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Dans cette seconde partie, nous analyserons les tentatives les plus marquantes de promotion d’une unité arabe lancées par le « guide » de la Jamahiriya arabe libyenne, leurs échecs, et la remise en cause de sa stratégie pan arabique au profit d’une vision unificatrice des Etats africains, nourrie par une diplomatie engagée et une politique d’assistance économique offrant une alternative à celles des deux grands blocs de la guerre froide pour lesquels l’Afrique était un champ de bataille d’influence.
Sur le plan diplomatique régional, la Libye est particulièrement investie ; membre de la Ligue des Etats arabes (LEA), de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) et de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), la Jamahiriya des premières années de l’ère Kadhafi cherche à renforcer ses liens avec ses voisins. Dans cette optique, le pays accueille de nombreuses conférences panarabes et ce dans tous les domaines ; en janvier 1971 se tient la première conférence arabe de la musique (1), en juillet s’ensuit la quatorzième conférence des affaires sociales à laquelle participent l’ensemble des membres de la Ligue des Etats arabes, autant de manifestations protocolaires qui s’apparentent aux célébrations d’un mariage interétatique panarabe qu’appelle de ses vœux le guide de la révolution.
Cette même année, en effet, a lieu un événement sans précédent dans l’histoire du monde arabe et dans la continuité de la République Arabe Unie (RAU), qui regroupait l’Egypte et la Syrie (ainsi que, très brièvement, le Yémen), créée en 1958 sous l’impulsion du dirigeant Egyptien Gamal Abdel Nasser (2) et dissoute dès 1961, les Syriens voyant d’un mauvais œil la mainmise progressive du gouvernement égyptien sur son territoire et son administration.
S’inspirant de cet exemple de Nasser, dont on a déjà mentionné qu’il était d’une certaine manière le modèle et maitre à penser de Mouammar Kadhafi, ce dernier proclame le 17 avril 1971 à Benghazi la Fédération des républiques arabes, approuvée par référendum le 1er septembre de la même année. Celle-ci est censée regrouper la Libye, l’Egypte et la Syrie sous une même union, après la signature deux ans plus tôt, le 27 décembre 1969, de la charte de Tripoli, qui prévoyait la mise en place d’une « fédération souple » entre la Libye, l’Egypte, le Soudan (qui ne donnera pas suite) et la Syrie qui s’y ajoute lorsqu’Hafez al-Assad prend le pouvoir en novembre 1970. Ces deux projets d’unions marqués à chaque fois par la signature de chartes n’aboutiront ni l’un ni l’autre.
Une troisième tentative plus aboutie a lieu un an plus tard, lorsque le successeur du général Nasser, Anouar el-Sadate, annonce le 2 août 1972 avec le Guide suprême de la Jamahiriya une « union totale » entre leurs Etats sans pour autant qu’aucune mesure précise ne soit annoncée à la proclamation de cette union, en août 1973. L’échec de la guerre du Kippour et le changement d’orientation de la politique étrangère égyptienne, notamment la rupture de ses relations avec l’URSS (3), seront des motifs de divorce d’un mariage qui n’aura pas réellement été consommé.
Les relations entre les deux pays seront rompues, et les tensions iront jusqu’à une guerre éclair de 4 jours en juillet 1977, après que des manifestants libyens dénonçant le récent rapprochement Egypte-Israël soient arrêtés par des douaniers égyptiens en avril. S’ensuit une rapide escalade de la violence ; dans les mois qui suivent, les représentations diplomatiques égyptiennes en Libye sont attaquées par la population locale, et vice versa. Le Colonel Kadhafi accuse l’Egypte de vouloir provoquer un conflit pour annexer les mannes pétrolières de la Libye, et va en réponse ordonner l’expulsion de plus de 200 000 expatriés égyptiens du sol libyen. Une guerre éclate lorsque des coups de feu sont échangés parmi la foule de militaires et de civils massés à la frontière, l’artillerie libyenne bombarde des positions égyptiennes, qui réplique par des bombardements aériens sur les aéroports militaires de la Jamahiriya.
Une solution diplomatique sera trouvée pour mettre fin au conflit 4 jours après le début de celui-ci grâce à la médiation du président Algérien de l’époque, Houari Boumediene (4) ; si elle n’a pas marqué l’histoire, cette guerre éclair aura au moins marqué l’esprit du Colonel Kadhafi, et la fin de sa politique tournée vers le panarabisme, au profit du panafricanisme.
La Libye, tout comme d’autres pays arabes, a défendu les mouvements nationalistes africains menant aux vagues d’indépendance vis-à-vis des puissances coloniales européennes (5), et le colonel Kadhafi poursuivra cette politique panafricaine à sa prise de pouvoir puis tout au long de son règne.
Dès les années 1970, la Jamahiriya se voulait le fer de lance d’un mouvement « ni capitaliste, ni socialiste » au sein d’un continent africain faisant alors office pour les deux blocs de zone d’influence décentralisée en pleine guerre froide. Elle cherche également à saper la « françafrique » qui s’est installée dès le lendemain de l’indépendance des Etats africains francophones, en dénonçant un néocolonialisme à travers une politique économique jugée tutélaire exercée par la France, doublée d’accords de défense considérés comme paternalistes.
De nombreuses rencontres multilatérales régionales seront le théâtre du jeu diplomatique panafricaniste de Mouammar Kadhafi et de son gouvernement. On peut notamment citer la conférence afro-arabe du Caire en mars 1977 qui rassemble soixante Etats, où la Libye pèsera de tout son poids diplomatique pour aboutir à une résolution finale appelant à renforcer le combat contre l’impérialisme occidental, en particulier contre Israël, ennemi sioniste juré du Colonel Kadhafi, ainsi que l’Afrique du Sud et la Rhodésie du Sud, alors tout deux sous des régimes ségrégationnistes. Un boycott total de ces pays est notamment décidé à cette occasion, Israël étant condamné pour sa politique d’implantation de colonies au sein de territoires arabes occupés (6).
Parallèlement à ses prises de position diplomatiques favorables à l’émancipation africaine d’une tutelle néocolonialiste occidentale qu’elle dénonçait, la Jamahiriya possède également des arguments économiques qui lui permettent de s’attirer les faveurs des autres Etats africains, du Maghreb comme d’Afrique Subsaharienne. Disposant d’une situation géographique stratégique, la Libye est le 4e plus grand pays d’Afrique, et elle représente un accès à la Méditerranée relativement proche pour des Etats enclavés tels que le Tchad, le Niger ou encore la République Centrafricaine.
La Libye offrait également un soutien économique aux différents Etats du continent à travers des dons d’aide au développement et des prêts qu’elle finançait grâce à ses revenus aisés tirés de la rente des hydrocarbures. Dans la mesure de ses finances, elle offrait ainsi une forme d’alternative aux politiques rigoristes de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International qui étaient perçues comme des instruments de l’impérialisme occidental affaiblissant l’économie des Etats africains et les asservissants un peu plus à une tutelle économique néocolonialiste.
Source quasi inépuisable de sa grande force économique, justement, le sous-sol de la Libye a toujours regorgé d’hydrocarbures, qu’il s’agisse de gaz ou de pétrole. Le travail nécessaire à leur extraction représentait lui aussi une opportunité de bonnes relations de voisinage ; la faible densité démographique libyenne pousse le pays dès les années 1970 à avoir recours à une main d’œuvre venant de l’ensemble du continent pour exploiter ses sols et ses sous-sols. Il s’agit d’une aubaine pour les populations africaines voisines qui viennent alors profiter d’opportunités d’enrichissement durant des décennies où les chocs pétroliers puis les politiques néolibérales (7) portent des coups d’arrêt au développement souvent déjà erratique d’une grande partie des Etats d’Afrique subsaharienne.
A l’époque, on compte également beaucoup d’étudiants d’Afrique noire dans le monde arabe, et en particulier sur les bancs des universités libyennes, les programmes d’échange dans l’enseignement supérieur à l’échelle du continent étant alors un argument de plus en faveur de la séduisante politique étrangère du Colonel, même si celle-ci a parfois porté préjudice aux Etats voisins.
Lire les autres parties :
Partie 1
Partie 3
Notes :
(1) 13 pays arabes participent à la première conférence arabe de la musique à Tripoli, du 9 au 14 Janvier 1971, à la suite de laquelle sera créée l’Académie arabe de la musique dans la capitale libyenne. Cette conférence est organisée sous la houlette de l’organisation pour l’éducation, la culture et la science de la Ligue arabe, représentée par M. Sayyed Nougal, alors secrétaire général adjoint. Source : BLEUCHOT Hervé, Chronique sociale et culturelle Libye, 1972, Annuaire de l’Afrique du Nord.
(2) Et également dirigeant pendant cette courte période de la Syrie et du Yémen par le biais de la RAU.
(3) MENDRAS Marie, « La logique de l’URSS au Moyen Orient », in Politique Etrangère n°1, 1983, Institut Français des Relations Internationales (IFRI) P. 135.
(4) LIPPMAN Thomas, « Egypt-Libya Clash : little impact on Arab-Israeli struggle », article du Washington Post du 26 juillet 1977.
(5) AL’MAZRUI Ali, « Des pays arabes comme l’Algérie, l’Egypte et la Libye soutenaient les mouvements de libération noirs en Afrique du Sud bien des années avant que l’Afrique noire ne reconnaisse que le peuple palestinien était victime d’une injustice », Black Africa and The Arabs, Foreign Affairs vol 53, PP. 738-739, 1975.
(6) AZIZ JALLAH Abdul, « Les politiques des Etats d’Afrique noire vis-à-vis du monde arabe : aperçu général », in Les relations historiques et socioculturelles entre l’Afrique et le monde arabe de 1935 à nos jours, Histoire générale de l’Afrique, UNESCO, PP25-26.
(7) Au premier rang desquelles figurent les « structural adjustment programs (SAP) » mis en place par les institutions de Bretton Woods, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, qui imposent une libéralisation et de l’économie d’une grande partie des Etats Africains, et la fin de l’interventionnisme des gouvernements dans leur économie vers des économies de marché en vue de rembourser leurs dettes publiques respectives. Source : OATLEY Thomas, International Political Economy, Chapter 15 « Developing Countries and International Finance I » P-298-323. Edition N°5, University of Carolina at Chapel Hill.
Bibliographie :
– ABUSITTA Abdelgadir, « La dimension africaine dans la politique étrangère libyenne, 1969-2002 » Thèse de doctorat en Science politique, Université d’Auvergne – Clermont Ferrand I, 2012.
– AL’MAZRUI Ali, “Black Africa and The Arabs”, Foreign Affairs vol 53.
– DE SAENGER Béatrice, « Chronologie Libyenne », in « La Libye Nouvelle, rupture et continuité », Collection Connaissance du Monde Arabe, Institut de Recherches et d’Etudes sur le monde arabe et musulman, Editions du CNRS, 1975.
– HADDAD Saïd, « La Libye et l’Occident depuis 1999 », in Afrique Contemporaine N°209, Dossier Paix, Sécurité, Développement, PP 179-196, édité par l’Agence Française de Développement (AFD), printemps 2004.
– OATLEY Thomas, « International Political Economy, Fifth Edition, University of North Carolina Chapel Hill, Pearson Education.
– « Les relations historiques et socioculturelles entre l’Afrique et le monde arabe de 1935 à nos jours », Histoire générale de l’Afrique, UNESCO.
Nicolas Klingelschmitt
Nicolas Klingelschmitt est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses domaines de recherche portent sur les Relations Internationales, en particulier la paix et la coopération sur le continent africain.
Titulaire d’un master en Droit public mention Relations Internationales - Gestion de Programmes Internationaux de l’Université Jean Moulin Lyon 3, il est également consultant en géopolitique et a réalisé à ce titre plusieurs études auprès de l’Institut Afrique Monde (Paris) dont il est membre depuis 2016.
Il a ainsi étudié les migrations de l’Afrique vers l’Europe, le dialogue interreligieux et la gouvernance. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse particulièrement aux liens qu’entretiennent politiquement, culturellement, économiquement et historiquement les pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
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