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Du XVIe au XIXe siècle, l’Empire ottoman est touché par de nombreuses maladies, que l’on peut décrire comme une longue crise sanitaire. Révélateur de l’état de l’Empire pour la deuxième partie du XIXe siècle, l’hôpital naval d’Istanbul enregistre dans les années 1860 et 1870 les données suivantes : 25,4% des hospitalisés sont atteints de maladies pulmonaires ou affectant la circulation du sang ; 20,3% de maladies gastro-intestinales ; 11,7% d’autres maladies infectieuses (1). A ces maladies « ordinaires » s’ajoutent diverses maladies épidémiques, et parmi ces fléaux la variole (çiçek hastalığı), la peste (veba), le choléra (kolera) et surtout la grippe espagnole (İspanyol nezlesi) issue d’une souche de grippe A (H1N1). A l’époque, l’Empire ottoman n’est pas le seul Etat à être confronté à ces maladies, mais la lente déliquescence de sa situation ne lui permet plus de se positionner en gestionnaire sanitaire. Il subit ces crises épidémiques qui l’affaiblissent toujours un peu plus dans ses fondements mêmes, jusqu’à sa perte.
Les épidémies de grippe espagnole et de Covid-19 appartiennent à des familles de virus différentes. La première se rattache au virus de la grippe A (H1N1), famille des Orthomyxoviridae, alors que la deuxième est un coronavirus, sous-famille des Orthocoronavirinae. Pour les deux, il s’agit d’infections respiratoires avec certains symptômes communs.
Dans son ouvrage sur l’Amérique face à la grippe espagnole, l’universitaire Lynette Iezzoni présentera ainsi cette épidémie comme l’histoire de la mort, de l’oubli et du chaos : « Alors que nous pensions que nous menions une vie sûre dans nos maisons, une actrice est entrée et, de son propre gré, elle n’a ni montré son visage, ni parlé du tout ; elle a mis sa signature fatale à chaque fois mais est toujours restée un grand mystère. Bien qu’elle ne nous ait pas donné son nom, nous l’avions appelée la « Dame espagnole ». Elle était sauvage et capricieuse, douloureusement mortelle. Elle a apporté la mort ici et là en trois vagues, en trois épisodes d’un drame classique » (2). En décembre 1918, le journal stambouliote Hadîsât précisera en ces termes : « Il n’y a pas de maladie aussi maudite que la grippe espagnole. L’humanité a connu le choléra, la peste, le typhus […] Mais aucun d’eux n’est aussi effrayant, aucun d’eux ne montre autant de vitesse et de violence que la grippe espagnole » (3).
Cette épidémie qui deviendra vite une pandémie est apparue aux Etats-Unis (4), avant de s’étendre vers la France, l’Allemagne puis au reste de l’Europe. Infectant près d’un quart de la population mondiale entre 1918 et 1920, elle causa la mort d’environ 20 à 50 millions de personnes (peut-être jusqu’à 100 millions selon certaines réévaluations récentes (5)), touchant très durement les zones les plus peuplées à savoir le sous-continent indien (entre 17 ou 18 millions de morts), la Chine, l’Europe et les Etats-Unis (6). Elle incarne l’un des événements sanitaires les plus catastrophiques du siècle dernier, aucune autre pandémie dans l’histoire récente n’ayant été autant virulente (7). En outre, cette maladie a fait deux à cinq fois plus de victimes que la grande guerre de 1914-1918 qui se terminait tout juste (8). L’une de ses caractéristiques principales et inhabituelles est qu’elle tuait principalement les jeunes adultes ou d’âges mûrs normalement résistants, au lieu des cibles habituelles, soit les personnes âgées et les nourrissons.
A rebours des pensées nationalistes de l’époque, l’épidémie de grippe espagnole se propage extrêmement rapidement, dans des directions difficiles à établir, et fait fi des mécanismes de territorialisation comme les frontières internationales, les lignes de front, les no man’s land ; des clivages sociaux et juridiques ainsi que des mesures sanitaires apportées (quarantaine, point d’étranglement, cordon sanitaire, etc.) au travers d’une chronologie imprévisible et « sans qu’une chaîne de contagion paraisse relier les foyers infectieux » (9). Pour des populations déjà très éprouvées par la guerre, ce fléau est une nouvelle épreuve à surmonter, « extrêmement cruelle qui prolonge la catastrophe de la guerre, lui fait écho et l’amplifie, et qui ajoute le deuil au deuil » (10).
Selon l’historien naval Daniel Panzac (11), la Sublime Porte était particulièrement vulnérable aux maladies épidémiques. La localisation et configuration géographique de l’Empire ottoman le rendent vulnérable à la diffusion des maladies contagieuses. En effet, si les infrastructures de transports internes sont rudimentaires (12), le littoral est bien arrimé à la première mondialisation (1850-1914). Istanbul, « l’image occidentale du monde islamique » (13) par excellence, cœur commercial et politique de l’Empire, était un lieu de passage obligé des maladies contagieuses de l’Est vers l’Ouest et inversement.
Treize jours après la signature de l’armistice de Moudros (14), le 13 novembre 1918, lorsque le HMS Superb, navire amiral britannique, jette l’ancre dans le Bosphore, l’Empire ottoman existe depuis plus de six siècles. La mer est engorgée d’une escadrille navale anglo-franco-italienne et grecque symbolisant tant la défaite que l’humiliation. En effet, il s’agit du « plus grand et plus implacable contingent de vaisseaux étrangers armés à avoir jamais atteint la ville » (15) durant toute son histoire, et comparativement, ni Berlin, ni Vienne, n’ont accueilli pareille puissance de feu de l’adversaire. Les puissances alliées plus que victorieuses d’un Etat se voient libératrices de peuples opprimés et n’attendent, à son égard, qu’une chose : dépecer territorialement l’Empire. Le débarquement grec à Smyrne (actuelle Izmir), le 15 mai 1919, ne fait que confirmer cette tendance, et sera la flamme qui viendra faire détonner la poudrière de l’Asie mineure.
A ce jour, la question de l’origine de la propagation de cette pandémie dans l’Empire reste sans réponse précise. Cette grippe aurait pu être amenée par un passager en provenance d’Europe ou bien par un soldat du corps expéditionnaire anglo-indien en Mésopotamie présent à Bassora et remontant le Tigre (16) ou du corps expéditionnaire anglo-égyptien au Levant remontant le Jourdain. Un faisceau d’indices concorde pour dire que le virus à l’origine de la grippe espagnole a très probablement atteint l’Empire depuis l’Europe via la plateforme économique d’Istanbul, lieu de réception d’une grande partie des marchandises venant de l’étranger avant leur distribution dans les territoires provinciaux. Les individus à proximité des réseaux de transports ont joué un rôle singulier dans la propagation (17). En effet, le facteur principal de transformation de cette grippe locale du Kansas (premier foyer identifié dans un camp militaire du Kansas, aux Etats-Unis) en grippe mondiale réside dans l’augmentation sensible des voyages grâce aux moyens de transports modernes, facilitant la propagation de la maladie du soldat au marin, du marin au voyageur civil, etc.
Le 19 août 1920, le traité de Sèvres symbolise l’humiliation ultime par le biais d’un traitement particulièrement sévère infligé aux Ottomans, à la fois comme punition pour participation à la guerre et satisfaction des différents appétits coloniaux. Si l’Empire institutionnel existe toujours, l’Empire territorial n’est plus, sous le motif du principe wilsonien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans ce cadre politico-historique, la grippe espagnole commence à faire ses premières victimes, frappant sans discrimination autochtones et étrangers. Par le concours des importants mouvements des troupes alliées, des concentrations en masse de matériels et d’hommes affaiblis physiquement et moralement par les combats, par des villes, des cales de navires (18) et campements militaires exigus et insalubres, la propagation du virus ne peut être qu’exponentielle. En effet, par sa forme aérogène, lorsqu’une personne infectée éternue ou tousse, plus d’un demi-million de particules virales peuvent se propager aux individus à proximité. En outre, la fin de la Grande guerre se caractérise par la grande mobilité des forces au travers d’opérations rapides grâce à la cavalerie, blindée ou non, facilitant ainsi la diffusion du virus dans les territoires.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Vivre au Moyen-Orient pendant la Première Guerre mondiale (1/2) : des conditions de vie difficiles
– Vivre au Moyen-Orient pendant la Première Guerre mondiale (2/2) : les sociétés face à la guerre
– Il y a 100 ans : Première Guerre mondiale et chute de l’Empire ottoman, signature de la convention de Moudros le 30 octobre 1918
– Le Moyen-Orient dans la Première Guerre mondiale (1914-1918)
Notes :
(1) Plus localisé mais très meurtrier, le paludisme fait des ravages dans les deltas du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, la basse vallée du Danube ainsi que la plaine macédonienne. Cf. GEORGEON François, VATIN Nicolas, VEINSTEIN Gilles, (dir.), Dictionnaire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 2015, pp. 745-748.
(2) Du point de vue de l’histoire des Etats-Unis, l’épidémie de grippe espagnole est un traumatisme, de nos jours oublié, comparable en soi à l’attaque japonaise de Pearl Harbor, au lancement soviétique Spoutnik ou encore aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Cf. IEZZONI Lynette, Influenza 1918 : The worst epidemic in American History, New York, TV Books, 1999, p.15.
(3) « Korkunç bir Âfet : İspanyol Nezlesine İlan-i Harp. Ne Yapmalıyız ? » [A frightful calamity. Declaration of war on the Spanish Influenza. What do we have to do ?], Hadîsât, n° 58, 16 December 1918, p. 2. Cf BOURMAUD Philippe, « L’épidémie de grippe espagnole dans l’Empire ottoman (1918) », conférence prononcée le 20 octobre 2016 à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul (Turquie).
(4) L’origine exacte de cette maladie fait encore débat et se perd dans les conjectures. Le virus est probablement d’origine aviaire et chinoise, la mutation génétique s’étant réalisée aux Etats-Unis. La maladie arrive en Europe en avril 1918 avec des soldats américains en provenance d’un camp d’entrainement du Kansas. Cf. ERNST Dominique, « Cent ans avant le coronavirus quand la grippe espagnole ravageait le monde », in Le Messager, 29 mars 2020, consulté le 29 mars 2020.
(5) JOHNSON N.P., MUELLER J. « Updating the accounts : global mortality of the 1918-1920 “Spanish” influenza pandemic. », Bull Hist Med., printemps 2002, 76(1), p. 105-15.
(6) Cf. JOHNSON Niall, Britain and the 1918-19 Influenza Pandemic : dark epilogue, Routledge, 2006, pp. 77-80.
(7) Au Moyen Âge, la peste noire de 1348-1349 a tué un quart de la population dans les lieux touchés. Néanmoins l’Europe était bien moins peuplée à cette époque. Cf. RASMUSSEN Anne, « Aucune autre pandémie dans l’histoire n’a autant tué que la grippe espagnole », in Le Temps, 29 novembre 2018, consulté le 27 mars 2020.
(8) Idem.
(9) Idem.
(10) Idem.
(11) Daniel Panzac étudie les épidémies de peste dans l’Empire ottoman, et cette étude tire plusieurs enseignements. Cf. PANZAC Daniel, Osmanlı İmparatorluğunda Veba 1700-1850, trans. Serap Yılmaz, Tarih Vakfı Yurt Yayınları, Istanbul 1997, p. 43.
(12) Le transport interrégional dans l’Empire est très peu développé, ce qui a probablement retardé la contagion. Le réseau routier n’en est qu’à ses débuts, le chemin de fer se compose presque exclusivement d’une seule voie, le Bagdadbahn, qui n’est pas encore achevée. Les chemins de fer entre l’Anatolie et les provinces arabes ne sont pas terminés. La voie du Hedjaz est coupée suite aux opérations de guérilla menées par le colonel T.E. Lawrence et Faycal et à l’offensive menée par le général E. Allenby en Palestine puis en Syrie. Cf. YOLUN Murat et METIN Kopar, « The Impact of the Spanish Influenza on the Ottoman Empire », in Belleten 2015, pp. 1099-1120.
(13) KING Charles, Minuit au Péra Palace, la naissance d’Istanbul, Paris, Editions Payot et Rivages, 2014, p.19.
(14) Convention conclue entre les belligérants pour l’interruption des hostilités qui précède les pourparlers de paix, l’armistice de Moudros se caractérise par ses clauses très dures (notamment son article 7), préfigurant sans outre mesure le traité léonin de Sèvres, frère jumeau du traité de Versailles.
(15) Ibid., p. pp. 58-59. Et DUMONT Paul, Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, Paris, Editions Complexe, 1983, pp. 15-20.
(16) Pour plus de précisions sur l’offensive anglo-indienne de 1916-1917 en Mésopotamie et la contre-offensive ottomane voir MONNIER Fabrice, 1916 en Mésopotamie, Moyen-Orient : naissance du chaos, Paris, CNRS Editions, 2016.
(17) Le médecin allemand Weinberg en poste à Istanbul chargé de la surveillance des conditions médicales notera que les soldats servant dans les sections de véhicules à moteur, de communication ainsi que de chemins de fer sont parmi les premiers touchés. Cf. WEINBERG, “Malaria and Grippe”, Beihefte Zum Archiv für Schiffs-und Tropen-Hygiene, v.4/ Supplement 4 (1919), p. 178.
(18) Les navires sont tant des vecteurs de propagation que des lieux de contamination constituant de véritables bombes virales en arrivant à quai. En janvier 1919, il a suffi d’un bateau pour contaminer l’Australie qui avait pourtant mis en place des mesures de quarantaine efficaces. Cf. EDIN Vincent, « Covid-19 : quelles leçons peut-on tirer de la grippe espagnole de 1918 ? » in Usbek & Rika, 31/03/2020, consulté le 2/04/2020.
Camille Duguit
Camille Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV). Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur la Turquie et la péninsule Arabique.
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