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Ahmet Kuyas est professeur à l’Université Galatasaray, spécialiste de la Turquie contemporaine (XIXème – XXème siècle). Il a notamment travaillé sur les manuels d’Histoire turcs pour la Première et la Terminale de lycée.
Entre l’abolition du califat (1924) et dans les premiers temps de la République Turque, emmenée par la main de fer de Mustapha Kemal, les islamistes, pas plus que les autres mouvements d’opposition, n’étaient autorisés. Il faut attendre 1946 pour qu’ils émergent sur la scène politique, au sein du grand rassemblement de centre-droite, le Parti Démocrate. En 1971, ils créent leur propre mouvement, le Parti du Salut National, qui récolte 12% aux élections législatives de 1972. Ceux qu’on n’appelait pas encore les « islamistes » se distinguent donc par leur intégration au fonctionnement politique turc : le parlementarisme, les nécessaires négociations avec les autres formations politiques, l’opportunité de rentrer ou non dans des coalitions, etc.
Ils commencent à émerger dans les années 1970, portés par la forte personnalité de Necmettin Erbakan. Ce dernier développe une « Vision Nationale », plutôt de centre-gauche, qui prône une industrialisation étatique et un refus du Marché commun européen. Il enregistre des progrès électoraux jusqu’au début des années 1990, sans pouvoir emporter à lui tout seul les élections. En 1996, avec 24% des voix, il devient Premier ministre d’un gouvernement de coalition. Mais l’expérience du pouvoir est un échec, et le parti est en proie à des divisions internes. Finalement, le Conseil National de Sécurité, un organe constitutionnel contrôlé en sous-main par l’armée, pousse Erbakan à la démission et prononce la dissolution du Refah. Cette déroute a entraîné une remise en question, au travers de l’affrontement entre les partisans d’Erbakan, qui s’en tient à sa ligne de centre-gauche économique et son front du refus, et le courant réformateur, porté par Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, plutôt de centre-droite, prônant une rupture avec l’attitude contestataire et favorable aux débats : sur l’Europe, la place de la femme et la laïcité. Lors de l’unique congrès du Fazilet (l’éphémère parti de la Vertu, le successeur du Refah), Erdogan ose même s’en prendre à la figure du leader Erbakan dans une stratégie audacieuse de conquête du parti. Mais il ne réussit pas à remporter l’élection interne, ce qui aboutit à l’implosion du Fazilet. En 2001, deux formations se réclament de l’héritage du Refah (alors premier parti à avoir porté un islamiste au pouvoir) : le parti de la Félicité (SP) d’Erbakan et le parti de la Justice et du Développement (AKP) d’Erdogan.
Ce dernier remporte les élections législatives de 2002 en profitant de l’émiettement de l’opposition : en effet, pour qu’une formation politique rentre à l’Assemblée, elle doit totaliser au moins 10% des voix. Elle dispose alors automatiquement de 70 députés. En conséquence, les élections de 2002 ont vu seulement l’AKP et le CHP (Parti Républicain du Peuple, fondé par Mustapha Kemal) accéder à la représentation parlementaire. Le jeune parti, formé d’abord par la base des militants, a su gagner la confiance d’un électorat traditionaliste désenchanté par l’émiettement et la corruption des autres formations politiques. Ainsi, on pourrait dire que l’AKP est d’autant moins islamiste qu’il comprend en soin sein des électeurs qui en temps habituel, voteraient centre-droite. Au niveau de ses cadres, il rassemble des anciens membres des partis de droite, du Fazilet, voire quelques ultras provenant du parti d’Action Nationaliste. Il s’agit en réalité d’une coalition de conservateurs turcs.
C’est la pratique du pouvoir qui leur a appris cela. Au début de son premier mandat de Premier ministre, Erdogan parlait de coexistence de plusieurs systèmes juridiques, le musulman et le non-musulman et avant cela il s’associait au discours très critique d’Erbakan sur la laïcité. Maintenant, on n’entend plus ce genre de discours. Au milieu des années 2000, il déclare même : « le principe de laïcité tel qu’il se trouve dans notre Constitution est une valeur à laquelle nous sommes attachés sans condition ». De fait, dès lors qu’il se trouve dans un contexte démocratique, garantissant la discussion libre, l’islam évolue dans le sens de la modernité et se détache d’une vision idéologique du monde. La modernité politique est en effet la prise de conscience de l’égalité entre tous les citoyens, qu’ils soient musulmans sunnites, chiites ou chrétiens. L’AKP semble en avoir pris acte, bien plus par la pratique du pouvoir qu’intellectuellement. D’ailleurs, une partie de l’électorat islamiste, notamment dans les provinces, n’est pas encore acquise à cette idée. Il subsiste encore la croyance, chez certains d’entre eux, que le fait d’être musulman doit conférer un certain nombre de privilège. Il s’agit là d’une conséquence d’un déficit d’éducation religieuse.
Certes, on pourrait dire que l’éducation a été réislamisée mais de manière idéologique, suivant la vision exclusive qu’a l’AKP de l’islam. On n’a pas cherché à donner une éducation religieuse mais on a plutôt mis en place un catéchisme, plus à droite, plus conservateur que les gens de l’AKP eux-mêmes. Cela s’est manifesté au travers de la remise en cause du planning familial, pourtant accepté par les islamistes des années 1960, le retour du voile pour les fillettes à partir de 13 ans, etc. Chez les islamistes politiques militants, il y a sans doute un problème d’éducation. Ils sont issus, pour la plupart, de familles dans lesquels les grands-parents ne savent pas lire, et qui n’ont pas eu le temps d’être gagnés par la culture islamique ottomane, à la fois islamique et moderne, contenant en elle des germes de sécularisation. Celle-ci n’a pas pu être donnée par l’éducation nationale. Il s’agit là sans doute de la critique la plus pertinente que l’on peut faire à la laïcité turque telle qu’elle a été définie au tournant des années 1920 et continuée par la suite : cette éducation de l’islam moderne aurait pu être donnée à l’école, mais elle ne l’a pas été. De fait, l’islam n’a jamais pu être objectivé (au sens d’être porté comme objet d’étude scientifique). En Turquie, on ne parvient pas encore à historiciser la religion.
Ailleurs, l’islamisme est une idéologie des pauvres et des laissés pour compte. En Turquie, c’est l’inverse. Il est porté davantage par des militants issus de la petite bourgeoisie commerçante, urbaine, éduquée dans les universités américaines. Du moins dans les premiers temps, et en ce qui concerne les chefs idéologiques. Pour les cadres actuels de l’AKP, c’est différent. Une partie de ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui étaient membres d’organisations étudiantes de province dans les années 1970, mais il faut souligner que celles-ci étaient principalement pacifistes, où en tout cas, ne faisaient pas de la violence un programme politique. Leurs actions se limitaient à l’organisation de manifestations, bien encadrées et sans débordement avec les forces de l’ordre. Ils nourrissaient une controverse non armée avec les communistes. Ces jeunes militants islamistes provenant pour la plupart de classes sociales inférieures provinciales, aspiraient à une vie aisée. C’était une version de la nation prenant sa revanche sur les élites : les provinciaux, la Turquie en somme, face à la fonction publique « kémaliste », figée dans le républicanisme des années 1930, largement suranné. Cependant, une fois au pouvoir, on a constaté que l’AKP était aussi largement un instrument d’enrichissement, surtout au niveau local. Le népotisme dans les municipalités et les rivalités entre les nouveaux cadres ont entraîné une relative désillusion, palpable lors des dernières élections municipales qui ont enregistré un recul de l’AKP. En outre, l’élection présidentielle de 2014, selon certains instituts de sondages, n’aurait pas vu la victoire d’Erdogan au premier tour si elle avait eu lieu à un autre moment qu’en août, mois de grands départs en vacances. De fait, si l’on constate une décroissance dans les résultats électoraux des islamistes de l’AKP, on n’en constate pas pour autant une défection car l’opposition, qu’elle soit de gauche ou de droite, ne parvient pas à se rassembler derrière un leader.
La vie politique turque est historiquement marquée par de grands chefs : les Sultans ottomans, Mustapha Kemal, Adnan Menderes,… jusqu’à Erbakan, qui était une figure très charismatique. Erdogan semble marcher dans ses pas, en adoptant son ton, son style, sa façon de parler au peuple. Aucune autre personnalité n’a su émerger des autres formations politiques, qu’elles soient de centre-gauche, de centre-droite ou encore parmi les islamistes plus radicaux. Toutefois, Erdogan se voit confronté au problème de sa succession. Son Premier ministre, Abdullah Gül, semble loin de posséder les qualités qui pourraient faire de lui un leader.
L’AKP se trouve très récemment confronté à un autre problème. Depuis la scission d’avec le Hizmet de Fetullah Gülen, une grande partie des élites bien formées et des technocrates sont parties. En effet, Gülen s’est opposé en 2014 à la façon dont les affaires étaient conduites par l’AKP et notamment sur sa dérive moniste, menaçant selon lui le processus de démocratisation de la Turquie. Une période de pacification des rapports politiques s’était pourtant ouverte en 2002, grâce au soutien de la gauche libérale et à l’importation de la jurisprudence européenne. Mais la courbe semble s’inverser depuis quatre ans : la pression sur les grands médias s’est considérablement accrue, les grands éditorialistes n’écrivant désormais plus que sur internet ; les discussions sur le projet de loi de sécurité intérieure a entraîné des coups de poing à l’Assemblée. Il faut dire que la situation économique n’est plus aussi brillante qu’il y a une quinzaine d’années. L’afflux de liquidités provenant des IDE a été mal utilisé, provoquant ainsi une inflation grimpante. Or, protestations et manifestations ne trouvent pour réponse que coups de bâtons. Cette disproportion attise encore plus la haine personnelle qu’une partie de l’électorat ressent pour Erdogan, tandis qu’il suscite dans le même temps de très forts sentiments d’adhésion. Avec Erdogan, nous sommes dans un monde manichéen.
En effet depuis trois ou quatre ans, l’AKP s’est doté d’une politique kurde. Il s’agit d’un fait nouveau en Turquie, illustré par exemple par la reconnaissance il y a quelques années de la spécificité culturelle kurde au sein de la nation turque, ou bien en entamant des « négociations » avec le chef du PKK kurde Abdullah Öcalan (bien qu’il soit emprisonné depuis 1999). Toutefois, il semble bien que la politique kurde de l’AKP obéisse surtout à des enjeux électoraux, dans un contexte de révision constitutionnelle. Lors de son accession à la Présidence de la République, Erdogan a annoncé un amendement prochain de la Constitution en vue d’élargir les pouvoirs du Président, jusque là réduits à un rôle de représentation nationale. Il s’agit, en somme, de substituer au régime parlementaire un régime présidentiel. La révision doit être votée par les 2/3 de l’Assemblée, or des élections parlementaires arrivent en juin 2015. Pour le moment, seulement trois formations politiques sont représentées : l’AKP, le CHP et le MHP (Parti d’Action Nationaliste). Certains membres du CHP ne rejettent pas l’idée de voter pour une formation kurde, hostile au projet de révision constitutionnelle, pour la faire entrer à l’Assemblée et ainsi ôter la majorité qualifiée à l’AKP. Celle-ci, en ne fermant pas la porte d’une accession à l’autonomie pour les Kurdes, espère ainsi les détourner de la scène politique turque. Bien peu semblent prêts à accepter ce marché, ce qui constitue une menace certaine pour le projet de révision constitutionnelle : à 10%, les Kurdes obtiennent 70 députés ; au delà, chaque député kurde en plus est un député AKP en moins.
L’islamisme radical reste très marginal en Turquie car il n’a pas de raison d’être, ni politique, ni historique. Les militants extrémistes sont en réalité influencés par des idéologues extérieurs (dans les années 1960-1970, par le Pakistanais Mawdudi ou l’Iranien Shari’ati), ou bien par différents conflits, des Balkans à l’Afghanistan, en passant par la Palestine et la Syrie. Bien souvent, d’ailleurs, ils partent se battre dans ces régions là. La Turquie et son passé ottomano-turc qui n’ont pas d’expérience d’impérialisme sous forme de colonie ou de mandat ne constituent pas un terreau fertile à l’apparition d’idéologies ou de mouvements extrémistes. L’Est, symbolisé par l’histoire et l’héritage de l’Empire ottoman, et l’Ouest, représentés par l’OTAN, l’UE et l’ouverture du pays au libéralisme, sont tous deux essentiels à la Turquie contemporaine. De fait, les islamistes turcs ont depuis le début, c’est-à-dire dès la Seconde monarchie constitutionnelle (1908-1918) suivi la voie de l’intégration aux institutions politiques. Ce qui n’exclut pas la possibilité pour eux de pousser à l’évolution de celle-ci, une fois au pouvoir.
Clément Pellegrin
Clément Pellegrin est étudiant à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et Développement au Maghreb et au Moyen-Orient.
Après avoir obtenu une licence en sciences politiques et histoire du Proche-Orient à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a réalisé un mémoire sur la guerre civile libanaise au travers du cinéma documentaire.
Ahmet Kuyas
Ahmet Kuyas est professeur à l’Université Galatasaray, spécialiste de la Turquie contemporaine (XIXème – XXème siècle). Il a notamment travaillé sur les manuels d’Histoire turcs pour la Première et la Terminale de lycée.
Notes
[1] Marcou Jean, « Islamisme et “post-islamisme” en Turquie », Revue internationale de politique comparée 4/2004 (Vol. 11), p. 587-609.
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