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Entre 1918 et 1920, trois vagues de grippe espagnole se succèdent dans l’Empire (1). La première vague a été bien moins mortelle que la seconde qui est contra-cyclique, frappant plus spécifiquement les personnes relativement jeunes par surréaction du système immunitaire qui entraine un choc cytokinique (2). A cet égard, une mutation du virus entre les deux phases est soupçonnée.
Il est difficile de disposer de données fiables sur l’épidémie de grippe espagnole, notamment sur le nombre de décès dans l’Empire ottoman, en raison d’un manque de preuves, de diagnostiques, d’études statistiques sérieuses (3) et du nombre considérable de divergences. Il n’existe en effet que très peu de publications scientifiques sur l’état sanitaire de l’Empire ottoman pendant la pandémie. Les seuls documents sur le sujet proviennent de médecins militaires allemands encore en poste à la fin de la guerre, des municipalités d’Istanbul et de Mossoul, des données des prisonniers de guerre turcs en Grande-Bretagne, en Macédoine et en Egypte et les archives du Croissant Rouge (Kızılay) (4). Si cela permet de disposer d’une certaine quantité d’observations subjectives permettant de dégager des tendances (symptômes, pronostics, complications, etc.), cela ne permet en aucun cas de dresser des informations statistiques générales.
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A rebours des tendances mondiales, la première vague n’est pas très meurtrière mais très contagieuse. A cet égard, cette période comprend la phase d’incubation dans laquelle la maladie ne laisse paraître aucun symptôme. La vitesse de contagion est exponentielle et sans précédent historique. Selon l’analyse de Murat Yolun (5), la faible mortalité s’explique par la non-virulence de l’agent pathogène lors des chaleurs estivales.
Les journaux ottomans tendent donc à sous-estimer la menace (6). Par exemple, le journal Âti évoque, le 14 juillet 1918, les symptômes, signes et évolution de la grippe mais précise que personne n’en est mort, et qu’une autre maladie pourrait être à l’origine de ces symptômes. Toujours selon le journal, il ne s’agit que d’une maladie bénigne qui n’a comme seule conséquence que de distraire le patient de son travail. Par ailleurs, le journal Ikdam souligne que cette maladie est présente dans les villes et affirme qu’elle n’est « pas du tout pernicieuse » et que « comme toute maladie infectieuse », le meilleur traitement demeure le repos. Néanmoins, ce même journal, le 5 août 1918, avoue : « nous avons d’abord pensé que cette maladie n’était pas dangereuse et nous n’y attachions pas beaucoup d’importance » (7) et reconnait les ravages causés par la grippe espagnole, notamment en Suisse. A partir de cette date, on observe en effet un accroissement significatif du nombre de publications scientifiques sur ce sujet. A l’inverse des journaux américains et européens usant de la censure face à la propagande de guerre ennemie, il est intéressant de constater la totale transparence ottomane dans ses premiers rapports de la maladie (symptômes (8), nombre de personnes infectées, décès, etc.).
En outre, la grippe, dont la grippe espagnole n’est qu’une variante, ne faisait pas partie des maladies devant impérativement être portée à la connaissance des autorités publiques selon le règlement ottoman sur les maladies contagieuses et épidémiques (Emraz-ı Sariye ve İstilaiye Nizamnamesi). Aucune étude statistique n’a pu être réalisée et donc aucune vision calculée de l’impact de la menace sanitaire établie. Le docteur Akil Muhtar déclare que « la situation extraordinaire évoquée pour la Suisse n’existait pas à Istanbul » (9). Néanmoins, cette vague est très contagieuse et atteint au mois d’août, par le chemin de fer, l’hôpital de campagne de la VIème armée ottomane à Nusaybin, relai ferroviaire stratégique à l’est de l’Anatolie, puis les troupes ottomanes en Irak (Mossoul, Tikrit, Kirkouk) ainsi que dans la péninsule Arabique (Médine, Yémen).
Après une courte période d’accalmie de deux semaines, le nombre de cas diminuant sévèrement et sans complications réelles, la deuxième vague vient frapper durement l’Empire.
Du fait du refroidissement des températures lié à l’arrivée de l’automne et des démobilisations massives des soldats de la Grande guerre, le nombre de cas de grippe dans l’Empire, mais également dans le monde, explose avec des complications respiratoires qui peuvent être fatales.
Le docteur Weinberg, médecin allemand en poste à Istanbul, décrit la situation en ces termes : « Une forme intense de grippe est répandue à Istanbul, en Eurasie et dans les contrées situées au sud des monts Taurus, comme partout en Europe. Nos soldats ont appris ceci en se retirant et ils ont été infligés par de lourdes pertes. De nouveaux vecteurs d’infection sont arrivés dans les camps avec chaque renfort, et en conséquence la pandémie n’a pas pris fin. Même tous les soldats d’un camp ont souffert de la grippe en raison de terribles conditions » (10). Agents pathogènes pendant et après la guerre, les soldats jouent un rôle central dans cette deuxième vague de l’épidémie dans l’Empire, constituant une importante menace pour la santé publique. En effet, ces hommes, sans logement et sans nourriture, marchent vers les grands centres urbains en quête d’un avenir meilleur. A ces rassemblements de soldats s’ajoutent les nombreux réfugiés et prisonniers de guerre ainsi que des retours de déportation, notamment arméniens. Les chiffres évoquent une mortalité d’environ 10 pour 1 000 (11). La maladie se répand comme une trainée de poudre dans toutes les contrées de l’Empire plus spécifiquement à Ankara et à Beyrouth. Entre outre, le 5 octobre 1918, une épidémie virulente, non identifiée mais vraisemblablement de grippe espagnole, décime les troupes britanniques stationnées en Irak et en Iran (12).
A la suite de la signature de l’armistice de Moudros, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie organisent le rapatriement de leur personnel militaire en territoire ottoman, dont de nombreuses personnes atteintes de la grippe espagnole difficilement transportables. Liman von Sanders, chef de la mission militaire allemande à Istanbul, rapporte l’existence, dans une lettre adressée au ministre ottoman de la Guerre de l’époque, de 1 200 patients atteints de cette grippe dans le grand hôpital allemand d’Istanbul (Taksim Alman Hastanesi) et déclare que 80 militaires allemands présents en Syrie en sont morts (13).
De graves complications respiratoires sont observables chez les patients. Après trois ou quatre jours, l’état de santé du patient s’aggrave très soudainement, avec une montée de fièvre brutale, d’importantes complications respiratoires et un liquide collant qui se dégage lors des crises de toux. Cette situation conduit au décès 24 à 36 heures plus tard. Le docteur Akil Muhtar (14) qui décrit ces symptômes, n’observe aucun cas de guérison suite à ces complications.
En décembre 1918, le nombre de décès ne cesse d’augmenter pour atteindre une moyenne de 400 décès par jour pour la ville d’Istanbul (15). Les journaux locaux préconisent la mise en œuvre de mesures de quarantaine sans distinctions de sexe et de nationalité ainsi que la fermeture immédiate de toutes les écoles.
Dans le cadre d’un manuel postérieur consacré aux Maladies infectieuses et à l’épidémiologie, le docteur Hüsameddin Serif, suivant les données de la municipalité d’Istanbul, dénombre la mort de 4 000 et 5 000 personnes de cette maladie pour l’année 1918. Selon lui, il serait plus réaliste d’évoquer 13 000 morts (16).
A la fin décembre 1918, le taux de mortalité tend à se stabiliser puis à diminuer à Istanbul, même si d’autres régions de l’Empire sont toujours durement touchées par le virus.
La dernière vague de grippe espagnole est assez virulente, moins que la deuxième mais plus que la première, et assez longue. Aucun territoire n’est épargné, la maladie sévit à de nombreux endroits, se propageant jusqu’aux périphéries de l’Empire. Parallèlement à la grippe espagnole, d’autres maladies contagieuses courantes pour l’époque chez les civils et les militaires continuent de se répandre, notamment la tuberculose, le paludisme, le rachitisme, le typhus ainsi que des premiers signes d’épidémie de peste et de choléra.
Entre décembre 1918 et janvier 1919, plus de la moitié des soldats de l’Asian Corps allemand présents à Beyrouth meurent de la grippe (17). En Arabie (18), au sein de la garnison ottomane de Médine comptant 11 000 hommes, 850 sont morts en décembre 1918 puis 450 en janvier 1919. Emin Bey, officier ottoman en Arabie en 1919, déclare que les pertes quotidiennes liées à la grippe s’élèvent à 150 soldats. Selon ses prévisions, il estime que l’armée entière serait décimée en deux mois.
Le docteur Hüsameddin Serif estime que plus de 20 000 personnes sont décédées de la grippe sur la période 1919-1920 à Istanbul (19).
Notes :
(1) Sur ce point cf. YOLUN Murat et METIN Kopar, op. cit.
(2) Le choc cytokinique est un phénomène inflammatoire massif du système immunitaire qui a été décrit dans diverses pathologies infectieuses particulièrement virulentes. Il s’agit d’une réponse inadaptée, voir nocive, généralement mortelle sans traitement approprié.
(3) Il est intéressant de noter, à l’époque, le manque de recensement démographique fiable dans un Empire territorialement et donc démographiquement en permanente mutation. En effet, les deux derniers recensements de l’Empire datent de 1885 et 1907. Le premier recensement républicain turc date de 1927. Depuis le XIX° siècle, l’Empire a entrepris progressivement l’instauration d’un système centralisé de recensement et d’enregistrement. Cf. BENHAR Cem, « Qui compte ? Recensements » et « statistiques démographiques dans l’Empire ottoman, du XVIe au XXe siècle » in Histoire & Mesure, 1998 volume 13 - n°1-2. Compter l’autre. pp. 135-145.
(4) A cet égard, il est patent également de voir les rapports des services de santé du Détachement français de Syrie-Palestine, unité française auxiliaire rattachée au Corps expéditionnaire britannique en provenance d’Egypte sous les ordres du général E. Allenby.
(5) YOLUN Murat et METIN Kopar, op. cit.
(6) ARDA Berna et ACIDUMAN Ahmet, « Last Tango of the “Sick Man of Europe” with the Spanish Lady », Ankara Üniversitesi Tıp Fakültesi Mecmuası 65(1) : 1-9, 2012.
(7) Idem.
(8) A savoir entre 39,5 et 40° de fièvre soudaine, maux de tête, douleurs dans le bas du dos et dans les articulations, légères congestion, douleurs dans la gorge avec des difficultés à avaler, parfois des vomissements, pouls faible par rapport à la température corporelle, toux légère en lien avec une sécheresse de la gorge, éruptions cutanées et maux de tête sévères. Passé un délai de trois à cinq jours, le rétablissement s’accompagne d’une normalisation de la fièvre avec disparition des symptômes. Cf. Idem.
(9) Idem.
(10) WEINBERG, “Malaria and Grippe”, Beihefte Zum Archiv für Schiffs-und Tropen-Hygiene,v.4/ Supplement 4 (1919), p. 177.
(11) Selon les estimations de cité par YOLUN Murat et METIN Kopar, op. cit.
(12) Entre octobre 1917 et décembre 1918, la grippe est considérée parmi les principales maladies touchant les soldats des XIIIe et XIVe divisions déployées en Iran (2 082 cas) avec la dysenterie, le paludisme, la diarrhée, la gonorrhée et la fièvre des mouches des sables. Pour les forces en Irak, il s’agit de la deuxième maladie la plus référencée après la dysenterie avec 1 384 cas. Cf. ARDA Berna et ACIDUMAN Ahmet, « Pandemic Influenza 1918-19 : Lessons from 20th century to 21th from the history medecine point of view », in Lokman Hekim Journal, 2-3, 2012, pp. 13-21.
(13) Cf. ARDA Berna et ACIDUMAN Ahmet, « Last Tango of the “Sick Man of Europe” with the Spanish Lady », op. cit.
(14) Cf. Idem.
(15) Idem.
(16) Pour un nombre total de morts cette même année de 33 615. A titre comparatif, il recense 20 000 morts en 1917. Cf. Idem.
(17) OZDEMIR Hikmet, The Ottoman Army 1914-1918 : Disease and Death on the Battlefield, Salt Lake City, University of Utah Press, p.188.
(18) Ibid., p. 160.
(19) Cf. ARDA Berna et ACIDUMAN Ahmet, op. cit.
Camille Duguit
Camille Duguit est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris - Sorbonne (Paris IV). Après plusieurs voyages et emplois au Moyen-Orient, elle s’est spécialisée sur la Turquie et la péninsule Arabique.
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