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Entretien avec Adam Baczko sur la situation en Afghanistan à la suite de la signature de l’accord de Doha : « l’accord passé entre Washington et les Talibans pousse à la guerre civile »

Par Adam Baczko, Ines Gil
Publié le 01/04/2020 • modifié le 03/05/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Adam Baczko

L’accord signé entre Whasington et les Talibans semble très favorable à ces derniers. Il a été signé sans le gouvernement de Kaboul (non reconnu par les Talibans), promet le retrait des troupes américaines (principale exigence talibane) et demande aux Talibans de continuer la lutte contre des groupes terroristes rivaux tels que l’OEI. Comment l’expliquez-vous ?

C’est vrai. Cet accord est clairement favorable aux Talibans, il résonne comme une reddition américaine. Plusieurs aspects expliquent ce rapport de force :

 D’abord, du côté américain, il existe un sentiment de fatigue face à la guerre civile afghane, la plus longue connue par les Etats-Unis (même plus longue que la guerre du Vietnam).
 Ensuite, le Président Donald Trump a fait du retrait des troupes américaines une promesse de campagne avant la prochaine élection présidentielle (3 novembre 2020). L’agenda de politique intérieure est donc clairement venu influencer l’accord.
 Enfin, les Etats-Unis payent le prix de la politique américaine menée pendant de nombreuses années à l’égard des Talibans. Les Américains ont longtemps refusé de négocier, alors qu’ils auraient pu profiter de la position fragile des Talibans. En 2002 par exemple, Mollah Omar (Commandant afghan, fondateur de l’Émirat islamique d’Afghanistan en 1996), a proposé une amnistie, avec la reddition du mouvement contre l’arrêt de l’envoi de Talibans en prison (notamment à Guantanamo). Mais les Etats-Unis ont refusé.

Depuis, toutes les propositions talibanes ont été rejetées. C’est seulement en 2017 que le dialogue a fini par s’ouvrir. Or, deux décennies se sont écoulées, et les Talibans ont enregistré des avancées considérables sur le terrain entre temps. Les Américains ont fait l’erreur stratégique d’accepter le dialogue à un moment où les Talibans étaient en position de force. Durant les négociations à Doha, ils ont accepté les exigences talibanes, en particulier l’exclusion du gouvernement de Kaboul des discussions. Avec cet accord, les Etats-Unis ont négocié leur défaite.

Quelques jours après la signature de l’accord avec Washington, les Talibans ont annoncé qu’ils reprenaient les attaques contre les forces afghanes (mais pas contre les forces étrangères). Le retour des violences pourrait-il affaiblir l’accord ?

Quand on voit avec quelle rapidité les Talibans ont repris les violences, la faiblesse de cet accord saute aux yeux. Ils ont attaqué les forces afghanes sous prétexte que la libération des 5 000 prisonniers talibans détenus par Kaboul et prévue par l’accord passé avec les Etats-Unis n’a pas eu lieu. Mais Kaboul n’a même pas signé l’accord, le gouvernement afghan n’était pas engagé par les promesses de libération de prisonniers.

En réalité, les Talibans utilisent la question des prisonniers comme prétexte pour attaquer les forces afghanes. Leur objectifs est clair : reprendre Kaboul, prisonniers libérés ou non. Les Talibans se considèrent comme les véritables tenants du pouvoir en Afghanistan. Ils se voient comme un gouvernement en exil renversé en 2001 par des forces étrangères.

Cependant, le retour des violences contre les forces afghanes est peu susceptible de remettre en question l’accord. Tant que les Talibans n’attaquent pas les troupes étrangères, il est peu probable que Washington intervienne.

Il est clair que cet accord délégitime et fragilise le gouvernement de Kaboul, pourtant reconnu par la communauté internationale. Il pousse d’une certaine façon à la guerre civile. Certes, il y a déjà une guerre en Afghanistan, mais ce texte favorise le cadrage de la situation afghane comme un conflit entre deux autorités qui revendiquent le contrôle de l’Etat.

A Kaboul, les divisions sont criantes et semblent favoriser l’avancée des Talibans. Ashraf Ghani, le chef de l’Etat sortant, et son rival Abdullah Abdullah, chef de l’exécutif et n°2 du régime, se disputent la victoire de l’élection présidentielle. Le 9 mars dernier, chacun a organisé sa propre investiture dans deux ailes différentes du palais présidentiel. Déjà en 2014 les deux hommes se disputaient le pouvoir. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Et qu’est-ce qui les divise ?

Depuis l’intervention internationale en 2001, les élections chapeautées par les acteurs internationaux ont été marquées par la multiplication de fraudes. Après 20 ans de présence étrangère, des éléments basiques, comme la tenue d’un registre électoral, n’existent pas en Afghanistan.

Déjà en 2009, l’élection de Hamid Karzaï avait constitué un précédent dangereux. Il est très probable que le président sortant n’ait pas gagné la présidentielle. La victoire aurait dû revenir à Abdullah Abdullah. Les fraudes évidentes dénoncées par des milliers d’Afghans dans des lettres à destination de l’ONU n’y ont rien changé. Les résultats annoncés par la commission électorale [victoire de Hamid Karzaï] ont été confirmés par les Nations unies et les pays occidentaux.

Les candidats en ont tiré que, pour gagner les élections en Afghanistan, il ne faut pas nécessairement remporter le plus de votes. Il faut avant tout installer un rapport de force, apparaître incontournable pour obtenir le soutien des Etats-Unis. En 2014 par exemple, les résultats résultent d’un accord rédigé par John Kerry (Secrétaire d’Etat américain de l’époque) qui prévoit un partage du pouvoir entre Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah. Aujourd’hui, l’Afghanistan est replongé dans le même scénario avec les Etats-Unis qui arbitrent entre les deux candidats qui revendiquent tous deux la victoire. Ces fraudes récurrentes pendant les élections afghanes et les partages du pouvoir sous la houlette américaine délégitiment les gouvernements successifs auprès de la population.

Une autre difficulté s’ajoute à cela : l’ethnicisation de la vie politique afghane. Ashraf Ghani réunit autour de lui les Pashtun de l’est. Abdullah Abdullah rassemble plutôt les Tajiks du nord. De leur côté, les représentants de la communauté hazara (confession chiite) ou ouzbek passent d’un camp à l’autre selon les alliances.

Ces divisions ethniques se retrouvent aussi dans l’organisation des forces de sécurité, ce qui a pour conséquence de fragiliser le pays. A la naissance du régime de Kaboul en 2001, un accord informel, mais bien connu, promettait aux Tajiks du Panchir (région du commandant Massoud), le contrôle de deux des trois ministères sécuritaires. Ils ont perdu ces avantages avec la présidence d’Ashraf Ghani, mais le contrôle des forces de sécurité fait toujours l’objet de négociations entre les communautés. Certes, l’armée afghane incarne encore l’unité nationale. Mais le ministère de la Défense, de l’Intérieur et les services secrets souffrent d’un éclatement communautaire évident.

Les divisions entre Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah risquent-elles de mettre à mal l’ouverture des négociations avec les Talibans ? Et renforcent-elles les Talibans ?

Le gros problème du gouvernement de Kaboul est qu’il se présente divisé face aux Talibans, qui apparaissent au contraire unis. A chaque fois qu’Ashraf Ghani tente de mettre en place une équipe pour discuter avec les Talibans, il est contesté par Abdullah Abdullah. Et s’il intègre des partisans d’Abdullah Abdullah, les divisions internes seront fortes et rendront les discussions difficiles.

A l’inverse, les Talibans ont les mêmes représentants depuis le début des négociations avec les Américains à Doha. Au départ, ils étaient certes peu formés à la diplomatie, mais ils ont gagné en expérience. Aujourd’hui, ils sont préparés à la négociation et se présentent unis. C’est d’autant plus positif pour eux qu’ils sont en position de force sur le terrain.

La population est-elle favorable à l’accord passé avec les Etats-Unis ?

L’avis de la population a peu d’importance pour les Talibans. Cela ne change rien à la réalité de leur victoire. Ils ne demandent pas d’élections, car ils savent qu’ils ne remporteraient sûrement pas de plus de 20% de voix, alors qu’ils contrôlent plus d’un tiers du territoire afghan.
Le but des Talibans n’est pas de convaincre la population, mais de progresser sur le plan militaire.

Concernant l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) : ces dernières années, certains analystes craignaient que l’Afghanistan ne deviennent un nouveau fief pour le groupe EI. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’OEI a eu un grand potentiel pour s’implanter en Afghanistan. Alors que les Talibans se présentent comme un mouvement relativement conservateur avec une vision nationale, le groupe EI se démarque avec un discours salafiste internationalisé. Or, de nombreux Afghans sont sensibles aux formes globalisées de l’islam, comme le salafisme prôné par l’Arabie saoudite. De plus, les Talibans sont toujours liés à Islamabad, alors que l’OEI prétend être indépendant. Le groupe Etat islamique a donc un boulevard en Afghanistan.

Par ailleurs, l’agenda confessionnel anti-chiite de l’Organisation Etat islamique trouve un écho auprès d’une partie de la population afghane. Cette hostilité contre les chiites a été favorisée par la confessionnalisation de la vie politique afghane ces dernières années. Les Talibans sont de leur côté bien plus mesurés sur cette question. Dans les années 1990, des massacres ont été commis contre la communauté hazara (chiite), mais les Talibans ont toujours fait des compromis, par exemple en nommant un ouléma chiite pour gouverner les régions hazaras chiite en 1997. L’OEI a donc aujourd’hui le monopole d’une « cause sunnite » contre les chiites. Dans certaines provinces, comme à Ghazni, Wardak, ou dans le nord de Kaboul, l’OEI peut compter sur le cadrage confessionnel de conflits fonciers entre nomades pachtounes sunnites et sédentaires hazara chiites. La rhétorique anti-chiite du groupe EI pourrait un jour justifier des massacres contre la communauté hazara.

Qu’en est-il de la position russe ? Moscou avait tenté de jouer un rôle de médiateur entre les Talibans et Kaboul au début de l’année 2019. Quelle est la stratégie russe, maintenant que l’accord entre les Américains et les Talibans a été signé ? Attendre le départ des troupes américaines ?

Les Russes sont avant tout préoccupés par la présence de l’Organisation Etat islamique en Afghanistan, car ils veulent éviter une extension du groupe à l’Asie centrale. Moscou a donc fait le choix de se placer du côté des Talibans, contre l’OEI. Ces dernières années, ils ont armé les Talibans pour empêcher l’établissement du groupe EI au nord et à l’est de l’Afghanistan.

Par ailleurs, la Russie voit d’un mauvais oeil la présence militaire de Washington en Asie centrale. Elle a donc accueilli positivement l’accord, qui prévoit le retrait des troupes américaines.

Note :
(1) https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/cerispire-user/34905/34947

Publié le 01/04/2020


Adam Baczko est chercheur au CNRS, rattaché au CERI (Sciences Po). Il mène des recherches sur la formation d’institutions juridiques par les mouvements armés et les opérateurs internationaux dans des contextes de conflits armés, avec une attention particulière portée à l’Afghanistan et la Syrie. Sa thèse, conduite à l’EHESS est intitulée La guerre par le droit : justice, domination et violence en Afghanistan (2001-2018).


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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