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Photo Josse / Leemage / AFP
Le chemin de la littérature à travers les siècles, de l’oralité à l’écriture, est tributaire de variations voire de changements essentiels qui défont et refont les histoires en les éloignant de leur origine.
Dans un précédent article, nous avions déjà évoqué le voyage des contes des Mille et une Nuits, compilés à l’époque sassanide sous le titre de Hazār afsāne (milles histoires), traduits et modifiés dans leur version arabe (Alf Lailah wa Laila) puis enrichi d’histoires glanées par les orientalistes qui les firent découvrir en Europe à partir du XVIIIème siècle en ajoutant des histoires extérieures au corpus existant. De même, les fables de La Fontaine empruntent leurs récits de sagesse au livre de Kalīla et Dimna, traduit en arabe et en syriaque à partir du modèle indien du Pancatantra, du Tūtī nāmag (le livre du perroquet) ou du Sindbād nāmag (le livre des sept vizirs).
Pourtant jamais, à de rares exceptions près, les compilateurs des textes ne citent leurs sources ou ne mentionnent les emprunts effectués pour les intégrer dans leur propre littérature. Il en va des contes comme des traités savants. Il n’est pas aisé de comprendre comment les traités de médecine, d’astronomie ou de philosophie se sont constitués par un syncrétisme et une adaptation propre entre les savoirs grecs, indiens, mésopotamiens, égyptiens, chinois puis persan, arabe et leur traduction en latin. Faire le détail des strates d’incorporation temporelle et géographique de ces savoirs, souvent interdépendants, relève d’un travail de recherche patient et de connaissances linguistiques multiples des philologues qui cherchent à dénouer les savoirs mêlés. Au grand dam des chercheurs contemporains, le stemma codicum n’embarrassait guère les savants de l’antiquité tardive et de la période médiévale.
De part ses règles et son agencement idoines à la langue dans laquelle elle est exprimée, la poésie est plus difficile à contrefaire, son essence initiale résiste mieux aux vicissitudes du temps. Ses idées sont cependant toutes aussi riches des apports croisés de cultures qui se sont succédées sur les terres qui les ont portées.
Dans la littérature poétique sassanide, une histoire morale conte un curieux débat. Le poème Draxt ī Āsōrīg (1) se présente comme une joute verbale entre une chèvre et un palmier. Composé à l’origine en parthe, il en a conservé quelques particularismes malgré sa transmission en moyen-perse. Ces deux langues employant les mêmes araméogrammes, beaucoup de mots et verbes sont similaires. Par ailleurs, elles ont coexisté pendant une partie de la période sassanide, le moyen-perse étant parlé principalement dans la région du Fārs et le parthe en Médie, l’actuel Kurdistan iranien. Ce poème issu de la littérature de sagesse regorge de détails quotidiens qui nous permettent d’appréhender le style de vie quotidien en Iran dans l’antiquité tardive. Son schéma de versification n’est pas aisément identifiable mais cela ne signifie nullement qu’il soit inexistant.
A travers le dialogue de l’arbre et de la chèvre, deux conceptions du monde se parlent. La symbolique n’est pas claire mais on peut attribuer une essence agricole, végétale et sédentaire au palmier dattier qui nourrit le peuple alors que la chèvre caractérise le monde pastoral, les objets d’apparats, le raffinement et l’accomplissement des rites nécessaires pour préserver la religion zoroastrienne.
Le poème commence par l’auto-éloge du palmier, présent dans tout le Moyen-Orient en général et la Mésopotamie en particulier. Pour décrire sa feuille, il utilise la métaphore du roseau, à la fois fort et flexible, pour décrire ses fruits, le raisin. Ce raisin prisé pour le vin qu’on en tire pour les nobles auquel le peuple n’a pas accès. Cet arbre se dispute avec la chèvre pour débattre des qualités supérieures de l’un sur l’autre.
L’arbre donne également à manger au roi et c’est par lui que la flotte peut être assemblée. De sa substance est fait le fléau pour faire sortir les graines d’orge et de riz, le soufflet pour faire vivre le feu mais c’est également de sa matière qu’est faite la corde destinée à entraver les pattes de la chèvre. Par sa taille et son ombre, il donne asile aux oiseaux et aux voyageurs et c’est avec son substrat que les boîtes de médicament sont réalisées.
Il se régénère par lui-même puisque ses noyaux contiennent le potentiel de faire vivre un autre que lui. Et grâce à lui, les peuples mangent à leur faim.
Vient le tour de la chèvre qui se moque de sa hauteur et le fait ressembler aux démons qui sont ignares. Elle tourne en dérision l’ensemencement nécessaire au dattier pour qu’il produise des fruits. Elle, dont le lait est essentiel pour que les rites zoroastriens assurant la pérennité de l’empire puissent être respectés. Elle fait la liste des tous les éléments nécessaires et d’apparat pour la confection desquels sa peau est nécessaire : ceintures, chaussures, gourdes, tablier, lettres, lanières et selles.
Enfin, la chèvre qui se rend dans les alpages pour brouter l’herbe fraîche et s’abreuver à la source des montagnes fait l’apologie des voyages saisonniers de la cour ou des nomades visant à éviter l’accablement de la chaleur qui touche les paysans attachés à leurs terres.
Car elle est intrinsèque par son lait au bon déroulement des rites religieux, c’est la chèvre qui, sur le dattier, va l’emporter.
Note :
(1) Traduction littérale : l’arbre assyrien mais āsōrīg se réfère à la Mésopotamie centrale et méridionale et Draxt, si emprunté à l’araméen, peut signer à la fois paradis et jardin.
Référénces :
– J. M. Jamasp-Asana, The Pahlavi Texts, 2 vols., Bombay, 1897, 1913, p. 109-114.
– A. Hintze ; K.M. Jamaspasa, The Pahlavi Codex MK : Facsimile Edition, Wiesbaden, (Iranica 20), 2015.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
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