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« Empowering the Democratic Resistance in Syria » - Recension du rapport de l’Arab Reform Initiative sur l’opposition syrienne

Par Pierre-André Hervé
Publié le 10/10/2013 • modifié le 11/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

L’Arab Reform Initiative est un réseau de recherche indépendant dédié à l’étude du monde arabe qui souhaite soulever un débat public sur la réforme démocratique des systèmes politiques des pays arabes. Elle a été fondée en 2005 par 16 centres de recherche du monde arabe, des Etats-Unis et d’Europe. Son rapport sur l’opposition armée syrienne, intitulé « Empowering the Democratic Resistance in Syria », dont Les Clés du Moyen-Orient proposent ici une recension, a été rédigé par Bassma Kodmani et Félix Legrand. Madame Kodmani est la directrice de l’ARI, qu’elle a initiée après avoir dirigé successivement un programme d’études sur le Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI) puis à la Fondation Ford en Egypte. Félix Legrand est, quant à lui, chercheur à l’ARI.

Le travail de l’ARI s’inscrit dans un projet de promotion de la démocratie dans le monde arabe. Il faut donc dès maintenant signaler que l’organisation prend parti contre Bachar el-Assad et souhaite, par ce rapport, donner aux acteurs internationaux des éléments d’appréciation de l’organisation des rebelles syriens afin de faciliter l’identification de partenaires fiables et la coopération avec eux, et préparer une transition démocratique. Si l’objectif du rapport est clairement politique et donc partisan, on peut difficilement contester, s’agissant des constats, la rigueur intellectuelle de ses auteurs.

Une partie de l’opposition armée demeure « pro-démocratie »

Venons-en, précisément, aux faits, en laissant de côté les recommandations politiques formulées par l’Arab Reform Initiative. En introduction de son rapport, l’ARI s’inquiète de la conclusion trompeuse que pourraient tirer les observateurs non-avertis de la masse d’informations produites sur les forces rebelles par les services de renseignement, les organisations de défense des droits de l’homme, les universitaires et les médias, qui se concentrent presque exclusivement sur les groupes islamistes. Cela peut donner l’impression d’une domination complète des forces islamistes au sein de l’opposition et rendre inévitable la perspective du contrôle islamiste du pays une fois le régime tombé. Cette impression est d’ailleurs renforcée par la campagne menée par le régime syrien à l’encontre de son opposition, réduite à sa frange fondamentaliste, campagne qui inclut également une stratégie d’infiltration et de manipulation de certains groupes. Si l’ARI reconnaît la montée en puissance des groupes islamistes, elle réfute l’idée selon laquelle les forces démocratiques n’existent plus au sein de la rébellion. Son travail d’investigation sur le terrain et auprès des leaders politiques et militaires de l’opposition lui a permis d’identifier les groupes qui demeurent fidèles à la demande originelle du soulèvement pacifique de 2011 d’une « Syrie libre, démocratique et pluraliste ».

Le rapport se concentre sur les groupes rebelles « pro-démocratie », qui opèrent dans le cadre de l’Armée Syrienne Libre (ASL) et sont définis par leur projet politique démocratique et pluraliste et leur respect sur le terrain des principes associés, en particulier la non-discrimination et le maintien du caractère civil des institutions publiques. Il exclut de son inventaire politique les groupes extrémistes et djihadistes, qui prônent l’instauration d’un Etat islamique et sont souvent considérés par les Syriens comme extérieurs à la « fabrique sociale » du pays. Mais le rapport met également de côté les groupes islamistes dits modérés, souvent proches des Frères musulmans, qui ont adopté un agenda démocratique et pluraliste et sont considérés comme partie prenante de la « fabrique sociale » syrienne. L’ARI indique qu’ils reçoivent cependant des armes et de l’argent de sources qui refusent de fournir pareil soutien aux forces démocratiques. De plus, la montée en puissance des djihadistes comme des islamistes modérés, tous musulmans sunnites, profite au régime syrien qui encourage la transformation du soulèvement populaire en conflit sectaire entre sunnites et chiites, lui-même étant dominé par les Alaouites, un groupe ethno-religieux hétérodoxe lié au chiisme. Mettre en valeur les forces « pro-démocratie » vise à marginaliser les éléments qui discréditent la révolution.

L’évolution de l’opposition armée

Avant de procéder à l’inventaire en question, le rapport revient sur l’histoire de la crise syrienne et les facteurs qui ont conduit à l’émergence et l’affirmation de ces différents groupes rebelles. Selon les auteurs du rapport, le régime de Bachar el-Assad, par sa répression du soulèvement pacifique, n’a laissé à l’opposition que le choix du silence ou de l’armement. Toute l’opposition n’a pas fait dès le début le choix des armes mais la réaction de l’Etat et de ses affidés (les milices shabiha), ciblant prioritairement les figures modérées de l’opposition, a conduit l’ensemble des groupes dans la spirale de l’affrontement armé. Dans ce contexte de radicalisation, le djihad est devenu un projet mobilisateur. De même, les modes d’action des djihadistes, les attentats, y compris les attentats-suicides, contre des cibles stratégiques, se sont révélés être des moyens efficaces pour répondre à la force de frappe de l’armée syrienne.

Cette évolution de la situation a été permise par l’absence de réponse internationale adaptée et le fait qu’aucune force n’a été déployée en Syrie pour protéger la population. Préservé des sanctions internationales, le régime de Bachar el-Assad a poursuivi ses actions, déployant une stratégie du pire à visée régionale. Selon les auteurs, il a réussi à présenter la crise comme un conflit sectaire, créant ainsi les conditions d’une guerre par procuration entre les acteurs régionaux s’identifiant à l’une ou l’autre des communautés présentes en Syrie. Les groupes belligérants sont finalement devenus dépendants de soutiens financiers et militaires extérieurs. Or, au Moyen-Orient, le financement provient principalement de sources islamiques, liées à des gouvernements ou plus souvent à des réseaux religieux ou d’affaires, qui portent un agenda conservateur. Ces multiples sources de financement et les différents agendas politiques qui les accompagnent expliquent le fractionnement de l’opposition armée. L’ARI pointe aussi la responsabilité de l’opposition politique, qui a échoué à coordonner les groupes anti-régime, faute d’expérience et de confiance mutuelle mais aussi en raison d’ambitions personnelles, de la compétition entre les partis et des influences concurrentes d’acteurs régionaux. Les groupes opposés à l’islamisation de la révolution ont été largement laissés à leur sort tandis que les groupes islamistes ont pu rapidement bénéficier de soutiens financiers alternatifs.

Les auteurs précisent que la révolution n’a jamais été islamiste mais qu’elle a reçu un financement de sources principalement islamistes qui l’ont modelé. Les groupes évoluent en fonction du financement, de l’armement et de la capacité de leurs leaders à maintenir ce soutien, qui les protège en même temps qu’il leur permet de poursuivre le combat. Si un leader échoue, il peut voir ses subordonnés le quitter pour un autre groupe mieux pourvu, même si son idéologie est différente. L’ARI indique, sur ce dernier point, que la détermination des combattants à poursuivre le combat apparaît plus décisive que l’agenda politique. L’adoption de noms religieux a d’ailleurs souvent plus vocation à attirer les soutiens qu’à indiquer l’identité réelle du groupe, ce qui explique leur changement régulier. Il n’en demeure pas moins vrai que les groupes islamistes qui sont parvenus à prendre le contrôle de territoires grâce à leur puissance financière et militaire mettent souvent en place des tribunaux jugeant en fonction de la loi islamique et imposent un programme fondamentaliste aux écoles.

L’ARI observe une évolution. Jusque là discrètes, car pouvant porter préjudice à l’unité de l’opposition et profiter à Bachar el-Assad, des critiques se font jour au sein de la rébellion à l’égard des groupes les plus radicaux, qui se sont même traduites par plusieurs accrochages armés entre groupes rebelles. Raisons à cela, les mesures radicales des mouvements djihadistes liés à al-Qaida, Jabhat al-Nosra et l’Etat islamique en Irak et au Levant, leur ont aliéné une partie de la population tandis que ces mêmes mouvements ne sont pas parvenus à renverser le rapport de force avec le régime en leur faveur, donnant ainsi un premier signe de faiblesse. De plus, les rebelles « pro-démocratie » considèrent désormais le principe de l’unité à tout prix comme contre-productif puisqu’il n’a servi que les seuls intérêts des groupes djihadistes, lesquels l’ont manipulé pour prendre l’avantage au sein de la rébellion, et a repoussé de nombreux Syriens effrayés loin de la révolution. Selon l’ARI, les rebelles de l’Armée Syrienne Libre ont finalement compris les dommages que la coopération avec les groupes djihadistes provenant de l’extérieur leur a causés, en suscitant les réticences des puissances occidentales, inquiètes par le poids des fondamentalistes au sein de l’opposition armée, à leur fournir des armes et en donnant à Bachar el-Assad l’opportunité de tous les dépeindre comme des extrémistes soutenus depuis l’étranger.

L’inventaire des forces rebelles « pro-démocratie »

Quelles sont les forces rebelles « pro-démocratie » sur le terrain ? Le rapport évoque d’abord la création, en novembre 2012, du Conseil militaire suprême, avec à sa tête le général Salim Idriss, dont l’ambition est de coordonner l’ensemble des forces rebelles. Si l’ARI reconnaît l’importance de cette création dans le processus d’organisation de l’opposition, elle en signale l’influence limitée, admise d’ailleurs par le général Idriss, sur les forces.

Les auteurs distinguent trois catégories de forces « pro-démocratie ». La première inclut les groupes initiés par des officiers supérieurs déserteurs, qui souhaitent que l’armée reste en dehors de la politique et ont essayé de coordonner leur action avec les plates-formes politiques de l’opposition, d’abord le Conseil National Syrien puis la Coalition Nationale de l’Opposition. Ces groupes ont progressivement été marginalisés en faveur de brigades dirigées par des civils et plus flexibles d’un point de vue idéologique. Parmi tous ces groupes dominés par des militaires ou des civils, le rapport cite notamment la coalition de bataillons et de brigades nommée « Kataeb al-Wehda al-Wataniya » (« Brigades de l’Unité Nationale »), créée en août 2012 par des figures de l’opposition issues de la communauté alaouite - la même que Bachar el-Assad - sur une base séculière et anti-sectaire. Elle reçoit des donations d’expatriés syriens mais ne dispose pas d’un financement suffisant pour se développer. Ce groupe a finalement intégré « Jabhat Ahrar Sooriya » (« Front des Syriens Libres »), dont la création a été annoncée en mai 2013 et qui est placé sous l’autorité directe du Conseil militaire suprême. Selon l’ARI, ce groupe a rapidement réuni quelque 20 000 combattants. La seconde catégorie de forces « pro-démocratie » inclut les groupes liés à un parti ou un mouvement politique particulier, socialiste, communiste, nationaliste ou libéral, mais ces groupes ont eux aussi peiné à se développer faute de ressources. La troisième catégorie, enfin, inclut les groupes plus locaux, liés à un village ou une région. On y trouve notamment des groupes tribaux, bien organisés et armés grâce à leurs connections avec les tribus des pays voisins. Les auteurs citent aussi, par exemple, le groupe « Liwa’ Thuwwar al-Raqqa », actif à Raqqa, qui est composé d’activistes civils locaux et s’est organisé pour défendre la ville face aux rebelles djihadistes liés à al-Qaida.

En juin 2013, le général Idriss a tenté de réorganiser les brigades locales isolées de l’ASL et de les regrouper en divisions. Une rumeur concomitante a circulé, laissant penser que les Etats-Unis ne fourniraient d’aide qu’aux unités regroupées en divisions. Depuis, plusieurs divisions se sont formées dans le pays qui, pour la plupart, revendiquent une stricte neutralité politique. C’est le cas, notamment, de la 10ème Division à Damas et de la 33ème à Idlib, qui sont composées d’éléments nationalistes et « laïcs ». La 3ème Division de Deir-ez-Zor a, par contre, pris position en faveur d’un Etat islamique. Cette évolution constitue une avancée significative pour la structuration des forces modérées mais la pérennité de ces unités dépend de leur soutien, encore aléatoire, par le Conseil militaire suprême.

Plus généralement et pour conclure, l’ARI rappelle l’extrême fluidité qui caractérise les forces rebelles et reflète le caractère divers mais aussi instable et par conséquent peu fiable de leurs sources de financement. Les noms de groupes tout comme les allégeances fluctuent en fonction de l’évolution de ces dernières, que les rebelles cherchent à capter pour ne serait-ce que pouvoir poursuivre le combat. Mais, en dépit de cette fluidité et de l’atomisation des forces rebelles, les unités de l’Armée Syrienne Libre parviennent à coopérer efficacement sur le champ de bataille. A titre d’exemple, des échanges de combattants ont ainsi souvent lieu entre brigades. Des alertes sont également transmises d’un groupe à l’autre. Cependant, les différents groupes ne coopèrent pas souvent sur le même pied d’égalité, les groupes manquant de ressources sont dépendants de la logistique de ceux qui bénéficient d’un financement islamiste. Sur le champ de bataille, les groupes les mieux équipés jouent le rôle principal.

On l’a dit, la coopération entre ces groupes rebelles différents et donc l’unité de la rébellion est cependant aujourd’hui mise à mal. Des groupes extrémistes ont cherché à dominer certaines régions. Face à eux, les groupes non-extrémistes ont produit des efforts significatifs pour regagner le contrôle de l’opposition et rétablir ses objectifs originaux. Cela a conduit à l’affrontement triangulaire qui caractérise aujourd’hui la guerre civile en Syrie, entre le régime, les groupes radicaux djihadistes et l’opposition démocratique. L’Arab Reform Initiative souhaite démontrer par ce rapport que non seulement cette dernière existe mais qu’elle est désormais indentifiable et doit être soutenue par les acteurs internationaux soucieux d’engager la Syrie sur la voie de la démocratie.

Publié le 10/10/2013


Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).


 


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