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Dominique Eddé, Edward Saïd, le roman de sa pensée

Par Chakib Ararou
Publié le 18/07/2018 • modifié le 26/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Saïd et la France : l’inconnu connaisseur

Le lecteur le plus pressé trouvera dans certaines pages choisies la genèse de la très partielle connaissance dont l’œuvre de Saïd fait l’objet en France : chargée du lancement de L’Orientalisme aux éditions du Seuil en 1980, Dominique Eddé témoigne de la très grande difficulté à ouvrir une tribune à Saïd à Paris dès ce moment, état de chose qui ne fit par la suite que se confirmer. Résultat de ce pesant silence, lié à l’en croire à l’engagement de Saïd pour la cause palestinienne, l’œuvre de Saïd reste à ce jour très partiellement traduite, plus exactement aux proportions d’une moitié dont le plus clair fut publié après la mort de l’auteur. Le malentendu entre l’auteur d’À contre-voie et la France, découverte étonnante pour qui sait le poids et la réputation dont son nom y fait l’objet, ne se limite pas à l’éditorial et au médiatique. Saïd, lecteur attentif et admiratif de Sartre et Foucault, rival et familier d’un Derrida, manqua son rendez-vous avec les deux premiers en 1979 lors d’un calamiteux séminaire sur la paix au Moyen-Orient où il fit face au mépris glacial d’aînés admirés qu’il découvrit résolument engagés dans le camp israélien et sourds à sa parole (1). Ce double malentendu éminemment politique est lourd de conséquences : par la grâce de traducteurs et de précieuses médiations dont le livre de Dominique Eddé donne l’exemple, nous sortons à peine et timidement d’une bruyante méconnaissance de cette œuvre.

Loin de stagner parmi ces tristes considérations, Dominique Eddé s’applique tout au long de l’ouvrage à faire valoir les multiples et décisives généalogies françaises de la pensée de Saïd, par ailleurs parfaitement francophone : de Valéry à Foucault en passant par Genet et Camus, la culture française occupe une place de choix, conflictuelle et passionnée. Pour n’en prendre qu’un exemple, on se référera à ces pages passionnantes où Dominique Eddé rapproche avec fruit la place ou plutôt la béance de la folie dans son œuvre aux conceptions que s’en faisaient Derrida, Foucault ou Fanon, dévoilant les affinités du Palestinien avec l’implacable méthode de l’auteur d’Archéologie du savoir plutôt qu’avec les « sables mouvants » du penseur de la déconstruction (2). Ce faisant, on ne découvre pas seulement l’histoire de la passion déçue de Saïd pour la France, mais sa profonde inscription dans les débats philosophiques de son époque, et plus profondément dans une longue tradition de la pensée réflexive, humus où Saïd inscrit ses options théoriques fondamentales. Ce Beginnings encore intraduit qui ouvre son œuvre, intense et complexe réflexion sur le commencement, détermine en effet son occultation décisive de la question religieuse au profit des seuls commencements initiés par l’homme. Il les aborde, selon une très heureuse formule, en appliquant une « méthode (…) utile » à un « territoire (…) libre (3). » Multiple, ajoutera-t-on : Taha Hussein s’y invite à la table de Beethoven, et l’on sait s’y distraire momentanément des réflexions sur l’exil ou sur ce « style tardif » qui obséda ses dernières recherches pour dénoncer les menées négationnistes d’un Roger Garaudy dans la presse arabe. Un démon de la théorie, en somme, qui ne sert pas de paravent aux responsabilités. Avec sa pensée laïque qui n’offense pas le religieux, sa démarche serpentine refusant la cristallisation autour d’un thème central, l’œuvre de Saïd ressemble, pour Dominique Eddé, à cet « ensemble de courants fluides » auquel l’homme aimait s’identifier plutôt qu’à une hypothétique communauté nationale (4).

Face au monde arabe

Le grand mérite de Dominique Eddé, réfléchissant au travail de Saïd sur le monde arabe, est ici encore de ne pas s’en tenir au grand massif textuel que constitue L’Orientalisme, mais d’emprunter à toute l’œuvre la matière de sa critique. Pour résumer d’une phrase son propos, il s’agit à la fois pour elle de rendre hommage à la puissante érudition – trop puissante ? – du travail de Saïd et de le scruter en bute à une question éthique fondamentale : comment tenir les deux bouts de la chaîne de l’intransigeance critique face à une asymétrie aussi criante que celle qui structure le rapport dit « Orient/Occident ». Elle reconnaît ainsi la force d’une œuvre qui, très seule en son temps, s’oppose à l’« ignorance du plus fort ». Ici, l’excursus intime prend toute sa force, et joint l’intelligibilité à l’émotion dans plusieurs digressions sur la blessure causée à Saïd comme à Dominique Eddé elle-même par ce « divorce du prénom et du nom (5) », le premier renvoyant à la culture dominante et la seconde à la dominée. Edward et Dominique, donc, divergent à partir de cette plaie commune, curieuse variante de la blessure du nom propre chère à Khatibi (6), fondatrice d’une culpabilité dont le partage semble n’être pas pour rien dans leur affinité élective. La critique de Dominique Eddé, néanmoins, est sévère sur ce point : « La dette d’Edward envers Saïd, écrit-elle, le renait plus pressé d’officialiser sa critique de l’Occident que de l’Orient », lors même qu’à l’en croire, « tant que les Arabes ne se seront pas regardés en face et (…) se contenteront de renvoyer leur passé - précolonial aux beaux jours de l’Andalousie, leur avenir restera bouché (7). » La question, aussi complexe que douloureuse, ne manque jamais de surgir s’agissant de Saïd. On se bornera quant à nous à faire valoir que la critique opposée fut aussi été formulée contre lui, par exemple lorsque François Burgat lui reprocha, dans ses mémoires, d’avoir enfermé l’islamisme dans ces représentations fantasmatiques dont il avait par ailleurs tant œuvré à sortir l’islam (8).

Il ne nous revient pas ici de départager ces visions contradictoires : lorsque les critiques divergent, l’artiste est en accord avec lui-même, disait Wilde en manière de boutade. Une observation néanmoins : l’intransigeance de Saïd envers les manifestations d’antisémitisme dans le monde arabe, auquel Dominique Eddé rend hommage en plusieurs endroits de son livre sans faire d’ombre sur les conflits personnels que suscitèrent entre eux les modalités, laisse clairement paraître le souci éthique de tenir du mieux possible les deux bouts d’une chaîne combien délicate à manier (9). On se risquera à cette intuition : la question de cette parole inégale face à une situation qui l’est à l’extrême ne doit-elle pas nous amener au problème de la légitimité, qui revient lancinant comme une douleur dans le discours des postcolonial studies américaines influencées par Saïd, faute peut-être de n’avoir trouvé ni rigoureux théoricien ni romancier lumineux ? S’agissant de Saïd lui-même, les incursions directes dans des œuvres de langue ou de culture arabes sont finalement clairsemées, pleines de précautions et de réserve (on mentionnera quand même Ibn Khaldoun et les passages de Beginnings et Reflections on Exile sur le roman arabe), son titanesque travail de déconstruction se focalisant sur le regard de l’autre occidental qu’il semble en revanche sûr de saisir. Il s’agit peut-être moins de l’option théorique déterminée biographiquement que veut bien décrire Dominique Eddé que d’une difficulté à penser le bien-fondé d’une parole parfaitement à l’aise dans la double critique (10). Le cas, après tout, ne serait pas rare dans les rangs de ceux-là dont l’identité est douloureusement scindée. On tient peut-être ici l’un de ces irréconciliables qui occupèrent le « style tardif » de Saïd.

Musique au cœur

Impossible en quelques mots de faire le tour des aspects de Saïd que peint Dominique Eddé. À choisir, c’est néanmoins la musique qui s’impose, tant il ressort de ces pages qu’à défaut de s’être désignés un centre, la vie et la pensée de Saïd s’étaient naturellement choisis un cœur en elle, carrefour de tous ses enjeux. Ce sont ceux de la politique, de l’éthique et de l’esthétique tout à la fois, mêlées dans l’amitié avec le chef d’orchestre israélo-argentin Daniel Barenboim, elle-même sublimée dans la fondation d’un orchestre, le West Eastern Diwan Orchestra. Celui-ci continue de réunir en Europe des instrumentistes d’Israël, de Palestine, de Jordanie, de Syrie et d’Égypte. Dominique Eddé fait la genèse de ce projet dans les plus belles pages du livre, mentionnant notamment le conseil politique avisé de Nelson Mandela qui a pu motiver Saïd à s’impliquer dans une telle aventure : « Frappez les imaginations (11). » Plus généralement, la relation avec Barenboim est finement scrutée par Dominique Eddé, qui l’érige non sans raison en modèle : « Pour l’un comme pour l’autre, « l’ennemi » ne répondait pas d’une seule et même image, d’une somme de traits, d’une masse. (…) Affranchie de la rivalité, leur amitié a fait exister à leur échelle ce que la réalité interdisait de vivre : le chemin qui mène de l’intelligence à la curiosité de l’autre, à la reconnaissance. Sans craindre le désaccord, sans rompre le mouvement (12). » Les fantastiques moments artistiques et humains narrés dans le récit du lancement de l’orchestre, avec pour lieu symbolique l’Allemagne, laissent voir la manière dont la musique a joué dans la vie de Saïd le rôle d’un irremplaçable ciment. Le théoricien n’est pas non plus en reste en matière de musique : lieu amoral de la rencontre de la beauté avec l’horreur – cette horreur même surgie comme un cri du Heart of Darkness de Conrad, étoile fixe dans le parcours de Saïd – elle est pour Dominique Eddé l’unique demeure spirituelle, intime et intellectuelle de celui qui avait fait sienne la maxime d’Adorno : « Il fait partie de la morale de ne pas habiter chez soi. » Son intérêt pour les interprètes, Glenn Gould en tête, et leur travail de recréation, nous permet de le saisir dans le plus sincère de ses accents de penseur : celui qui n’admet de beauté que mise à l’épreuve du mouvement et du changement, soustraite à la fixation et à la mort. De cet itinéraire émouvant parmi les obsessions musicales de Saïd finit par ressortir un intellectuel à l’opposé des quelques postulats dogmatiques qu’ont fait dériver ses moins talentueux suiveurs ; un penseur vivant.

Dominique Eddé, Edward Saïd, le roman de sa pensée, Paris, la Fabrique Editions, 2017, 240 pages.

http://lafabrique.fr/eward-said-le-roman-de-sa-pensee/

Notes :
(1) Voir le récit du principal intéressé : Edward Saïd, « Ma rencontre avec Jean-Paul Sartre », Le Monde diplomatique, septembre 2000, p. 4-5. https://www.monde-diplomatique.fr/2000/09/SAID/2409
(2) Dominique Eddé, Edward Saïd, le roman de sa pensée, Paris, La Fabrique, 2017, p. 84-90.
(3) Ibid., p. 93.
(4) Ibid., p. 84.
(5) Ibid. p. 52.
(6) Abdelkébir Khatibi, La blessure du nom propre, Paris, Les Lettres Nouvelles, 1974.
(7) Dominique Eddé, op. cit., p. 51.
(8) François Burgat, « Trente ans après L’Orientalisme : Docteur Edward, Monsieur Saïd et la double expulsion. Review of Middle East Studies, 2009, p. 11-17. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00443880
(9) Voir par exemple Dominique Eddé, op. cit., p. 149-150 et 164-165.
(10) La séduisante interprétation par Eddé du W d’Edward W. Saïd, masquant un double you, pose le cadre de cette schize avec bonheur. Ibid., p. 163.
(11) Ibid., p. 201.
(12) Ibid., p. 194.

Publié le 18/07/2018


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


 


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