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Entretien avec Alexandre Najjar lors du salon du livre francophone de Beyrouth

Par Alexandre Najjar, Chloé Domat
Publié le 04/11/2011 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Alexandre Najjar

Crédit photo : Alexandre Najjar

Vous venez de publier Anatomie d’un Tyran – Mouammar Kadhafi, comment cela s’inscrit-il dans votre travail d’écrivain ?

Depuis mon roman Berlin 36, paru en 2009, où j’ai raconté les Jeux de Berlin récupérés par Hitler, je réfléchis sur les dictatures en Orient. J’ai osé la comparaison entre les dictateurs occidentaux du passé et ceux des régimes arabes actuels : la manière dont le nazisme a brimé les libertés, censuré les médias, éliminé les opposants, pratiqué un double langage, manipulé les foules et formaté les opinions, ressemble étrangement aux méthodes des tyrans d’aujourd’hui.

_ Avec les révolutions arabes, cet intérêt s’est fait plus présent et plus pressant. J’ai souhaité explorer le personnage de Mouammar Kadhafi en particulier, car il est la synthèse de tous les dictateurs contemporains, avec la folie en prime ! Pour écrire mon livre, j’ai beaucoup puisé dans les sources arabes car « le Guide de la révolution » s’exprimait librement dans les quotidiens arabophones, notamment libanais. Puis j’ai recoupé ses propos avec les témoignages de gens qui l’ont connu ou avec les rapports d’opposants libyens.
Mais au-delà, c’est l’archétype du tyran moderne que j’ai souhaité examiner. Même si les sociétés sont fondamentalement différentes, on retrouve dans tous les régimes dictatoriaux du monde arabe des dénominateurs communs : le parti unique, la persécution des opposants, le populisme, le clientélisme, la corruption, les libertés bridées, le chantage, le double langage, etc…
Ensuite, un travail d’écrivain se met en place et j’essaie de percer l’esprit et la psychologie de mon personnage. Cela devient plus un portrait littéraire qu’une biographie au sens strict.
En tant qu’écrivain, on peut se trouver fasciné par des personnages et des destinées, on se sent poussé à les analyser en profondeur pour mieux les connaître. J’ai ainsi écrit sur Pinard, l’homme qui a persécuté Flaubert et Baudelaire, pour essayer de comprendre la démarche de ce procureur acharné qui a voulu interdire Madame Bovary et Les Fleurs du Mal. Kadhafi est certainement une grande figure romanesque : aucun romancier n’aurait osé l’imaginer !
Depuis mon premier livre, j’explore le thème de la liberté : c’est le fil conducteur entre tous mes ouvrages. La résistance, la révolte et la liberté me préoccupent, sûrement parce que mon pays a été sous occupation, et parce que le monde arabe est une région où les libertés sont bridées. Dans l’Orient Littéraire, je défends des valeurs libérales, je milite contre le censure, pour l’égalité et la liberté des peuples… Dénoncer Kadhafi était donc une évidence !

Quel est votre regard sur la fin de Mouammar Kadhafi ?

Je suis un peu surpris car je croyais qu’il s’exilerait ou se suiciderait. Je ne pensais pas qu’il serait aussi « jusqu’au-boutiste ». Il me semble toutefois que le fait d’être resté à Syrte est moins un acte de bravoure que l’attitude d’un être déconnecté de la réalité. Jusqu’au dernier moment, il ne se rendait pas bien compte de ce qui se passait. Sur la chaîne syrienne qui diffusait ses derniers discours, il s’exprimait toujours comme le Guide suprême et appelait son peuple à reprendre le dessus. C’est un personnage qui n’a pas compris qu’il était perdu et que son régime était tombé. A la fin de sa vie, il était malade, se droguait et vivait dans sa bulle, sur autre planète. Je suis néanmoins scandalisé par la façon dont il a été lynché. Les rebelles ont appliqué la loi de la jungle au lieu de laisser la justice s’appliquer ; ils ont été aussi sauvages que celui dont ils dénonçaient les excès. C’est regrettable parce qu’il y avait des responsabilités à définir et un criminel à juger. Il aurait pu nous donner les clés d’un certain nombre de dossiers comme celui de la disparition de Moussa Sadr, celui de l’UTA ou de Lockerbie, etc. On a peut-être voulu le faire taire, car il en savait trop : un procès aurait éclaboussé de nombreuses personnalités locales ou étrangères.

Vous avez aussi récemment publié Kadicha, un roman qui retrace entre autres un pan de l’histoire des chrétiens de la montagne libanaise. Quel message politique tentez-vous de faire passer ?

Il y a en effet un message politique sous-jacent à cet ouvrage. C’est l’idée que les chrétiens d’Orient ne sont pas des intrus, des gens accueillis chez d’autres communautés. Ils vivent ensemble avec les autres religions. La chrétienté existe en Orient depuis des siècles et les chrétiens sont en Orient chez eux. Ce que l’on entend sur les persécutions en Irak, en Egypte ou en Syrie n’est pas nouveau, c’est malheureusement une tradition dans la lutte des chrétiens pour leur survie en Orient. Les chrétiens ont beaucoup souffert pour exister et survivre dans cette région, et cela continuera. C’est une difficile réalité avec laquelle il nous faut vivre.

Quelle menace pèse aujourd’hui sur ces chrétiens d’Orient et quels espoirs pour demain ?

Il y a d’une part le discours des dictatures qui vise à dire aux chrétiens qu’il leur faut accepter la dictature ou plonger dans le chaos. Beaucoup de régimes ont joué sur ce « moindre mal » pour se positionner en protecteurs des minorités et d’une certaine manière les priver de leur liberté et de tout champ d’action indépendant. Certains sont tombés dans le piège de ce chantage. Mais, de manière générale, les chrétiens ont toujours combattu pour leur liberté et il semblerait paradoxal aujourd’hui qu’ils renoncent à cette liberté pour garder leur confort.
D’autre part, il existe un courant fondamentaliste, intégriste et salafiste qui représente une menace pour les chrétiens. Heureusement, en face, il y a des millions d’Arabes attachés à la cohabitation interreligieuse. Au Liban, par exemple, la présence chrétienne est devenue une exigence musulmane !
Je ne pense pas que l’on s’oriente vers des régimes laïques au sortir des révolutions arabes, mais j’ose espérer que nous nous dirigeons, à tout le moins en Tunisie, vers le modèle turc. Le parti Ennahda n’a pas le choix : il devra composer avec les partis libéraux ou partir. En Egypte, pour se démarquer de l’ancien régime, le nouveau régime sera obligé d’améliorer le statut des coptes qui ne supportent plus provocations et brimades.

Que pensez-vous de la crise que traverse actuellement le peuple syrien ?

La brutalité du régime syrien n’est pas une nouveauté pour les Libanais. On sait qu’il est fourbe, sanguinaire, et on connaît la logique d’Assad qui est prêt à se battre jusqu’au dernier Syrien pour ne pas s’avouer vaincu. Le jour où il videra les lieux, ce sera certainement sur les décombres de la Syrie. Nous sommes heureux de voir que le peuple syrien se soulève enfin contre le régime qui l’étouffait depuis des années. Le courage des rebelles syriens est exemplaire. Cela dit, il y a un rapprochement à faire entre la Révolution du Cèdre et les révolutions arabes. Et on peut aussi voir les soulèvements en Syrie comme un prolongement tardif mais bien réel du mouvement qui s’était initié en 2005 à Beyrouth pour exiger - et obtenir ! - le retrait de l’armée syrienne.

Publié le 04/11/2011


Chloé Domat est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et habite actuellement à Beyrouth. Elle a collaboré avec différents médias dont iloubnan.info, France 24, Future TV.


Alexandre Najjar est avocat, écrivain, responsable de L’Orient littéraire.
Il est notamment l’auteur de Anatomie d’un Tyran : Mouammar Kadhafi (Actes Sud/L’orient des livres) et Kadicha (éditions Plon) ainsi que d’ouvrages historiques dont De Gaulle et le Liban (éditions Terre du Liban), parus en deux tomes en 2002 et 2004.


 


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