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Mouammar Kadhafi, capitaine, colonel et guide de la révolution, que le monde a connu despote imprévisible, rêvait en ses années de jeune chef d’Etat d’un mariage heureux entre pays arabes et d’une grande union issue d’un panarabisme fantasmé. Il s’est progressivement détourné de ses velléités originelles pour concentrer ses relations diplomatiques sur les pays du Sud du Sahara, auprès de qui il a toujours été impliqué tout au long de ses 42 années de règne. A tel point que 7 ans presque jour pour jour après sa mort, une partie de l’opinion publique en garde encore une image favorable, et notamment en Afrique Subsaharienne, où nombreux sont ceux qui voient encore en lui un héros du panafricanisme, une reconnaissance posthume de sa politique étrangère africaine qui allait jusqu’à promouvoir les Etats-Unis d’Afrique dont la Libye aurait été chef d’orchestre, là où le colonel n’avait pas pu trouver d’unité arabe.
Dans cette première approche, après un rappel des dernières heures du colonel, nous nous intéresserons à la stratégie initiale et surtout la ligne idéologique qu’il avait échafaudée et érigée en politique étrangère durant les premières années de son règne, 42 ans plus tôt.
Le 20 octobre 2011 près d’un entrepôt de sa ville natale de Syrte aux alentours de midi, le colonel Mouammar Kadhafi, Guide de la révolution libyenne depuis 42 ans, est capturé et tué par une foule de rebelles. Le dirigeant libyen, armé de son célèbre pistolet d’or, s’était réfugié en vain dans une buse de drainage d’eau de pluie après que sa fuite vers la frontière Sud du pays ait échouée, son important convoi ayant été repéré par des drones américains et aussitôt bombardé par l’aviation française de l’OTAN (1). Il sera sommairement enterré dans le désert du Sud du pays, aux côtés de son quatrième fils Moatassem mort au moment de la capture du colonel, tout comme son ministre de la Défense Abou Bakr Younès Jaber, tous deux s’enfuyant avec lui et ses derniers fidèles quand résonna l’hallali à Syrte.
L’opération est mise en œuvre suite à l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations unies présentée par la France et le Royaume Uni « autorisant les Etats membres (…) à prendre toutes les mesures nécessaires (…) pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne » et « à prendre au besoin toutes les mesures nécessaires pour faire respecter l’interdiction de vol (…) dans l’espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne » (2).
Ainsi prendra fin la « Libye de Kadhafi » qui laisse désormais place à un chaos libyen dont l’issue n’est toujours pas clairement définie après plus de 7 ans de conflit. Celui qui était devenu guide de la Révolution en renversant la royauté en place aura finalement été vraisemblablement lynché à mort par la foule révolutionnaire libyenne soutenue par la coalition de l’OTAN pilotée par la France de Nicolas Sarkozy et le Royaume Uni de David Cameron, après quatre décennies de règne.
En 1969, après une prise de pouvoir par un coup d’Etat contre la monarchie du Roi Idriss, il s’agissait du même jeune capitaine promu colonel qui se retrouvait par le jeu de la révolution aux rennes d’une toute jeune république, alors soutenu par l’ensemble de la population libyenne dont il semblait porter les espoirs et les aspirations.
Réformant le pays en profondeur, il nationalise dès son arrivée à la tête du pays de nombreux pans de l’économie mais, intelligemment, pas celui des hydrocarbures, laissant ainsi une marge de manœuvre aux intérêts d’actionnaires privés et étrangers (3). Cinq ans plus tard, les revenus générés par le marché pétrolier libyen sont multipliés par 8, notamment grâce à un prix du baril de pétrole quadruplé imposé par les pays du Golfe entre octobre 1973 et janvier 1974 (4). Cette hausse, accompagnée d’un embargo pétrolier à l’encontre de pays considérés comme pro-israéliens (5) intervient dans un contexte de début de guerre du Kippour, pour laquelle la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi met à disposition près d’un milliard de dollars et des escadrons de Mirage III 5D (6).
Le parti pris libyen dans un conflit opposant une coalition arabe à l’Etat d’Israël marque l’engagement concret du guide de la révolution contre Israël, un combat qu’il mènera durant l’ensemble de ses 42 années de règne, aussi bien sur le terrain militaire et économique, qu’idéologique et diplomatique.
En effet, la Jamahiriya arabe libyenne, terme inventé par le Guide Kadhafi lui-même et que l’on peut traduire par « Etat des masses », bien que déjà assise sur une pile d’or noir qui semble lui assurer ad vitam aeternam une place de choix sur l’échiquier géopolitique mondial, veut aussi se placer en fer de lance idéologique, et s’en donne les moyens à travers une série de mesures dont l’objectif est de renforcer son influence à la fois sur ses voisins arabes, mais aussi sur le continent Africain et sur la scène internationale.
Parmi les grands chantiers dans lesquels se lance Kadhafi figure son célèbre « petit livre vert » qu’il envisage comme une troisième théorie universelle en opposition aux doctrines capitaliste et communiste qui séparent alors le monde en deux blocs, dans un contexte persistant de guerre froide. Il en publie le premier opus en 1975, qu’il nommera bien modestement « la solution du problème de la démocratie, le pouvoir du peuple » où il revendique son opposition à la démocratie parlementaire, à laquelle il dit préférer un idéal basé sur des comités ou congrès populaires dont il détaille le fonctionnement et qui sont selon lui la mise en pratique d’une démocratie directe, à l’origine de la Jamahiriya. S’y ajouteront des appendices en 1975 et en 1979 traitant du volet économique de son modèle idéal et des fondements sociaux de la troisième théorie universelle que revendique le Guide de la Révolution (7).
Cet ouvrage qui, s’il fait référence à celui de Mao Zedong à partir des paroles duquel fut édité le « petit livre rouge » (8) une dizaine d’années plus tôt en 1966 en Extrême-Orient, s’en distingue dans son contenu puisqu’il ne retranscrit pas les paroles de son auteur mais sa pensée, sa vision de la Libye non pas en tant qu’Etat mais en tant que modèle social, économique et idéologique. Ce livre « vert » en référence à l’Islam deviendra le programme officiel du gouvernement, et sera également une base fondatrice du droit régissant la société libyenne.
La pensée du colonel est fortement influencée par les discours de Gamal Abdel Nasser, modèle et maitre à penser de sa jeunesse (9) dont il a écouté les discours radiodiffusés alors qu’il était encore en école militaire (10). Il reprend notamment sa dialectique d’identités panarabe, panafricaine et panislamique, dont il se voit l’unificateur, en réponse à la description que Nasser faisait du monde arabe « déambulant sans but à la recherche d’un héros » (11) que le guide de la Jamahiriya a le sentiment d’incarner. A titre de rappel, le panafricanisme s’entendant comme un mouvement d’unification de l’ensemble du continent africain né à l’aube des indépendances à la fois dans les domaines idéologique, culturel et politique, se retrouvant à travers des actions concrètes telles que la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), ancêtre de l’Union Africaine (UA), et toujours actif de nos jours. Le panarabisme est une volonté d’unité des pays arabes autour de leur identité et valeurs communes, et l’identité panislamique ayant la même optique de rassemblement mais cette fois pour l’ensemble des Etats partageant la foi de l’Islam. Ces deux derniers mouvements à l’élan essoufflé ont connu leurs grandes heures lors de la création de l’éphémère République Arabe Unie (RAU) entre 1958 et 1961 qui regroupait l’Egypte, la Syrie, et brièvement le Yémen.
Parallèlement à cet outil de propagande classique, enfin, le gouvernement du Guide avait lancé dès 1971 « l’Institut libyen pour la propagation de la foi islamique » à Tripoli, cherchant à renforcer au maximum ses liens idéologiques avec ses voisins arabes tout en diminuant les influences étrangères, à travers des instances de coopération régionale comme le « conseil pour la coordination islamique » créé par la Ligue des Etats arabes en 1976 avec pour objectif clairement affiché de « lutter contre le sionisme, le communisme (12) et le christianisme » (13). Il s’agit là d’un moyen clair d’affaiblir la présence occidentale et de promouvoir un « retour aux sources de la religion musulmane » (14) dans l’ensemble des pays arabes, Mouammar Kadhafi faisant preuve pendant ses premières années de règne d’un certain prosélytisme qui se ressent sur sa gestion de la Jamahiriya et la politique étrangère qu’il tente de mener.
Lire les autres parties :
partie 2
partie 3
Notes :
(1) https://www.jeuneafrique.com/360331/politique/jour-20-octobre-2011-mouammar-kadhafi-tue-aux-abords-de-syrte/
(2) Résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations unies, adoptée le 17 Mars 2011, S/RES/1973(2011).
(3) Jusqu’en 1973 où il nationalise à 51% les compagnies pétrolières du pays lors du premier choc pétrolier international. L’Etat libyen s’est également assuré un contrôle quasi-total de ce secteur clé de son économie en créant en 1970 la « National Oil Corporation » dont le but est de faire tampon en cas de fluctuations du marché pétrolier international et de superviser l’ensemble des accords avec les entreprises étrangères dans ce secteur. Le 1er août 1970, les réseaux de distribution des compagnies pétrolières Shell, Esso et Pétro-Libye sont nationalisées. Source : BURGAT François, LARONDE André, La Libye, PUF 2003.
(4) VINDT Gérard, « 1973, l’OPEP fait flamber le baril », Alternatives Economiques N°10, Article du premier Septembre 2003. https://www.alternatives-economiques.fr/1973-lopep-flamber-baril/00069178
(5) A savoir les Etats-Unis, les Pays-Bas, le Portugal, l’Afrique du Sud et la Rhodésie.
(6) L’armée de l’air Libyenne possédait 80 appareils de type Mirage III équipés en particulier pour les attaques air-sol, achetés à Dassault par le gouvernement libyen quelques mois après la prise de pouvoir de Mouammar Kadhafi le 21 Janvier 1970 dont la livraison se fera sur quatre années consécutives. Source : GUISNEL Jean, « Kadhafi, un client de choix pour les armes françaises », journal Le Point, 22 Février 2011. https://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean-guisnel/kadhafi-un-client-de-choix-pour-les-armes-francaises-22-02-2011-1298247_53.php
(7) « Le Livre Vert » de Mouammar Kadhafi tel qu’officiellement édité est composé de trois parties : « Première partie : la solution du problème de la démocratie, « le pouvoir du peuple » ; « Deuxième partie, la solution du problème économique, le socialisme », et « Troisième partie, les fondements sociaux de la troisième théorie universelle ».
(8) De son nom officiel, également appelé « hongbaoshu », littéralement le « livre-trésor rouge » en mandarin, recueil de citations de Mao Zedong durant les années précédant la révolution culturelle de1966-1976, distribué aux gardes rouges puis à l’ensemble de la population Chinoise.
Source : BALENIERI Raphaël, « Le Petit livre rouge, arme de diffusion massive », Libération, 30 Septembre 2016. https://www.liberation.fr/planete/2016/09/30/le-petit-livre-rouge-arme-de-diffusion-massive_1516280
(9) Le colonel Kadhafi transformera notamment la cathédrale de Tripoli en la « Mosquée Abdel Nasser » le 29 Novembre 1970.
(10) Et particulièrement l’émission « La Voix des Arabes » diffusée par Radio Le Caire où intervenait Gamal Abdel Nasser.
(11) BAZZI Mohamad, « What did Qaddafi’s Green Book really say ? » Essai, New York Times, 27 Mai 2011. https://www.nytimes.com/2011/05/29/books/review/what-did-qaddafis-green-book-really-say.html
(12) Si le régime de Kadhafi est ouvertement hostile aux modèles occidentaux capitalistes, il entretient toutefois de meilleures relations avec leurs adversaires communistes, à la différence d’une partie des Etats arabes ; la proclamation d’un accord de coopération économique et technique le 4 mars 1972 entre la Libye et l’URSS marque d’ailleurs le début d’une entente entre le Colonel et les Soviétiques, qui perdurera sur une grande partie de son règne.
(13) AZIZ JALLAH Abdul, « Les politiques des Etats d’Afrique noire vis-à-vis du monde arabe : aperçu général », in Les relations historiques et socioculturelles entre l’Afrique et le monde arabe de 1935 à nos jours, Histoire générale de l’Afrique, UNESCO, P15.
(14) Ibid.
Bibliographie :
– ABUSITTA Abdelgadir, « La dimension africaine dans la politique étrangère libyenne, 1969-2002 » Thèse de doctorat en Science politique, Université d’Auvergne-Clermont Ferrand I, 2012.
– AL’MAZRUI Ali, “Black Africa and The Arabs”, Foreign Affairs vol 53.
– DE SAENGER Béatrice, « Chronologie Libyenne », in « La Libye Nouvelle, rupture et continuité », Collection Connaissance du Monde Arabe, Institut de Recherches et d’Etudes sur le monde arabe et musulman, Editions du CNRS, 1975.
– HADDAD Saïd, « La Libye et l’Occident depuis 1999 », in Afrique Contemporaine N°209, Dossier Paix, Sécurité, Développement, PP 179-196, édité par l’Agence Française de Développement (AFD), Printemps 2004.
– OATLEY Thomas, « International Political Economy, Fifth Edition, University of North Carolina Chapel Hill, Pearson Education.
– « Les relations historiques et socioculturelles entre l’Afrique et le monde arabe de 1935 à nos jours », Histoire générale de l’Afrique, UNESCO.
Nicolas Klingelschmitt
Nicolas Klingelschmitt est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses domaines de recherche portent sur les Relations Internationales, en particulier la paix et la coopération sur le continent africain.
Titulaire d’un master en Droit public mention Relations Internationales - Gestion de Programmes Internationaux de l’Université Jean Moulin Lyon 3, il est également consultant en géopolitique et a réalisé à ce titre plusieurs études auprès de l’Institut Afrique Monde (Paris) dont il est membre depuis 2016.
Il a ainsi étudié les migrations de l’Afrique vers l’Europe, le dialogue interreligieux et la gouvernance. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse particulièrement aux liens qu’entretiennent politiquement, culturellement, économiquement et historiquement les pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
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