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Le parti travailliste (PT) naît en janvier 1968 de la fusion des différents partis politiques aux origines de la création de l’État d’Israël. Avant 1968, les travaillistes, qui se revendiquent du sionisme socialiste, posent les fondements de l’Etat hébreu à travers les kibboutzims, la création de l’Etat-providence, les programmes de migrations juifs ou par l’édification d’une défense efficace (1). Ce parti, celui de Golda Meir, d’Yitzhak Rabin, de Shimon Pérès et d’Ehud Barak, remporte l’ensemble des élections législatives jusqu’en 1977, défait par le Likoud, dirigé à l’époque par Menahem Begin. Depuis 1977, sa domination historique dans le paysage politique s’est graduellement effritée, comme l’attestent ses différents résultats électoraux. Les dernières élections du 17 mars 2015 ont été remportées par le Premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, en passe de dépasser la longévité de David Ben Gourion à la tête du pays. La dernière victoire électorale à la Knesset remonte à 1999.
Retour sur l’histoire de ce parti, alors que vont se dérouler dans quelques jours, le 9 avril, les élections législatives anticipées.
Historiquement attaché à la solution à deux États pour garantir la sécurité des Israéliens et des Palestiniens, le parti travailliste traverse depuis une trentaine d’années des troubles qui remettent en question sa pérennité, alors qu’il se présente devant les suffrages le 9 avril. Entre une perte conséquente de son électorat et un basculement progressif de l’opinion publique vers la droite, le parti subit à la fois les tendances structurelles et conjoncturelles de la démocratie israélienne, tout comme ses erreurs de stratégie. Son statut, aujourd’hui minoritaire, s’inscrit dans le mouvement plus large de brouillage des clivages politiques, avec une droitisation de la notion de sionisme et l’ancrage du libéralisme économique dans la société israélienne. Droite et gauche ont perdu de leur clarté dans le débat publique et les travaillistes en sont en partie responsables.
Actuellement dirigé par le social-libéral Avi Gabbay, millionnaire d’origine marocaine et ancien ministre de l’Environnement du gouvernement de Netanyahou (2015-2016), le Parti travailliste n’a toujours pas trouvé la recette pour enrayer sa perte de vitesse. Il peine à offrir un discours politique singulier, choisissant la voie du centrisme pour assurer un équilibre interne. Il n’arrive pas à regagner en crédibilité, affaibli par les concessions faites à ses rivaux politiques et par le comportement de certains de ses dirigeants. Avi Gabbay, qui n’a rejoint les travaillistes que six mois avant de participer à la primaire interne, est ainsi le neuvième chef du parti depuis 2001(2).
L’évolution de la société et des facteurs internes au parti ont conduit à la baisse graduelle du nombre de sièges remportés au fil des élections législatives : 56 sièges lors de l’élection de 1969, 32 en 1977, 13 en 2009 (score le plus bas de son histoire) et 24 sièges en 2015 (dans le cadre d’une alliance nommée l’Union sioniste) (3). Les derniers sondages lui prédisent entre 8 et 10 sièges dans le cadre de l’élection de la 21ème Knesset le 9 avril prochain (4).
C’est cette érosion que nous allons analyser, pour en saisir les causes protéiformes et les inscrire dans les évolutions contemporaines de la démocratie israélienne, alors que les travaillistes sont en pleine campagne.
Depuis la guerre des Six jours (1967) s’observe un phénomène de segmentation du corps électoral au sein de la société israélienne. Si de 1948 à 1977 le patriotisme et le soutien au camp travailliste vont de pair, des pertes de soutiens couplées à des évolutions sociales ont progressivement rétréci l’électorat du parti sur son segment électoral traditionnel : les catégories aisées, plutôt d’origines ashkénazes et plutôt sécularisées (5).
La campagne électorale de 1977 est l’occasion pour une partie de l’électorat, les mizrahim מזרחיים (orientaux), de matérialiser leur ressenti dans les urnes. Critiques de l’accueil que leur ont réservé les autorités à leur arrivée et de leur mise à l’écart constante des postes importants, les mizrahim font entendre leur voix durant la campagne. Ils accusent ouvertement les pères fondateurs de l’Etat hébreu, les travaillistes, de faire preuve de discriminations à leur égard (6).
En captant la rancœur de cette population, qui constitue l’essentiel de la classe moyenne et de la classe populaire israélienne, Menaham Begin (Likoud) parvient à battre les travaillistes pour la première fois. Attaché au libéralisme économique et à leur judéité, la population mizrahit plébiscite le leader du Likoud, qui obtient 43 sièges sur 120, contre 32 pour un PT dirigé à l’époque par Yitzhak Rabin (7). Le Likoud est l’instigateur d’une véritable révolution politique qui met fin à la domination historique des travaillistes, alors empêtrés dans des scandales de corruption (8).
Vingt ans plus tard, en 1996, le leader Ehud Barak cherche à effacer l’image d’un parti élitiste et anti-mizrahim. En pointant les erreurs des travaillistes, Ehud Barak souhaite renouer le lien entre le parti, les quartiers périphériques et les villes moyennes, cadres de vies historiques des Juifs orientaux (9). Mais la permanence, quoique débattue, des clivages entre les mizrahim et les ashkénazes perpétue l’éloignement d’un secteur de l’électorat qui représente aujourd’hui la moitié de la population juive israélienne.
Si le soutien des mizrahim au Likoud évolue au cours de l’histoire, avec le succès du parti centriste Kadima ou la pérennité du parti communautaire Shas, ils sont peu nombreux à plébisciter le camp travailliste lors de la dernière élection de 2015. Les résultats de la ville de Sdérot, située aux abords de Gaza et que le travailliste mizrahi Amir Peretz a pourtant dirigé, confirment ce diagnostic. Dans cette ville symbole de la classe moyenne mizrahit, seulement 7 % des habitants ont voté pour l’Union Sioniste, nom de l’alliance des travaillistes et du parti centriste Hatnuah (10). 43 % des 22 000 habitants ont voté pour le Likoud (11).
Malgré la présence de leaders mizrahim dans les plus hautes instances dirigeantes, comme Avi Gabbay et Amir Peretz, le parti n’a toujours pas réussi à retrouver la confiance des Juifs orientaux (12). Ces derniers étant en outre davantage attaché à leur identité juive pour un parti d’identité laïque. Mais en plus de s’être éloigné de l’électorat mizrahi, le parti travailliste s’est aliéné l’électorat arabe qui, au cours de l’histoire, s’est replié sur lui-même dans une réaction anti-establishment.
Les Arabes israéliens, qui représentent aujourd’hui 21 % de la population israélienne, soit 1,8 des 8,8 millions d’Israéliens, se sentent dans leur majorité victimes de discriminations de la part de leurs compatriotes Juifs et traduisent ce ressenti par un vote massif en faveur des partis arabes ou par l’abstention (13). Ils se sont progressivement éloignés des travaillistes dont ils ont été partenaires pendant de longues années (14).
Pour comprendre l’éloignement entre le camp travailliste et les Arabes israéliens, il nous faut rappeler la relation difficile qu’entretiennent ces derniers avec l’Etat. La nature étatique, ambiguë dès son origine, « Etat juif et démocratique », crée une tension pour cette communauté d’ethnie différente. Les symboles nationaux et la loi du retour qui ne s’applique qu’aux Juifs en sont des exemples parmi d’autres (15). Si l’exigence historique du projet sioniste est bien d’accueillir les Juifs du monde entier, l’Etat hébreu accorde, après la guerre israélo-arabe de 1948, la nationalité israélienne aux 250 000 habitants Palestiniens qui vivent dans ses frontières. Et si leurs descendants sont juridiquement des citoyens israéliens comme les autres, ils l’accusent de discriminations.
Dans une étude publiée par le Israel Democracy Institute en 2016, 91 % des Arabes israéliens sondés se disent ainsi victimes de discriminations, notamment sur le marché de l’emploi, dans les aides sociales accordées par l’État et dans leur vie quotidienne. Malgré les progrès visibles de leur intégration économique et sociale au fil des années, le sentiment d’être des citoyens de seconde classe persiste, dernièrement cristallisé par la loi sur l’État-nation juif de juillet 2018. En faisant d’Israël « l’État-nation du peuple juif » et en faisant de l’hébreu la langue officielle du pays, ce texte est perçu comme le parachèvement d’une hostilité grandissante envers la population arabe (16).
En plus d’avoir été au pouvoir pendant des décennies et d’être tenus en partie responsables des discriminations subies, des épisodes précis ont sapé la confiance entre les travaillistes et les Arabes israéliens. Les réponses musclées du camp travailliste à la première Intifada (1987-1993) par l’intermédiaire d’Yitzhak Rabin et le soutien affiché du parti à l’intransigeance d’Ariel Sharon lors de la répression de la seconde (2000–2005), ont marqué une communauté qui se définit parfois comme « palestinienne » (17). Plus spécifiquement, l’épisode des émeutes d’octobre 2000 durant lequel 13 Arabes israéliens trouvèrent la mort avec un abandon retentissant des poursuites judiciaires, a constitué un tournant qui a accru l’isolement de la communauté.
Dénonçant la brutalité d’Yitzhak Rabin lors de la première Intifada, le leader arabe israélien Abduwahhab Dawashe a, par exemple, choisi de quitter les travaillistes en 1988 et de créer le Parti Démocratique Arabe, premier parti communautaire arabe indépendant (18). Alors qu’historiquement les travaillistes ont toujours pu compter sur le soutien de la communauté arabe, le Parti Démocratique a petit à petit rassemblé divers citoyens arabes israéliens. Il est l’ancêtre direct de la Liste arabe unifiée, créée en janvier 2015, qui recueille 82,4 % des voix arabes lors de l’élection de cette même année, contre 4,9 % pour le camp travailliste (19).
La société israélienne est clivée entre environ 40 % de laïcs, 20 % de nationaux-religieux, 20 % d’orthodoxes et 20 % d’Arabes israéliens. La difficulté de cette société communautaire réside donc dans la capacité à créer un sentiment d’unité nationale pour des citoyens aux origines, histoires et religions différentes. Or depuis 1967, la construction d’une unité nationale est bousculée par un phénomène de tribalisation du corps social, c’est-à-dire par un enfermement des différentes communautés sur elles-mêmes. La société israélienne a progressivement basculé dans un environnement de coexistence de différentes « tribus », qui expliquent, elles aussi, les secousses que traversent le parti travailliste (20).
La société apparaît en effet de plus en plus comme un ensemble de communautés vivant dans leurs propres systèmes de valeurs (21). Les individus ont tendance à côtoyer et à épouser leurs semblables du point de vue ethnique et religieux. L’absence de mariages civils donne les clés aux tribunaux religieux, ce qui complique d’autant plus la possibilité des mariages mixtes (22). Seul 1 mariage sur 10 est un mariage interreligieux, d’après une étude du journal d’Haaretz de juin 2014. Et même au sein des sous-branches ethniques, comme celles des Juifs haredim et des Juifs laïcs, la diversité est loin d’être la norme (23).
Le brassage social est d’autant plus difficile que seule la moitié des Israéliens effectuent aujourd’hui leur service militaire, l’outil premier de la construction du sentiment national. À eux deux, les Arabes israéliens et les Juifs orthodoxes, exemptés du service militaire, représentent ainsi presque près de 40 % de la société israélienne (24). Les exemptions sont nombreuses pour le reste de la population (25). L’obligation du service militaire s’est ainsi progressivement assouplie, réduisant davantage la mixité sociale.
En plus d’être caractérisée par une faible mixité sociale, la société israélienne a par ailleurs vu certaines de ses communautés se renforcer. Par exemple, la population juive ultra-orthodoxe, en pleine croissance démographique, se caractérise par un taux de fécondité de 6,9 enfants par femmes contre 2,4 en moyenne pour la population juive israélienne. Et la présence de plus d’un million de Juifs russes depuis la chute de l’URSS pèse sur les équilibres démographiques et politiques du pays. En effet, ces deux communautés se positionnent plutôt à droite, voire à l’extrême-droite, de l’échiquier politique. Les juifs ultra-orthodoxes sont peu enclins à voter pour le camp travailliste d’identité laïque. Et les Israéliens d’origine russe privilégient le parti communautaire Ysrael Beytenou, le parti d’extrême-droite du Foyer Juif ou le Likoud, préférant la fermeté envers les Palestiniens (26).
Du fait de cette tribalisation et des évolutions démographiques de la société israélienne, les équilibres politiques s’inscrivent ainsi dans un processus de communautarisation de la société israélienne. Les votes sont de plus en plus soumis aux poids démographiques de chaque communauté, qui, comme on l’a vu, sont en évolutions. Le parti travailliste ne peut ainsi que s’appuyer sur ses soutiens historiques : les ashkénazes plutôt aisés. Ces évolutions que traverse la société israélienne, s’inscrivent elles-mêmes dans une tendance de fond de crispation identitaire et politique des Israéliens depuis une vingtaine d’années. C’est ce qu’incarne la faiblesse actuelle du camp de la paix.
Lire également :
Lire la partie 2 et la partie 3
Elections législatives israéliennes : les partis et les candidats en lice
Notes :
(1) Arian (A.), The second Republic. politics in Israel, Chatham, Chatham House Publishers, 1998, p. 109. Dieckhoff Alain. " Le mouvement travailliste israélien et les territoires occupés ". In : Revue française de science politique, 35ᵉ année, n°5, 1985. pp. 909-929.
(2) https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2017/07/15/israels-labour-party-gambles-on-gabbay
(3) Arian (A.), The second Republic. politics in Israel, Chatham, Chatham House Publishers, 1998, p. 107.
(4) https://www.haaretz.com/israel-news/elections/.premium-haaretz-election-poll-support-for-gantz-drops-dramatically-right-wing-bloc-leads-1.7002703
(5) Daniel Ben Simon, Propos recueillis par Sylvie Jezequel « L’effondrement du Parti travailliste », Les Cahiers de l’Orient 2009/3 (N° 95), p. 83-94.
(6) The Arab Jews – A postcolonial reading of nationalism, religion and ethnicity - Yehouda Shenhav - Stanford university press (2006).
(7) Michael Shalev – " The Labor Movement in Israel Ideology and Political Economy " - Pages 131-61 in The Social History of Labor in the Middle East, edited by Ellis J. Goldberg. Boulder Colorado : Westview, 1996.
(8) Ram Uri, Beaurain Nicole, Portis Larry. " Sociologie et société en Israël ". In : L’Homme et la société, N. 114, 1994. État démocratique ou état confessionnel ? Autour du conflit Israël-Palestine. pp. 129-133.
(9) Abitbol, M. (n.d.). Histoire d’Israël. Perrin 2018 p. 719.
(10) https://reshet.tv/vod/sallah/
(11) Myriam Charbit. La revanche d’une identité ethno-religieuse en Israël : La percée du parti Shas entre construction identitaire séfarade-haredi et dynamiques clientélistes. Université Montesquieu - Bordeaux IV, 2003.
(12) " No Longer Dominant, Playing for Second : The Israel Labour Party in the 2006 Election " - Neil Lochery.
(13) https://en.idi.org.il/media/8855/attitudes-of-arab-citizens-of-israel-2016_web.pdf
(14) Bligh, Alexander. (2013). " Political trends in the Israeli Arab population and its vote in parliamentary elections." Israel Affairs.
(15) https://www.lapaixmaintenant.org/gros-plan-sur-la-loi-etat-nation-du-peuple-juif-adoptee-le-19-juillet-2018-par-la-knesset/
(16) https://www.lapaixmaintenant.org/gros-plan-sur-la-loi-etat-nation-du-peuple-juif-adoptee-le-19-juillet-2018-par-la-knesset/
Charbit, Denis. « La cause laïque en Israël est-elle perdue ? Atouts, faiblesses et mutation », Critique internationale, vol. 44, no. 3, 2009, pp. 65-80.
(17) https://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/KAPELIOUK/9652
(18) Dieckhoff Alain. " La maturation politique d’une minorité ethnique : le cas des Arabes en Israël." In : Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°68-69, 1993. Etats modernes, nationalismes et islamismes, sous la direction de Pierre Robert Baduel . pp. 99-106.
(19) Rudnitzky, Arik. (2016). " Back to the Knesset ? Israeli Arab vote in the 20th Knesset elections." Israel Affairs. 22. 683-696. 10.1080/13537121.2016.1174384.
(20) Discours prononcé le 7 juin 2015 par le président Reuven Rivlin, à l’ouverture de la quinzième conférence annuelle de Herzlia, cité par Ran Halévi dans son article « Situation de la démocratie israélienne », Le Débat 2017/1 (n° 193), p. 66.
(21) Ran Halévi dans son article « Situation de la démocratie israélienne », Le Débat 2017/1 (n° 193), p. 59-71.
(22) http://www.pewforum.org/2016/03/08/israels-religiously-divided-society/
(23) https://www.haaretz.com/jewish/.premium-why-interfaith-marriage-is-on-the-rise-1.5250507
(24) Ran Halévi dans son article « Situation de la démocratie israélienne », Le Débat 2017/1 (n° 193), p. 59-71.
(25) https://www.jpost.com/Opinion/The-myth-of-compulsory-military-service-in-Israel-569779
(26) https://library.fes.de/pdf-files/bueros/israel/50427.pdf
Arthur des Garets
Arthur des Garets est étudiant à Sciences Po Paris. Passionné par l’Histoire du Moyen-Orient, il s’intéresse plus particulièrement au conflit israélo-palestinien et à l’histoire du sionisme.
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