-vous revenir sur le parcours du Hamas ?

Le Hamas est un mouvement qui est né en 1987, dans la bande de Gaza puis qui s’est vite répandu en Cisjordanie. C’est le premier mouvement politique palestinien né dans les territoires occupés – jusque-là ils étaient tous nés dans l’exil. Il est né dans un contexte spécifique qui est celui de la première Intifada, le soulèvement populaire contre l’occupation israélienne qui s’est manifesté à ce moment-là. Il est né à un moment où l’OLP évolue dans ses revendications par rapport à Israël. Jusque-là, l’OLP avait un discours de refus par rapport à l’existence même de l’État d’Israël et refusait toutes les propositions des Américains à l’ouverture d’un processus de négociation. Au milieu des années 1980 l’OLP évolue, notamment sous la pression des Palestiniens qui vivent l’occupation israélienne. Ils se mettent à reconnaître implicitement l’État d’Israël sur les frontières de 1948-1949 et à ne revendiquer la création d’un État palestinien que sur les territoires de la Cisjordanie et de la bande de Gaza avec Jérusalem Est comme capitale, à envisager l’abandon de la lutte armée et l’ouverture de négociations politiques. Cela sera avalisé officiellement un peu plus tard, mais quand le Hamas émerge en 1987 cette nouvelle donne est déjà discutée. C’est contre cette évolution doctrinale de l’OLP que le Hamas va être créé et qu’il va fabriquer son programme politique, qui fait une priorité de la poursuite de la lutte armée et de la revendication d’un État palestinien sur l’ensemble du territoire de la Palestine. Le contexte de la première Intifada est aussi une prise de conscience au sein des Frères musulmans que s’ils ne participent pas à la première Intifada, ils vont être marginalisés définitivement de la scène politique palestinienne. Le Hamas est un mouvement politique qui hérite de l’affiliation et de la logique des Frères musulmans égyptiens. Les Frères musulmans sont dans la bande de Gaza et en Cisjordanie depuis les années 1930-1940. Jusque-là, ils avaient pour priorité de développer leurs réseaux sociaux, sans prendre véritablement position contre l’occupation. Une scission s’opère au moment de la première Intifada où une partie des Frères musulmans, qui vont devenir les cadres du Hamas, vont décider d’entrer en politique. À ce moment-là, ils ne remettent pas en cause l’OLP. Une coalition nationale se crée pour dire non à l’occupation, et s’aligner sur le discours des manifestants de l’époque.

Au moment des accords d’Oslo en 1993, le Hamas s’oppose au principe même de la reconnaissance de l’Etat d’Israël, mais les dirigeants du mouvement ne se contentent pas de cette opposition de principe, ils font aussi une critique argumentée du contenu des accords. La charte du Hamas de 1988, qui explique leur prise de position en 1993 – et qui explique aussi largement les attentats à la bombe puis kamikaze qu’ils ont réalisé durant tout le processus – a été débattue en interne sur deux points. Le premier point, dans les années 1996-2000, était relatif à l’Autorité palestinienne créée en 1993. Qu’en faire ? Une partie du Hamas décide d’entrer dans le jeu politique. Alors qu’il n’était qu’un mouvement social, il est devenu un parti politique qui pouvait participer aux élections, débattre des lois et pouvait contester la politique interne. Il y eut donc un parti en 1995-1996 ; à l’échelle du mouvement, ce parti est toutefois resté une frange très minoritaire. D’autant que plus la situation sur le terrain avec Israël se révélait compliquée, plus la frange de la lutte armée au Hamas prenait de la place minorisant cette frange agissant en parti politique. Ce premier débat a conduit progressivement à la montée de l’opposition politique en Palestine, conduisant le Hamas à son rapport à l’Autorité palestinienne, notamment après la mort d’Arafat en novembre 2004. C’est là le deuxième débat, né avec l’idée qu’un dangereux vide politique s’était créé et qu’il était nécessaire de proposer à la population une expression politique de leur opposition. Le Hamas a donc fait le choix d’entrer en politique, participant aux élections municipales en 2005 et aux législatives en 2006, avec des candidats qui se présentaient soit - pour la première fois - sous l’étiquette Hamas, soit en qualité d’indépendant, tout en sachant qu’ils étaient proches du mouvement.

Ce fut un raz-de-marée, inattendu – même pour le Hamas. Il est important de le souligner : s’il était prêt à tenir un rôle dans l’opposition, il ne s’attendait pas à devoir prendre les rênes du pouvoir politique, et encore moins à affronter une communauté internationale qui allait prendre une position d’hostilité à son égard.

Au sein du Hamas, il y a trois mouvances, qui s’entrecroisent : une mouvance frériste historique, très sociale, qui considère que pour réaliser un changement, il faut miser sur le changement social. Elle part du principe que si les individus deviennent plus pieux et de meilleurs citoyens musulmans, elle va amener le changement au niveau politique. Cette mouvance sociale a toujours été importante, particulièrement dans la bande de Gaza qui souffre d’une très grande précarité. De l’autre côté, il y a la mouvance politique, qui s’interroge sur l’opportunité de se présenter aux élections nationales ou de rester en retrait. La dernière mouvance est la mouvance armée, qui est celle dont on entend le plus parler dans les médias et qui gagne en importance au fur et à mesure de la dégradation du processus de paix - empêchant de plus en plus la tendance politique de faire entendre sa voix.

Les élections législatives de 2006 et de l’année 2007 sont, de mon point de vue, clés dans l’histoire politique palestinienne contemporaine. Ce moment marque la scission territoriale Gaza/Cisjordanie et, de facto, l’existence de deux gouvernements concurrents. Depuis lors, le Fatah (le parti historique de Yasser Arafat) tient la Cisjordanie et le Hamas la bande de Gaza.

Quel est le positionnement de l’Autorité palestinienne de Ramallah face au Hamas ?

L’Autorité palestinienne en place en Cisjordanie et le Fatah n’ont pas accepté leur défaite de 2016. Ils ont eu un positionnement d’obstruction systématique à l’égard du Hamas. Leur politique en Cisjordanie a consisté en une chasse aux sorcières contre à la fois les jeunes combattants des brigades Izz al-Din al-Qassam du Hamas, mais aussi des cadres des mouvements associatifs qui structuraient la société. Les députés ont tous été emprisonnés, le journal du mouvement, lu par une grande faction de la population palestinienne, a été fermé. Cette politique d’hostilité manifeste face au Hamas a eu un effet contre-productif, en amenant plutôt les gens à se mobiliser en faveur du Hamas en Cisjordanie alors que la politique de la communauté internationale et de l’Autorité palestinienne à Ramallah visait au contraire à tout faire pour éviter qu’il y ait des militants mobilisés. De son côté, à Gaza, le Hamas a tenté de rester dans une situation de monopole de l’exercice du pouvoir politique, tout en se sachant menacé à la fois par la répression israélienne mais aussi par une probabilité éventuelle de « coup d’État », qui serait fomenté par Mohammad Dahlan, l’un des candidats américains à la succession de Mahmoud Abbas, l’actuel président âgé de 83 ans. Le Hamas s’est donc trouvé dans la position de devoir ménager ses liens avec Israël afin d’éviter qu’il y ait trop d’interventions militaires israéliennes dans la bande de Gaza, qui détruisent à chaque fois les infrastructures et plongent les habitants dans une situation humanitaire dramatique.

Il est difficile aujourd’hui de savoir quelle est l’aura du Hamas. À Gaza, une partie de la population critique les liens sécuritaires entretenus avec Israël, et bien qu’ils aient conscience que c’est une manière de protéger la population, des mouvements salafistes ou djihadistes opposants se sont développés, sur une ligne politique d’hostilité militaire récurrente à l’égard d’Israël. Il y a aussi une partie de la population qui avait à l’origine voté pour le Hamas mais qui s’oppose aujourd’hui à sa politique intérieure. La situation humanitaire est compliquée, le Hamas n’ayant pas apporté la prospérité économique attendue. La question des mœurs est moins en jeu aujourd’hui ; en effet, il y eut de telles rébellions parmi la population quand le Hamas a tenté d’imposer son contrôle que ce n’est pas sur ce point-là qu’ils ont choisi de développer le plus leurs idées. C’est surtout l’avancée d’un régime autoritaire qui inquiète dans la bande de Gaza, notamment la question de l’atteinte à la liberté d’expression qui crée du mécontentement. Il apparaît que plus la situation humanitaire se détériore, plus le régime a tendance à étouffer toute velléités de contestation, y compris dans son camp. Il me semble qu’à Gaza, les gens considèrent le Hamas comme un moindre mal. En Cisjordanie, la situation est différente. Les gens vivent au quotidien une double tutelle, qui provoque une grande colère. D’un côté, l’occupation israélienne qui est très présente, en raison de l’implantation des colonies et des barrages qui arrêtent les citoyens pour vérification de papiers, crée une situation territoriale qui renvoie tous les jours le Palestinien à une situation de dominé ; de l’autre côté, les Palestiniens développent un discours de colère de plus en plus massif contre l’Autorité palestinienne elle-même, accusée de « collaborer » avec l’État d’Israël.

Quelle succession pour Mahmoud Abbas ?

Mahmoud Abbas est effectivement très âgé. Depuis plusieurs années, plusieurs scénarii sont élaborés au sein du Fatah comme du côté de la communauté internationale pour sa succession. Au sein du Fatah, cela s’est manifesté par la tenue récente d’élections au comité central, alors qu’il y avait eu une absence totale de procédure électorale en interne durant toute la période d’Arafat. Cela montre bien que le Fatah a conscience de la nécessité de renouveler les équipes. Toutefois, ces élections ont été tellement contrôlées par les équipes de Mahmoud Abbas qu’elles n’ont pas véritablement apporté de changement. Il y a pourtant au sein du Fatah des figures qui pourraient faire consensus, et notamment des personnes qui pourraient établir des ponts avec le Hamas - notamment parmi les prisonniers politiques. Il est néanmoins évident que ce ne sont pas les figures qui sont mises en avant, ni par la communauté internationale ni par les proches de Mahmoud Abbas.

De la part de la communauté internationale, la question de la succession politique fait peur, notamment en Cisjordanie. Il existe à mon sens de vrais risques de mise en place d’un « homme fort » à Ramallah, porté par la communauté internationale, qui soit perçu par la population de plus en plus comme protégeant un régime non seulement corrompu, mais également illégitime.

Dans ce contexte-là, le Hamas reste le parti d’opposition à Israël mais aussi le parti de l’honneur, de la morale et de la probité politique. Il semble à ce jour inconcevable de faire sans lui dans les années à venir.

Que pensent les citoyens de Cisjordanie du Hamas ?

Si à Gaza les gens parlent, en Cisjordanie les gens ont peur. La campagne d’arrestation qui a d’abord visé les gens du Hamas vise désormais toute forme de contestation. On assiste aujourd’hui à de violentes fractures familiales en raison de dissensions politiques, mais aussi à des processus de délation par le voisinage, ou des vengeances qui peuvent porter sur tout autre chose que des positionnements partisans mais qui mettent en péril la sécurité de chacun. Les citoyens parlent donc de moins en moins politique. Il me semble tout de même que les bases de légitimité du Hamas sont loin d’être sapées, alors que celles de l’Autorité palestinienne liées au Fatah le sont, et probablement pour les vingt ans à venir. Les choses seraient différentes si on laissait des leaders, comme Marwan Baghouti, qui est en prison, ou d’autres qui sont sur une ligne de coopération avec le Hamas, s’exprimer. Mais il me semble inconcevable aujourd’hui qu’Israël et la communauté internationale acceptent ce genre de figures politiques.

L’équation, finalement, a toujours été la même pour les Palestiniens. Ils sont mis face au fait qu’ils ont une absence de leadership ou un problème de représentation politique alors que ce n’est pas vrai – il y a des figures politiques légitimes en interne, mais elles ne plaisent pas aux dominants.

Quel est le rôle de Mohammad Dahlan sur ces questions politiques ?

Mohammad Dahlan prépare la reconstruction depuis les Emirats arabes unis, notamment d’un point de vue financier avec le soutien des États-Unis et de la communauté internationale. C’est un personnage qui a été destitué manu militari par les citoyens de la bande de Gaza en 2006, d’où il est depuis banni. À Gaza donc, une partie de la population ne lui est pas du tout favorable. Mais il prépare son retour politique en distribuant beaucoup d’argent aux communautés, réfugiées notamment. Sa femme agit également, notamment par le biais d’associations caritatives. Dahlan mise donc à la fois sur le soutien de la communauté internationale, celui de certains Etats du Golfe et aussi de l’Egypte de Sissi, ainsi que sur les soutiens des populations réfugiées (au Liban notamment), pour asseoir sa légitimité et sa stature internationale. Le Président en exercice, Mahmoud Abbas, pourtant de la même obédience politique, le considère comme un rival et tente d’empêcher la progression de ses hommes sur le terrain en contrôlant les procédures électorales internes du partie. Quant à la population de Cisjordanie, il est difficile de savoir comment elle réagirait, même si une large partie d’entre elle recherche surtout la solution du « moindre mal ». L’économie du processus de paix a permis l’apparition d’une classe moyenne urbaine qui connaît un certain confort de vie désormais, découvre une économie du loisir, et a des ambitions d’ascension sociale pour ses enfants. Ces populations savent bien que si la communauté internationale cesse de soutenir - politiquement et économiquement - le régime (comme à Gaza depuis 2007), elles seront, sur le plan individuel, les premières victimes de cet état de fait. Dahlan a donc parmi elles une base électorale potentielle.

Publié le 07/01/2019


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


Aude Signoles est Maître de conférences en science politique à Science Po Aix-en-Provence. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle a résidé près de dix ans au Proche-Orient, en Palestine notamment.
Elle a publié plusieurs articles sur le processus de paix et son échec, mais aussi sur la gestion de l’eau, ou encore les dynamiques des pouvoirs locaux en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Elle a également codirigé un ouvrage intitulé « Les Palestiniens, entre Etat et diaspora. Le temps des incertitudes » (Karthala, 2012, avec Jalal Husseini).


 


Culture

Territoires palestiniens

Politique