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De la nécessité d’une approche postcoloniale dans le traitement médiatique de l’Iran

Par Gabriel Malek
Publié le 05/02/2020 • modifié le 05/02/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Lac d’Orumieh.

Crédit photo : Gabriel Malek

Alors que la mort du général Qassem Soleimani a attisé les tensions nationales et régionales au Moyen-Orient, l’opération est ainsi mentionnée outre-Atlantique comme un argument de campagne lors d’un diner pour les prochaines élections américaines. L’affrontement entre les Etats-Unis et l’Iran est aussi affaire de politique intérieure pour Donald Trump, qui peut ainsi rassurer sa base électorale, notamment évangéliste, sur sa capacité à protéger les intérêts américains au Moyen-Orient.

La représentation négative de l’Iran aux Etats-Unis, notamment depuis la Révolution de 1979, a pour conséquence un traitement médiatique biaisé, qui valorise les démonstrations de force de la part du Président américain sur ce sujet. Ce phénomène n’est pas confiné aux Etats-Unis, puisqu’en Europe aussi la mort du chef des forces Al-Qods a souvent été comparée à celles de djihadistes sunnites comme Abou Bakr al-Baghdad sans différentiation ou contextualisation plus fouillée. Cette grille de lecture orientaliste traduit une incompréhension des dynamiques du Moyen-Orient en Occident et le manque de déconstruction de certains thèmes historiographiques européocentrés.

Prendre conscience de la dimension orientaliste du discours occidental

Le portrait de Qassem Soleimani écrit par l’ancien analyste de la CIA Kenneth Pollack pour le Times en 2017, largement relayé dans la presse occidentale au matin du 3 janvier, en est un exemple. Expert en politique et en affaires militaires du Moyen-Orient, Kenneth Pollack y livre sa représentation de la perception de Qassem Soleimani au Moyen-Orient : « Pour les chiites du Moyen-Orient, c’est un mélange de James Bond, Erwin Rommel et Lady Gaga ». Cette affirmation souffre de plusieurs contradictions. Ainsi pour Kenneth Pollack, les « chiites du Moyen-Orient » compareraient Qassem Soleimani à un agent secret britannique, un général nazi et une chanteuse pop, personnages qui appartiennent aux référentiels occidentaux. Il est plus logique de penser que Qassem Soleimani renvoie à des figures de la martyrologie chiite pour les habitants du dénommé arc chiite, en tout cas c’est ainsi qu’il sera commémoré par le régime de Téhéran, afin de mobiliser ses partisans dans la région.

Le traitement médiatique de la mort de Qassem Soleimani semble ainsi illustrer le décalage entre la complexité politique et sociale de la société iranienne actuelle, et la représentation qu’en fait l’Occident. Il serait ainsi plus juste de chercher à comprendre comment fonctionne le régime de Téhéran dans toute sa complexité afin de mieux appréhender les enjeux et tensions qui l’animent.

Déconstruire ce raisonnement par une approche postcoloniale

Loin d’avoir un fondement juridique unique et religieux, le système politique théocratique de la République islamique présente des caractéristiques bien spécifiques dont certaines sont d’inspiration occidentale. La constitution de 1979 est par exemple influencée par la République de Platon via l’étude des thèses d’Al-Fârâbî par l’ayatollah Khomeiny, fondateur du régime. Le concept du Philosophe Roi par exemple se retrouve assez clairement dans la figure de l’Ayatollah, puisque ce dernier cultive l’image d’un homme désintéressé du pouvoir et du matérialisme, dans la droite ligne de la conception chiite. Clef de voute du régime, le Guide actuel, l’Ayatollah Khameini, valide les candidatures aux présidentielles, ce qui restreint le choix à ses proches politiques. Cependant, le choix entre le camp conservateur et « libéral » revient aux Iraniens, ce qui peut avoir un impact certain. C’est la victoire de Hassan Rohani en 2013 et le soutien d’une large partie de l’opinion publique qui avait permis l’élaboration de l’accord de Vienne.

Hérité de la révolution constitutionnaliste du début du XXème siècle, le Majlis (Parlement iranien) présente lui aussi un contre-pouvoir d’inspiration occidentale. La répression de novembre 2019 en Iran suite à l’augmentation de la taxe carburant résultait par exemple d’un accord multi-pouvoirs incluant le Parlement, qui actait la faillite d’une politique économique datant d’une dizaine d’année. Même si l’Ayatollah contrôle bien la puissante milice des Pasdarans, le Guide doit cependant composer avec les autres pouvoirs, héritages d’une longue tradition politique.

Enfin, la société civile iranienne présente de nombreuses caractéristiques uniques au Moyen-Orient dont une population féminine très éduquée, particulièrement en sciences dures, une conscience historique et culturelle certaine, un amour de la poésie inégalé, et enfin un nationalisme fervent. De fait, les Iraniens se mobilisent sur plusieurs questions, en dépit des lois liberticides, et font entendre leurs voix comme lors de la Révolution verte de 2009. En dépit d’une répression de la part du pouvoir, les questions écologiques et féministes gagnent l’espace public en Iran. En effet, les conséquences socio-économiques du changement climatique au Kurdistan ou en Azerbaïdjan iranien transforme le mécontentement en revendication politique qui a des conséquences jusqu’au Majlis. Même si le gouvernement actuel ne permet pas aux ONG sur l’écologie de travailler paisiblement, la question de l’eau est d’ores et déjà un de ses défis principaux. La question du féminisme est quant à elle portée par la place historique forte que la femme a dans la culture iranienne et se concentre de nos jours sur le combat sur le voile. (voir article Féminisme Iran)

En dépit des atouts certains de la société civile iranienne, la situation économique et sociale alarmante du pays, plombée par les sanctions maximales depuis le retrait américain de l’accord de Vienne, nourrit un climat de tension qui pourrait profiter aux éléments les plus conservateurs du régime en vue de la présidentielle de 2021.

Mesurer le risque géopolitique de l’approche de Donald Trump

Au regard de l’analyse des dynamiques politiques et sociales de l’Iran contemporain, la stratégie adoptée par Washington depuis mai 2018 présente en effet des risques. Après avoir quitté le prometteur accord de Vienne, coulant ainsi les grands espoirs d’ouverture économique et culturelle en Iran, Donald Trump termine de réduire la crédibilité politique des libéraux en Iran avec l’assassinat de Qassem Soleimani. La marge de manœuvre d’Hassan Rohani, qui ne peut plus compter sur l’appui des Européens qui ont cessé tout commerce avec son pays, est extrêmement réduite. La menace d’enrichissement nucléaire qu’il brandit constitue une des rares cartes qu’il lui reste dans la négociation avec l’Occident pour lever les sanctions et résoudre la crise sociale et économique qui perdure dans son pays.

Pourquoi préciser tous ces éléments de déconstruction postcoloniale ? Simplement pour faire comprendre au lecteur que la politique offensive de Donald Trump et ses alliés, qui isole et appauvrit l’Iran, n’est pas au service des Iraniennes et des Iraniens. Le vague espoir d’un renversement du régime par ces citoyens n’est pas une garantie de l’indépendance ou de prospérité de l’Iran dans une région instable, en proie depuis des siècles aux appétits coloniaux. La solution se trouve au sein des réflexions de la communauté iranienne dans le pays et en exode partout dans le monde.
La déconstruction systématique de certaines idées européocentrées que l’on peut avoir sur l’Iran, le chiisme et le Moyen-Orient en général est ainsi un prérequis nécessaire avant de pouvoir juger de la pertinence ou non d’une politique interventionniste dans la région.

Publié le 05/02/2020


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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