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Egypte monde arabe, sous la direction d’Enrico de Angelis, « Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes », Troisième série n° 12

Par Mathilde Rouxel
Publié le 15/04/2015 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Introduction – Enrico de Angelis

Enrico de Angelis [1] introduit ce numéro en soulignant l’importance de repenser, à l’heure d’une information mondialisée et de convergence médiatique via Internet, les « approches théorico-méthodologiques à l’œuvre dans les médias » (§5). Seule une nouvelle perspective peut en effet permettre de mesurer les enjeux de cette perte de contrôle de l’information par les gouvernements, les médias devant désormais être considérés comme « de véritables acteurs politiques » (§11). Le cas égyptien est à ce titre très intéressant, dans la mesure où son système médiatique est devenu sous bien des aspects « hybride » (§21), et ce bien avant le déclenchement des révoltes, qui finalement ne font que renforcer l’intégration entre les différentes plateformes. Dans une Égypte aujourd’hui à nouveau dominée par les médias d’État, il est important de repenser autrement que sous le concept de « Révolution Facebook » l’émulation sociale autour des nouvelles technologies pendant les révoltes de 2011. À partir de tous ces éléments de réflexion, ce douzième numéro d’Égypte/Monde arabe propose différentes pistes et domaines de réflexion, divisés en quatre sous-ensemble : « Réévaluer le rôle des médias, quatre ans après les révoltes » ; « relation entre média privés et contestations avant la chute de Moubarak » ; « le système hybride en Égypte et le rôle des nouvelles technologies » ; « des modalités d’utilisation du web ‘différentes’ : regard sur la Tunisie ».

I. Réévaluer le rôle des médias, quatre ans après les révoltes

 
Dans un premier article intitulé « Des ‘publics’ radicaux et polarisés face à la disparition des médias libres en Égypte », Kai Hafez [2] questionne le rôle des médias dans le processus de transition démocratique en Égypte. Définissant à la suite de Noam Chomski les médias comme un instrument de « fabrication du consentement », il cherche à savoir non seulement quel est le degré de liberté dévolu aux médias par le pouvoir en place, mais également si les médias contribuent au développement social et économique du pays. Il note ainsi, en suivant les quatre grandes relations définies par Daniel Hallin et Paolo Mancini (État et médias ; société civile et médias ; économie et médias ; profession journalistique et médias), que le gouvernement élu de Mohammed Morsi, sans mener à une islamisation des médias, a permis d’ouvrir le champ médiatique aux Frères musulmans – sans apporter néanmoins de transformation notable sur la question de la liberté de la presse. Cette stagnation se voit secouée par le coup d’État de 2013, en raison du rétablissement de la censure militaire, qui selon Kai Hafez atteste d’un « retour en arrière » (§14) qui ne fait plus des médias le miroir de l’opinion populaire. Reste ouverte par ailleurs la question de savoir dans quelle mesure la polarisation radicale des médias égyptiens à l’époque de Morsi a pu être responsable de la tension générale qui a « pavé la voie à une intervention militaire » (§24). L’extrême centralisation des médias dans la seule région du Caire ne permet pas, par ailleurs, de rendre compte de ce qui se passe dans les périphéries (Haute Égypte, Sinaï). L’insuffisante formation des journalistes se fait également sentir ; Kai Hafez tient pour responsable de la situation actuelle la polarisation excessive des médias, qui a divisé une société non encore stabilisée, et dont l’armée a su s’emparer.

Dans l’article suivant, Yves Gonzales-Quijano [3] revient, dans « Internet, le ‘Printemps arabe’ et la dévaluation du cyberactivisme arabe » sur l’engouement excessif qu’avaient provoqué les réseaux sociaux au moment des révoltes, et dont il a lui-même été victime Voir [4]. Il revient ainsi sur ce phénomène intéressant d’enthousiasme puis d’aversion dont ont fait l’objet les réseaux sociaux, vus dans un premier temps comme les véritables moteurs de la Révolution, tenus ensuite pour responsable de l’échec de celle-ci. L’auteur explique cet enthousiasme par le fait que cette utilisation des TIC par la jeunesse arabe « illustrait, de la manière la plus éclairante possible, la pertinence des modèles des théoriciens cyberoptimistes » (§11) – masquant du même coup toutes les manifestations et révoltes qui ont précédé celles de 2011, qui se multipliaient pourtant depuis la moitié des années 2000. Les supercheries dénoncées à partir de mars 2011, notamment à la suite du faux blog Gay Girl in Damascus, en réalité modéré par un bloggeur nord-américain, ainsi que la libération des données par Edward Snowden avec Wikileaks en 2013, ont néanmoins rapidement amené les spécialistes à souligner les « fausses promesses d’une lutte numérique de plus en plus polluée » (§19). Yves Gonzales-Quijano montre par ailleurs que l’importante hiérarchie qui s’est établie sur les réseaux sociaux par une sorte de « hiérarchie de la réputation » (§23) ne permet pas le dialogue nécessaire à une restructuration des sociétés au lendemain des révoltes victorieuses. Le développement des TIC a ainsi amené à une récupération par les politiques de ces nouveaux réseaux, ne favorisant désormais plus la construction d’une sphère publique alternative à l’autoritarisme (§28).

II. Relation entre média privés et contestations avant la chute de Moubarak

Ce deuxième chapitre revient sur la presse privée et protestataire née en Égypte à partir du mouvement Kifayat en 2004. Bachir Benaziz [5], dans son article sur « Récit journalistique et action collective dans l’Égypte des années 2000 », s’intéresse particulièrement à deux journaux indépendants, al-Massry al-Youm et al-Dusdâr, qui ont construit leur succès sur la couverture médiatique des protestations de Kifayat, non relayées sur les médias d’État. Suivant les réflexions de Michel de Certeau, Bachir Benaziz questionne le rôle performatif du récit journaliste, créateur de l’Histoire autant que son informateur. Il distingue ainsi ce qui fait de l’écriture de la presse une écriture particulière, et notamment dans le cas de la presse privée égyptienne. En effet, les nouvelles logiques économiques que suppose ce type de presse permet de découvrir de nouvelles problématiques sociales : c’est sur la couverture d’événements marginalisés par les médias d’États que ces journaux indépendants vont bâtir leur audience. Ce journalisme alternatif n’est cependant pas dépourvu de manipulation (§23) : en suivant un mouvement politique et en en créant le récit, le journaliste fragmente le processus de révolte et ne livre finalement qu’une « forme plus complexe de manipulation par un récit d’ordre social imposé » (§24).

Marianna Ghiglia [6] s’intéresse quant à elle spécifiquement au journal Al-Badîl, ou L’alternative. « Récit d’une expérience à la croisée entre journalisme et engagement militant » retrace l’histoire de ce journal indépendant né en 2007 sous l’impulsion d’anciens marxistes nasséristes, appartenant à la génération des années 1970 (Jil al-sabinât). Ce journal naît lui aussi suite à l’émergence des mouvements pro-démocratiques de Kifayat, qui a amené à questionner à nouveau la place de la gauche dans le paysage politique égyptien. Cette voix « alternative » se veut voix citoyenne, et embauche dans ses équipes de jeunes reporters, qui ont participé à l’expérience de Kifayat et des Jeunes pour le changement. Marianna Ghaglia montre dans la suite de son article comment cette jeunesse, plus au fait de l’évolution des processus d’information et de communication, a peu à peu pris la place de l’ancienne génération, qui basait davantage son éditorial sur la fonction éducative du journal, sans prendre en considération le régime de concurrence auquel le journal se trouvait soumis. Après sa fermeture contrainte en 2009, la nouvelle version, en ligne, du journal, al-Badil al-Jadid (« La nouvelle alternative ») marque une rupture définitive entre les deux générations, la jeunesse ayant pris en main cette initiative militante à partir de nouveaux principes : on peut lire dans l’expérience de ce journal le processus de renouvellement générationnel à l’œuvre dans la société égyptienne dans son entier (§38).

III. Le système hybride en Égypte et le rôle des nouvelles technologies

Ce chapitre interroge l’hybridation des médias égyptiens au moment des révoltes de 2011. Dans un premier article intitulé « Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs médiatiques », Zoé Carle [7] et François Huguet [8] reviennent sur la relation entretenue entre les graffitis constamment réalisés et effacés sur les murs de la rue Mohamed Mahmoud, important terrain d’affrontement de la Révolution, et les réseaux sociaux de type Twitter et Facebook. Avec une approche « entre anthropologie de l’écriture et science de l’information et communication », les auteurs montrent que les discussions autour de ces graffitis photographiés et postés sur les réseaux sociaux font de cet endroit « une porte d’entrée vers les mondes numériques » (§4), accessible aussi pour ceux qui n’ont pas cet accès aux TIC. Les auteurs voient ainsi dans la pratique du graffiti « un support médiatique particulièrement adapté à cette ‘société de conversation’ » (§7) qui pose la question de la propriété de l’espace public. Cette rue et son « miroir » sur internet répondent donc ensemble à cet « arabisme digital » (§15) qui manifeste l’émergence de cette nouvelle vision du monde rendue favorable par les soulèvements populaires (§25).

Hanan Badr [9] tente pour sa part de nuancer l’euphorie scientifique qui s’est emparée de l’objet « TIC ». Dans son article « Limitations of the Social Media Euphoria in Communication Studies », elle revient sur les arguments qui justifiaient cet enthousiasme, pour ensuite proposer en cinq points une nouvelle approche de ce processus tant discuté. Les réseaux sociaux ont d’abord été perçus comme l’espace où pouvait se transformer, suivant Habermas, la notion de sphère publique, donnant au citoyen une parole qu’on lui a toujours refusée ; les réseaux sociaux ont par ailleurs donné de la visibilité à ce qui n’était jamais discuté, notamment par exemple la question du droit des femmes. À partir de mars 2011, et de l’entrée en guerre de la Syrie, Marc Lynch lance la formule « Twitter devoluton », suggérant par-là que ces nouvelles technologies, plutôt que de supporter la démocratie, ont blessé le paysage politique et sa transition démocratique. Hanan Badr développe sa conception des choses en cinq points. Selon elle, on ne peut parler de « Révolution Facebook » et l’on doit considérer que les bloggeurs, enfermés dans la « bulle Tahrir » (« Tahrir bubble ») n’ont pas pu rendre la réalité des choses sur le terrain et dans les mentalités. Deuxièmement, elle revient sur l’idée que la théorie de la démocratisation, qui postule que les réseaux sociaux sont forts d’une transparence manifeste dans la communication politique, doit être contrebalancée par le fait de la censure et de la surveillance. Elle propose ainsi de suivre la notion de Dutton qui considère les réseaux sociaux comme le « 5e pouvoir », après l’exécutif, le législatif, le juridique et la presse. Il s’agit alors en troisième lieu d’accepter l’idée que Facebook permet une communication avancée entre les individus, mais que, quatrièmement, ce type de communication se normalise de plus en plus, répondant aux règles de la commercialisation et du marché. Cinquième et dernier point : les limites de cette communication via les réseaux sociaux se manifestent également dans le processus de fragmentation et de polarisation des voix, qui fait aujourd’hui la réalité de l’Égypte connectée d’aujourd’hui.

Dans l’article suivant, Enrico de Angelis revient sur « L’espace politique virtuel avant et après la chute de Moubarak » pour une « critique des réseaux sociaux ». Il y démontre le caractère anti-démocratique des réseaux sociaux, soumis à des « hiérarchies de visibilité et une économie d’accès à la toile » (§8). Face à cet instrument - qui, selon les uns, répond à une logique collaborative d’échange d’information libre, alors que d’autres critiquent ses logiques individuelles et son aspect conflictuel - doit ainsi être posée la question des utilisateurs de ces réseaux. En effet, le nombre d’utilisateurs a démesurément augmenté suite à la chute de Moubarak. C’est aussi par ce biais qu’ont été organisés le massacre de Maspero, les affrontements de la rue Mohamed Mahmoud ainsi que les manifestations contre les réformes constitutionnelles de Morsi (§70) : l’usage de ces réseaux se polarise, et l’on perd rapidement le caractère de communauté qui tenait avant la révolution. Devenu espace de débat politique, « considérés comme inutiles » puisque ne débouchant plus sur aucune action concrète, internet provoque aujourd’hui la méfiance ; récupéré par les politiques, il ne peut plus être considéré comme un instrument démocratique (§118).

IV. Des modalités d’utilisation du web « différentes » : regard sur la Tunisie

Le dernier article de ce numéro s’intéresse cette fois à la Tunisie. Michele Carboni [10], Maria Paola Crisponi [11] et Giovanni Sistu [12] travaillent ensemble sur l’expérience de SfaxOnline, pour analyser la « Contestation en ligne dans la Tunisie prérévolutionnaire ». Les enjeux ne sont pas les mêmes qu’en Égypte : le régime de Ben Ali a fait de la Tunisie le premier pays africain à se connecter à Internet, dès 1991, et dispense une politique de diffusion avec la même vigueur qu’une politique de contrôle de la toile. Malgré la censure répressive forte, des newsletters se développent dès 1998, à l’image de Takriz, puis de TUNeZINE en 2005, ou de RéveilTunisien en 2002, tous trois géré par des étrangers ; Nawaat, créé en 2004, est le premier à pouvoir se targuer d’être entièrement géré par des Tunisiens. A partir du milieu des années 2000, les critiques que l’on pouvait lire sur ces lettres se déplacent vers les blogs. 2008 est une année charnière : le nombre de nouveaux utilisateurs Facebook explose, la censure sévit (§20). Dans cette émulation naît, sur les traces d’un blog, le site SfaxOnline, géré par des habitants de Sfax et des Sfaxiens de l’étranger. Ce site collaboratif d’information a toujours eu pour objet d’éviter la censure, tout en étant conscient des risques qu’il encoure en raison du contenu de ses publications. Il subit de nombreuses arrestations, et continue de s’opposer au régime jusqu’à la chute de Ben Ali. Pour les auteurs de cet article, l’histoire de SfaxOnline permet de revenir sur cette conception erronée qui fait du peuple tunisien avant la révolution un peuple incapable de se mobiliser.

Conclusion

Ce numéro d’Égypte/Monde arabe propose de nouvelles bases à l’analyse des médias – tant les nouveaux médias que les médias traditionnels – dans le monde arabe à l’heure d’une restructuration d’une société égyptienne riche et diversifiée, jusque-là difficile à appréhender.

La revue en ligne sur : http://ema.revues.org/3369

Publié le 15/04/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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