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Du séparatisme au « confédéralisme démocratique » : évolution des revendications du PKK de 1978 à aujourd’hui

Par Théotime Chabre
Publié le 06/08/2015 • modifié le 06/08/2015 • Durée de lecture : 12 minutes

En remplacement du projet d’Etat Nation, le mouvement kurde dans son ensemble, c’est-à-dire le PKK et les personnalités politiques et civiles qui le soutiennent, a développé une nouvelle approche théorique peu connue du grand public. Cette approche est fondée sur deux principes : l’intensification et la diffusion des principes démocratiques au sein de la République de Turquie et la mise en place d’une structure confédérale, le confédéralisme démocratique, qui offrirait un cadre institutionnel alternatif à l’Etat Nation pour les Kurdes. Les élections législatives de Turquie du 7 juin dernier offrent l’occasion de revenir plus en détail sur ces revendications.

Un Kurdistan Uni, socialiste et indépendant (1978 - 1992)

Le Parti des Travailleurs du Kurdistan est fondé en 1978 par plusieurs étudiants qui se revendiquent à la fois du marxisme et des rébellions kurdes historiques [1]. Il n’est alors qu’un groupuscule parmi une galaxie d’organisations de gauche et d’extrême gauche qui a émergé au cours des années 1970 en Turquie. Le coup d’État de 1980 entraîne l’interdiction d’une grande partie des mouvements politiques du pays. L’expression de la culture kurde est particulièrement visée par les autorités putschistes et la pratique, orale et écrite, des langues kurdes, entre autres, est interdite. Pendant cette période, le PKK développe son réseau et ses activités sur le terrain, en particulier dans les régions du sud-est, majoritairement peuplées de Kurdes, et déclare la lutte armée en 1984.

L’activisme et la lutte armée du PKK pendant les années 1980 et 1990 ont su mobiliser une partie importante de la communauté kurde de Turquie et de sa diaspora. Ce mouvement est le premier à réussir à synthétiser les revendications traditionnelles des populations kurdes qui refusent la suppression de leur autonomie culturelle et la politique d’assimilation forcée mise en place par les autorités républicaines, et l’idéal nationaliste qui est apparu dans un cadre restreint au sein de l’intelligentsia urbaine kurde depuis le XIXe siècle.

Cette prise de conscience est rendue possible par plusieurs mécanismes que relève le politologue Cengiz Güneş. À travers l’enrôlement et l’entrainement de recrues sur l’ensemble du territoire dans lequel il maintient une présence, le mouvement crée une norme et un espace imaginaire commun à l’ensemble des populations vivant dans son aire d’influence. Dans le même temps, beaucoup d’efforts sont accomplis pour faire revivre la culture kurde, à travers le chant, la danse et le soutien aux langues kurdes. Le PKK s’attèle également à créer un arbre généalogique historique pour le peuple kurde, en les rattachant aux Mèdes antiques [2]. En fournissant ces référents communs et en faisant s’enraciner l’idée de kurdicité, le PKK a permis l’émergence d’une conscience nationale parmi les populations kurdes de Turquie. Le but avoué du PKK et de ses organisations satellites est alors clair, il faut créer un nouvel Etat, uni, socialiste et indépendant pour la nation kurde [3].

Remise en question du projet nationaliste (1992 - 1999)

Mais ce projet est remis en cause dès le début des années 1990. Ce changement de cap est le résultat de plusieurs événements indépendants qui créent des conditions propices à une remise en cause interne et externe du dessein séparatiste. Selon Cengiz Güneş, l’intensification de la répression, couplée au risque de généralisation du conflit en guerre civile, laisse apparaître l’impossibilité de vaincre militairement l’armée turque. Sur le terrain, la situation devient de moins en moins favorable au PKK. L’armée engage de plus en plus de moyens, notamment ses unités aériennes, et s’appuie sur un réseau de forces paramilitaires constitué de militaires (le JITEM) et de civils kurdes (le Hezbollah turc et les gardiens de villages). Ses bases de repli au Kurdistan irakien sont menacées par l’alliance de circonstance entre les partis kurdes irakiens et le gouvernement turc. En 1992, le PKK subit de lourdes pertes face à une attaque concertée des trois forces.

Le contexte international est aussi à prendre en compte. La chute de l’Union soviétique et la transition démocratique mise en place en Europe de l’Est ont offert une opportunité aux élites dirigeantes de changer de cap sans perdre la face. Sans remettre en cause les idéaux socialistes, le discours officiel commence à faire la différence entre l’esprit et l’application doctrinaire qui en a été faite dans le bloc de l’Est. L’organisation cherche également à éviter le développement d’une contestation au sein même de la population kurde en s’efforçant d’atténuer l’image autoritaire qu’elle dégage. En Europe, lors de la création du Parlement Kurde en exil en 1994, le PKK met en avant la participation d’autres formations représentatives du mouvement kurde.

C’est dans ces conditions que le PKK abandonne progressivement les revendications séparatistes pour se concentrer sur l’autonomie et la reconnaissance des droits culturels des Kurdes. En 1993, le mouvement déclare son premier cessez-le-feu unilatéral. La même année, Abdullah Öcalan, le dirigeant historique du mouvement, introduit la distinction entre indépendance et séparation dans un entretien accordé au quotidien Özgür [4]. Tout au long des années 1990, ces pressions ont favorisé une remise en question des objectifs du mouvement, qui ne met toutefois pas un terme à la lutte armée.

C’est la capture d’Öcalan qui fait définitivement basculer l’idéologie du PKK, en faisant vaciller la structure même de l’organisation. En février 1999, Abdullah Öcalan, en fuite après avoir été expulsé de son fief syrien, est capturé par les forces spéciales turques au Kenya. La perte du père fondateur porte un coup terrible pour le Parti, qui déclare un cessez-le-feu permanent et choisit de se replier sur ses bases irakiennes. Mais c’est surtout l’évolution du discours d’Öcalan pendant sa captivité qui va propulser une révolution doctrinaire, grâce à un socle théorique novateur, consolidé au fil des défenses du leader emprisonné.

Refonte du corpus théorique, « Confédéralisme démocratique » et « Union des Communautés du Kurdistan » (1999 - aujourd’hui)

Au cours de ses plaidoyers successifs, durant son procès en 1999 et auprès de la Cour européenne des Droits de l’homme entre 2001 et 2004, Öcalan entame une réflexion visant à associer les demandes du mouvement kurde et le renoncement à contester l’existence de l’État turc et de ses voisins. Cette citation, issue de la défense d’Öcalan, est claire :

« Je m’efforcerai, si j’en ai l’occasion par la suite, d’arrêter totalement le conflit armé, d’insérer le PKK dans l’espace politique légal et de l’unir au système démocratique. (…) J’aimerai fermer l’ère de séparation, de rébellion, de répression et de déni pour démarrer le développement de l’unité démocratique, de la paix et de la fraternité » [5]

Il défend l’idée que la Question Kurde ne peut être résolue qu’à travers la démocratisation des États de la région et l’octroi de droits démocratiques aux populations kurdes. Dans le cas de la Turquie, il suggère de supprimer les références ethniques inscrites dans la constitution pour constituer une identité territorialisée au sein de laquelle Turcs et Kurdes seraient citoyens à part entière. Öcalan cherche également à construire une « civilisation démocratique » fondée sur la démocratie pluraliste et la transformation radicale des sociétés moyen-orientales, à travers des valeurs telles que la promotion de l’égalité des sexes et la conscience environnementale.

Malgré sa captivité, Öcalan conserve une influence majeure sur le mouvement, qui applique le nouveau corpus théorique de son dirigeant. Les forces armées sont les premières à être réformées. En mai 2000, les forces de guérilla sont réorganisées en « Force de Défense du Peuple » (Hezen Parastina Gel, HPG). La solution politique primant dorénavant sur la solution militaire, les HPG sont décrites comme un moyen de légitime défense pour protéger les acquis et la capacité de négociation du mouvement. Le rythme des réformes s’intensifie au cours des années suivantes. Au cours du huitième congrès extraordinaire, en avril 2002, le PKK annonce son autodissolution. Son remplaçant, le KADEK [6] fonde son action sur un programme de « transformation démocratique » en deux étapes : la démocratisation des États dans lesquels vivent les Kurdes, puis la reconnaissance des droits culturels et politiques des Kurdes au sein d’un processus démocratique dans chacun des États. La citation suivante, rapportée par Cengiz Güneş, est un extrait de notes prises lors de la fondation du KADEK.

« La solution du KADEK pour la Question Kurde est fondée sur la transformation démocratique des États existants dans leurs frontières actuelles, sans chercher à les mettre à bas. » [7]

L’innovation majeure apportée par la fondation du KADEK est le remplacement de l’objectif séparatiste par le confédéralisme démocratique. Cette doctrine est théorisée par Öcalan, qui s’inspire notamment du travail du penseur libertaire Murray Bookchin sur le communalisme [8]. L’aspiration nationale des Kurdes se concrétiserait alors à travers une union confédérale transnationale, constituée volontairement par les différents groupes qui souhaiteraient la rejoindre. À terme, c’est le Moyen-Orient tout entier qui est visé. « L’Union Démocratique du Moyen-Orient » est conçue comme une généralisation de la structure confédérative imaginée d’abord pour les Kurdes et est offerte comme une solution face à l’instabilité chronique de la région.

L’organisation continue de connaitre des évolutions structurelles au cours des années qui suivent. En novembre 2003, le KADEK est remplacé par le Kongra-Gel [9]. Désigné comme l’organe législatif du mouvement kurde, il laisse une place plus importante aux civils et aux représentants issus de la frange légale du mouvement. En 2005, le PKK est officiellement rétabli et une organisation supranationale, le KKK, rapidement remplacée le KCK, l’Union des Communautés du Kurdistan (Koma Civakên Kurdistan), est créée pour servir de socle structurel à la confédération démocratique imaginée par Öcalan. Ce dernier en est officiellement le président, mais la structure est dirigée dans les faits par un conseil exécutif de trente membres, dirigé par un des membres historiques du mouvement [10]. L’organisation regroupe sept conseils, chacun dédié à un groupe spécifique : la jeunesse, les femmes, les Kurdes de Turquie, d’Irak, de Syrie, d’Iran et de la diaspora. Elle reconnait officiellement le PKK, sa branche armée les HPG, des organisations civiles, et des formations sœurs du PKK en Irak (PÇDK, 2002), en Syrie (PYD, 2003) et en Iran (PJAK, 2004) [11].

Bilan de la nouvelle orientation

La stratégie d’intégration des Kurdes à travers la démocratisation a déjà porté ses fruits. La remise en cause de la lutte armée a également permis à une classe politique kurde d’émerger sur la scène nationale. La baisse d’intensité du conflit correspond à une vague de démocratisation, soutenue notamment par la perspective d’intégration européenne. En reconnaissant l’existence d’un problème kurde en Turquie, le gouvernement de l’AKP a ouvert la voie aux négociations, au sein desquelles la classe politique kurde joue un rôle essentiel d’intermédiaire. L’enracinement des partis kurdes au niveau municipal dans les régions du sud-est a dessiné une nouvelle carte politique du pays et laisse entrevoir la mise en place d’une autonomie culturelle de fait au sein de la République de Turquie. Aujourd’hui, la transformation progressive du HDP en parti généraliste et l’abandon de la « politique ethnique » [12] représentent l’accomplissement de cette stratégie d’intégration de la Question Kurde dans une réflexion plus large sur la démocratisation de la société de Turquie.

En acceptant formellement l’existence des États dans lesquels les Kurdes vivent, le PKK parait réussir à dépasser le principal point d’achoppement de la Question Kurde. Mais sur le terrain, cet argumentaire est mis à mal, à la fois par les États de la région, qui ne reconnaissent pas le principe de confédéralisme démocratique, et par la politique du PKK sur le terrain, qui diffère des principes théoriques auxquels l’organisation se réfère. En Turquie, malgré les progrès remarqués au cours des négociations indirectes entre le gouvernement et le PKK, le KCK est considéré par les autorités comme une structure étatique parallèle, dangereuse pour l’intégrité territoriale du pays. Entre le 14 avril 2009 et le 11 juillet 2014, plusieurs milliers de personnes soupçonnées d’être en lien avec le KCK sont incarcérées et jugées pour « soutien d’une organisation terroriste ». Cet incident démontre également la difficulté du PKK à faire accepter et même à faire connaitre l’évolution de sa doctrine au sein de l’opinion turque républicaine. D’un côté, cela peut s’expliquer par la faiblesse des relais, notamment médiatiques, dont le mouvement bénéficie pour atteindre cette partie de la population. La majorité des médias turcs de grande audience décrivent par exemple le KCK comme l’extension urbaine du PKK, sans plus de détails [13]. D’un autre côté, il faut souligner que le KCK reste une organisation autoritaire sur plusieurs aspects. Ni les membres de l’organe exécutif du KCK, ni ceux de son organe législatif ne sont élus démocratiquement. De même, l’organisation persiste à prélever des impôts de guerre dans les zones où elle a de l’influence et organise la conscription forcée, une pratique qui est de plus en plus ouvertement remise en cause par les civils concernés [14].

Dans les pays frontaliers, en Iran et surtout en Irak, le PKK se heurte aux partis kurdes locaux, qui le voient comme une menace et une source de compétition pour le leadership de leur propre communauté kurde. Au Kurdistan irakien, les forces fidèles au KCK ont effectivement pris pied dans la région des monts Sinjar à la faveur la campagne de Da’ech en juillet 2014, mais les autorités du Gouvernement Régional du Kurdistan (KRG) tentent de les écarter. La réaction du KRG met en exergue l’existence de différentes stratégies au sein du monde kurde et le grand écart entre le discours inclusif du PKK et l’équilibre des forces sur le terrain. Le KRG, proche partenaire commercial de la Turquie, soutient par exemple les droits culturels des Kurdes des pays voisins, mais ne cherche pas à étendre son modèle politique aux autres régions kurdes.

C’est en Syrie que les nouvelles idées d’Öcalan ont trouvé le terrain le plus accueillant. La montée en puissance du PYD, héritier du PKK du temps de son exil syrien, dans les régions majoritairement kurdes du pays au cours des années 2000 a permis à ce dernier d’asseoir sa domination sur l’ensemble du mouvement kurde de Syrie à l’occasion du retrait partiel des troupes de Bachar el-Assad en juillet 2012. Dans les faits, l’organisation administrative du Rojava, le nom populaire de la région dirigée par le PYD, fait la part belle à l’autonomie démocratique chère à Öcalan. Le territoire est divisé en trois cantons, chacun disposant d’un gouvernement propre. Plusieurs observateurs de la région relèvent l’autonomie des comités locaux, le réseau d’écoles, l’égalité des sexes et l’intégration des minorités arabes et assyriennes dans ces territoires [15]. Malgré tout, la domination hégémonique du PYD sur l’administration des cantons contredit l’ouverture officielle prônée par le KCK, provoquant encore une fois des tensions avec la Turquie, qui accuse le PKK de construire un « laboratoire clandestin » à sa frontière sud, et le KRG, qui essaye de forcer le PYD a s’inscrire dans une démarche collective avec les autres mouvements kurdes de la région et les rebelles du reste de la Syrie, sans succès pour l’instant.

Conclusion

Le PKK d’aujourd’hui a abandonné officiellement l’horizon séparatiste. En cela, il a rendu possible le processus de paix actuel. Mais les résultats potentiels d’une négociation directe entre l’État et le PKK, dont le principe a été validé le 28 février 2015, restent imprévisibles, tant les désaccords restent profonds sur le fond et la forme d’un système politique qui pourrait accommoder les deux partis.

Au niveau régional, le confédéralisme démocratique ouvre une voie théorique innovante pour accorder l’intérêt des États et la volonté d’autonomie culturelle des peuples kurdes, et des minorités en général. Mais dans les faits, le KCK, qui est sensé être la traduction concrète de ce corpus théorique, est majoritairement perçu comme une tentative du PKK d’étendre et de pérenniser son influence, perception qui n’est pas forcément démentie par les actions du Parti sur le terrain. Il est important de noter qu’au niveau international, le KCK est également considéré comme une organisation terroriste par un grand nombre d’Etat et d’organisations internationales.
L’appel à l’intégration au sein d’une démocratie pluraliste a plus de chance d’être entendu et le succès actuel de la classe politique kurde de Turquie est là pour le démontrer : l’alliance du HDP et du DBP (ex-BDP) a obtenu 6,17 % des voix aux élections municipales de mars 2014 et 9,81 % des voix aux élections présidentielles d’août 2014. Depuis le résultat des élections législatives, avec 13% des voix, il est le premier parti issu du mouvement kurde à dépasser le seuil des 10% et entrer ainsi au parlement.

Publié le 06/08/2015


Titulaire d’un master de l’Ecole des Affaires Internationales de Sciences Po Paris, Théotime Chabre travaille en tant que journaliste et chercheur indépendant sur les questions de justice et sur le travail des ONGs, en Turquie et plus généralement au Proche-Orient. Il a collaboré avec l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes et Carto. Pour les Clés du Moyen-Orient, il analyse le discours politique des acteurs du mouvement kurde de Turquie.


 


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