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Emergence et enracinement de l’Etat islamique (1/3)

Par Matthieu Saab
Publié le 05/06/2017 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Raqqa Museum is destroyed in air strikes by Syrian army warplanes on the ISIL-held northern city of Raqqa, Syria on November 25, 2014.

STRINGER / ANADOLU AGENCY / AFP

Introduction

L’Etat islamique a été créé suite à l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 et à la fusion du mouvement de Abou Mousab al-Zarkaoui, Jama’at al-Tawhid wa’al-Jihad avec al-Qaïda qui a permis l’émergence de al-Qaïda en Irak (AQI). Zarkaoui s’est attaqué à des chiites et à leurs lieux saints afin de provoquer une réaction hostile de leur part, entrainant du coup une guerre civile incontrôlable à laquelle les Américains vont être mêlés (1).

Zarkaoui a été tué par les Américains en 2006, AQI fut affaibli ce qui encouragea les tribus sunnites à se réconcilier avec le gouvernement du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki installé en Irak avec l’appui des Américains. Par la suite, AQI a été rebaptisé Etat islamique d’Irak, puis Etat islamique d’Irak et de al-Sham (IS ou ISIS). Suite à ces restructurations, al-Qaïda a continué à agir comme un groupe indépendant dirigé par Ayman al-Zawahiri.

L’Etat islamique recouvre une grande partie des pays du Levant, à l’Est de la Méditerranée et a élargi ses ambitions depuis le déclenchement des printemps arabes en 2011. Par la suite, l’EI va se renforcer en soutenant la population sunnite en Irak et en Syrie. Le pouvoir du gouvernement al-Maliki va se raffermir suite au retrait américain de 2010 et va isoler les sunnites afin de les affaiblir davantage.

Maliki va faire face à une corruption endémique et à une désertion croissante au sein des forces armées irakiennes, ce qui encouragea l’Etat islamique à s’emparer de Mossoul en juin 2014. Par la suite, la ville de Raqqa au Nord de la Syrie va devenir de facto la capitale de l’Etat islamique grâce à la création de nouvelles institutions (judiciaires, économiques, éducatives, médicales et sécuritaires) afin d’assurer les besoins de la population.

Suite à sa création et à sa consolidation, l’Etat islamique s’est propagé en Afghanistan, au Bangladesh, en Egypte, en Indonésie, au Nigeria, au Pakistan, aux Philippines, en Arabie saoudite et au Yémen. Cette expansion va de pair avec le recrutement de combattants étrangers au Levant dont plus de 3,400 proviennent des pays Occidentaux (2).

Le recrutement par l’EI de combattants islamistes provenant des pays Occidentaux et les attaques terroristes contre des civils en Occident génèrent une hostilité sourde à l’égard de l’Etat islamique. Ainsi, deux des auteurs des attentats suicides ayant endeuillé Paris en novembre 2015 avaient rejoint l’Europe à travers la Grèce sous la couverture de « réfugiés », ce qui a provoqué l’hostilité des mouvements anti-immigrés en Europe occidentale et aux Etats -Unis.

L’Etat islamique va se renforcer dans les pays où le pouvoir central est faible, notamment au Yémen, en Libye, en Somalie et au Nigéria. Dans les pays tels que l’Algérie où le pouvoir central est solidement installé, l’Etat islamique n’a pas pu s’imposer. D’autant plus que 99% de la population algérienne est sunnite, ce qui rend impossible la stratégie fondée sur un conflit avec les chiites comme cela est encouragé par l’Etat islamique dans d’autres pays (3). En Eurasie, l’Etat islamique s’impose en Afghanistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan. Il veut déstabiliser l’Asie centrale en s’opposant notamment à Bakou, à Moscou et à Tbilissi. D’autres forces militaires islamistes, notamment Jabhat al-Nusra un groupe salafiste djihadiste qui représente al-Qaïda, font appel à des combattants étrangers notamment des Tchétchènes et souhaitent se joindre à l’Etat islamique dans le Caucase.

Les combattants de l’Etat islamique provenant d’Europe Centrale, d’Europe de l’Est, d’Europe de l’Ouest, du Caucase et des Etats-Unis ont des motivations profondément religieuses. Ils veulent « glorifier la parole de Dieu sur terre ». Cependant, il est très difficile de mesurer leur degré d’implication religieuse. L’idéologie de l’Etat islamique est avant tout basée sur une polarisation binaire et une vision manichéenne et absolutiste du monde qui a pour objectif de protéger et d’étendre la « communauté musulmane ». Les combattants de l’EI ont des motivations philosophiques qui s’expriment à travers la recherche d’une identité, d’un statut et par le développement d’une profonde dévotion dans le but de construire et de renforcer le califat. D’autre part, ces combattants veulent vivre dans une « communauté parfaite » qui se matérialise par une justice sociale et par une égalité entre tous les habitants du califat (4). Il faut signaler que les relations familiales, économiques, culturelles et sociales permettent aux combattants de l’EI de consolider leur attachement au califat.

L’Etat islamique et al-Qaïda

L’Etat islamique et al-Qaïda ont des divergences fondamentales au niveau idéologique et stratégique. Les deux organisations souhaitent faire appliquer la Loi islamique sur les territoires qu’elles occupent. Cependant, elles ont des priorités divergentes : ainsi Abou Bakr al-Baghdadi et l’Etat islamique veulent en priorité construire un Etat alors que Zawahiri, le chef d’al-Qaïda souhaite se battre contre l’« ennemi lointain » (l’Occident) avant de fonder un Etat. Cependant, l’EI est plus populaire qu’al-Qaïda. Dans les régions qu’elle contrôle, al-Qaïda exige de ses affiliés comme Jabhat al-Nusra et al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQAP) de traiter correctement les minorités et d’encourager l’intégration des populations dans ces régions. L’Etat islamique quant à lui préfère se consacrer au développement de la « pureté religieuse » même si cela lui impose de faire appel à la terreur contre la population qui s’opposerait à cet objectif (5).

L’Etat islamique occupe des territoires plus vastes que ceux contrôlés par al-Qaïda, ce qui encourage les mouvements tels que Boko Haram au Nigeria à s’allier au nouvel Etat. En outre l’EI s’attaque indistinctement à des civils à Beyrouth et à Paris alors que al-Qaïda s’oppose uniquement à la population non-musulmane. De nombreux djihadistes coopèrent avec l’Etat islamique et avec al-Qaïda indistinctement. L’EI a une vision apocalyptique de l’avenir ce qui provoque le dédain d’al-Qaïda.

Actuellement, l’EI semble prendre l’ascendant sur al-Qaïda bien que ce mouvement a des problèmes de recrutement et de financement. La mort de Zawahiri, qui n’a pas de successeur désigné, pourrait favoriser l’EI, alors que les succès des filiales d’al-Qaïda, AQAP et al-Nusra pourraient faire pencher la balance en sa faveur. Cependant, et quelque soit l’évolution du rapport de forces entre ces deux mouvements, ils sont tous les deux des ennemis implacables du monde occidental.

Organisation d’une coalition occidentale contre l’EI

Le Président Obama a mis en place en 2014 une coalition militaire rassemblant 60 pays qui s’opposent à l’Etat islamique. Cette coalition a effectué plus de 14,093 attaques aériennes en Irak et en Syrie, et depuis juillet 2014, l’EI a perdu 50% de son territoire en Irak et 20% en Syrie. La coalition comprend également les forces kurdes rassemblées au sein du YPG (« People’s Protection Units »), une milice kurde syrienne, qui ont prouvé leur efficacité sur le terrain et ont refoulé l’Etat islamique hors des territoires peuplés de Kurdes dans la région (6). Ainsi, la formation d’une coalition arabo-kurde (« Les Forces Démocratiques de Syrie ») a permis le rejet des combattants de l’Etat islamique sur la frontière turco-syrienne.

Abou-Bakr al-Baghdadi, qui dirige le califat, a annoncé en décembre 2016 que l’EI encourage le djihadisme global et les attentats-suicides similaires à ceux qui ont endeuillé la ville de Mossoul en 2014, la Turquie, l’Irak, le Bangladesh et l’Arabie saoudite (7). Cette stratégie devrait renforcer l’EI face aux attaques aériennes américaines et occidentales.

La consolidation des territoires occupés par le « proto-Etat » va privilégier son enracinement au Levant et en Afrique du Nord. Son prestige dans ces régions s’appuie notamment sur le fait que l’Etat islamique veut remettre en cause les frontières géographiques fixées par l’Occident à la fin de la Première Guerre mondiale. Ainsi, l’EI occupe de larges territoires peuplés par une population indigène et remet en cause les accords de Sykes-Picot, ce que Ben Laden a voulu faire il y a 15 ans sans succès. L’EI a réussi à atteindre cet objectif et a rassemblé des dizaines de milliers de combattants étrangers venant de plus de 100 pays afin de consolider le nouveau califat (8).

Renforcement de l’EI grâce à l’innovation et aux réseaux sociaux

L’EI a les ressources (financières, militaires, humaines et géographiques) pour adapter son organisation et ses structures afin de créer des stratégies plus précisément caractérisées par l’innovation.

D’un point de vue financier, ISIS a diverses ressources provenant notamment de la vente de pétrole, du prélèvement de taxes (sur les transferts financiers, sur les marchandises, sur l’activité bancaire, sur les habitants non-musulmans du califat…), de l’imposition de rançons sur la population et des donations provenant de riches entrepreneurs alliés (9). Le financement provenant de la vente de pétrole sur le marché noir avait permis à l’EI de disposer de 1 à 3 millions de dollars sur une base quotidienne. Il faut signaler que le prix de l’or noir commercialisé par l’Etat islamique est largement inférieur aux prix pratiqués sur le marché officiel, ce qui lui a permis de proposer des prix très attractifs sur le marché noir. Mais l’intervention des armées occidentales a notablement diminué ces ressources du fait du recul de l’EI dans les territoires syriens et irakiens.

Les succès enregistrés par la coalition pro-américaine contre l’EI en Syrie et en Irak sont cependant insuffisants. En effet, la destruction du centre de gravité de l’Etat islamique, c’est-à-dire sa capacité à innover, est indispensable afin de le mener à sa perte, sans quoi l’EI développera de nouvelles tactiques et s’adaptera aux nouvelles circonstances. L’EI peut également créer des antennes dans d’autres pays et imposer la terreur en Occident et en Asie (10).

En attendant, les Etats-Unis et leurs partenaires ont réussi à affaiblir trois des six facteurs de l’innovation : le facteur financier, les ressources militaires et la présence géographique. Il leur reste à détruire l’organisation, sa gestion des ressources humaines et sa capacité à créer, expérimenter et propager sa stratégie.

Bien que l’EI a subi d’importants revers militaires en Syrie et en Irak, il a réussi à développer son réseau terroriste international. Les partisans de l’Etat islamique sont ainsi présents sur la toile et utilisent Twitter et Telegram. Certains de ces médias sociaux sont transparents et faciles à identifier, d’autres sont protégés. La variété des plates-formes utilisées, le nombre élevé des partisans de l’EI et le volume total des informations diffusées sur la toile empêchent les gouvernements occidentaux et leurs alliés de confiner la menace islamiste sur le réseau international. La stratégie marketing de l’EI lui permet de se glisser dans la « conscience universelle globale » des utilisateurs des réseaux sociaux. Mais il dépend fondamentalement de plates-formes informatiques qu’il ne peut contrôler, ce qui rend l’organisation vulnérable aux modifications de la législation et aux mises à jour des mesures de sécurité sur les sites occidentaux.
Le contrôle et la vérification des contenus peuvent conduire Twitter à suspendre des comptes utilisés par les partisans de l’EI et à démanteler leur présence sur la toile. Ainsi, depuis la mi-2015, Twitter a fermé 360,000 comptes dont les titulaires sont accusés de diffuser une propagande terroriste et djihadiste. Or, les sympathisants de l’EI continuent de créer de nouveaux comptes chaque jour malgré l’opposition occidentale. Utilisant la même logique, Facebook et Google ont diffusé des campagnes d’information hostiles à l’EI. Le gouvernement américain a une stratégie nommée « Madison Valleywood Project », qui encourage les réseaux sociaux à s’opposer à la propagande de l’EI grâce à la diffusion de contre-récits et à une application stricte de leur règlement intérieur et de leur politique de protection contre le terrorisme (11).

La fermeture des comptes à laquelle les sympathisants de l’EI sont confrontés les encourage à migrer vers d’autres plates-formes qui leurs permettent de protéger leur anonymat et d’atténuer les risques en matière de sécurité. Dans ces conditions, les plates-formes comme Twitter et Facebook sont délaissées et les partisans de l’EI s’appuient sur des services de messagerie privée qui permettent d’utiliser la technologie d’encodage ; il s’agit notamment de ProtonMail, Surespot et Telegram. Vu la complexité de ces technologies, il est difficile de connaître le nombre total des partisans du terrorisme international qui les utilisent (12).

Une autre stratégie de l’EI consiste à créer de nombreux comptes en espérant qu’ils ne seront pas tous identifiés et suspendus. Ainsi, il n’est pas rare que des sympathisants de l’EI maintiennent de nombreux comptes et profils sur Facebook, Twitter, Wordpress, Kik, Ask.fm, Tumber, YouTube et Google+ afin de diffuser la propagande terroriste (13).

Dans ces conditions, il est nécessaire de revoir la stratégie à suivre contre le dynamisme de la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux. Pour cela, il faut utiliser des techniques de diffusion de l’information qui évoluent en temps réel comme par exemple l’« implantation numérique » qui est une technologie permettant à des utilisateurs qui s’opposent à l’EI, tels que les autorités judiciaires et les journalistes, de se fixer au cœur des réseaux djihadistes avec lesquels ils partagent le même « paysage des médias ». Le succès des opposants au terrorisme international dépend de leur capacité à occuper le même espace virtuel que les sympathisants du groupe terroriste. Les contreterroristes doivent pour cela disposer de suffisamment de ressources (compétences techniques et expertise thématique) et les utiliser de manière souple (14). Cependant, afin de faire face au contreterrorisme, le mouvement terroriste a décentralisé son organisation sur la toile, multiplié les plates-formes informatiques qu’il utilise et le nombre de ses adhérents clandestins. Dans ces conditions, et au lieu d’obliger les sympathisants de l’EI de changer de plate-forme, les contreterroristes doivent limiter les ressources de l’EI en faisant appel à la législation, à la réglementation, à la censure, à l’expulsion et à la contre-information. Or, les partisans des terroristes démontrent leur souplesse, leur ingéniosité, leur opportunisme et leur résilience sur la toile. Dans ces conditions, les autorités politiques et judiciaires et les firmes technologiques impliquées contre le terrorisme doivent constamment s’adapter à cette situation (15).

Lire les parties 2 et 3 :
Emergence et enracinement de l’Etat islamique (2/3)
Emergence et enracinement de l’Etat islamique (3/3)

Notes :
(1) Zachary Laub, « The Islamic State », Council on Foreign Relations http://www.cfr.org/iraq/islamic-state/p14811 le 10 août 2016.
(2) Ibid.
(3) Dalia Ghanem-Yazbeck, « ISIS and al-Qaida’s Expansion : Q&A with Dalia Ghanem-Yazbeck », Carnegie Middle East Center http://carnegie-mec.org/2015/12/14/isis-and-al-qaeda-s-expansion-q-with-dalia-ghanem-yazbeck-pub-62266 le 14 décembre 2015
(4) Ibid.
(5) Daniel L. Byman, « Will ISIS and al-Qaïda always be rivals ? », Brookings Institution https://www.brookings.edu/blog/markaz/2016/05/27/will-isis-and-al-qaida-always-be-rivals/ le 27 mai 2016.
(6) Zachary Laub, « The Islamic State », Council on Foreign Relations http://www.cfr.org/iraq/islamic-state/p14811 le 10 août 2016.
(7) Hassan Hassan, « Is ISIS Unstoppable ? », The New York Times https://www.nytimes.com/2016/07/10/opinion/is-the-islamic-state-unstoppable.html?_r=0 le 9 juillet 2016.
(8) Bruce Hoffman, « The Battle against ISIS : The Trump Administration’s 30-day Review », The Cipher Brief https://www.thecipherbrief.com/column/network-take/battle-against-isis-trump-administrations-30-day-review-1089 le 26 février 2017.
(9) David L. Knoll, « How ISIS Endures by Innovating », Foreign Affairs https://www.foreignaffairs.com/articles/2016-09-30/how-isis-endures-innovating le 30 septembre 2016
(10) Ibid.
(11) Audrey Alexander, « How to Fight ISIS Online », Foreign Affairs https://www.foreignaffairs.com/articles/middle-east/2017-04-07/how-fight-isis-online le 7 avril 2017.
(12) Ibid.
(13) Ibid.
(14) Ibid.
(15) Ibid.

Publié le 05/06/2017


Après des études de Droit à Paris et un MBA à Boston aux Etats-Unis, Matthieu Saab débute sa carrière dans la Banque. En 2007, il décide de se consacrer à l’évolution de l’Orient arabe. Il est l’auteur de « L’Orient d’Edouard Saab » paru en 2013 et co-auteur de deux ouvrages importants : le « Dictionnaire du Moyen-Orient » (2011) et le « Dictionnaire géopolitique de l’Islamisme » (2009).


 


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