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De Jérusalem-Est au risque de guerre à Gaza : dans un tourbillon de violences, la question palestinienne revient au-devant de la scène

Par Ines Gil
Publié le 12/05/2021 • modifié le 12/05/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Rockets are launched towards Israel from Rafah, in the southern the Gaza Strip, controlled by the Palestinian Hamas movement, on May 12, 2021. Heavy exchanges of rocket fire and air strikes, and rioting in mixed Jewish-Arab towns, fuelled fears today that deadly violence between Israel and Palestinians could spiral into "full-scale war".

SAID KHATIB / AFP

Immeubles dévastés à Beit Hanoun, dans la Bande de Gaza, appartement éventré à Sderot, au sud d’Israël. Le son terrible des missiles qui percent le ciel et la liste des victimes qui grandit chaque jour. Baptisé “Opération Gardiens des murs” par les Israéliens, un nouveau conflit s’est ouvert à Gaza. “Cette campagne va prendre du temps” a affirmé le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou le mardi 11 mai. “Si Israël veut une escalade, la résistance est prête” a répliqué le Chef du bureau politique du Hamas, Ismaël Haniyeh. D’un côté ou de l’autre, la surenchère prime, elle cache une inconnue absolue : est-ce un conflit de quelques jours ou s’est-on installé dans une guerre durable [1] ?

Surtout depuis 2018, roquettes tirées depuis Gaza contre missiles de l’armée israélienne, les violences éclatent régulièrement autour de ce territoire palestinien placé sous blocus israélo-égyptien en 2007. Elles sont devenues une “forme de communication”, de “pression” activée en fonction des tensions politiques entre dirigeants israéliens et leaders palestiniens à Gaza. Mais l’épisode ouvert depuis lundi est bien différent : il rappelle les plus sombres pages de l’été 2014. Au moins 2 000 morts palestiniens, 66 côté israélien dans la dernière guerre à Gaza.

Lundi 11 mai, dans la soirée, le Hamas a tiré une salve de roquettes sur Jérusalem, du jamais vu depuis sept ans. L’attaque n’a pas fait de victimes, mais le symbole est fort : les députés de la Knesset (le Parlement israélien) ont dû évacuer en urgence ce soir-là. Un affront pour le Premier ministre Netanyahou. En réponse, l’armée israélienne a lourdement frappé la bande côtière : 20 Palestiniens ont été tués, dont 9 enfants. Le déluge de violence a continué mardi et la liste des victimes s’est allongée. Au moins 30 morts à Gaza (dont 12 enfants et plusieurs hauts responsables du Hamas et du Jihad islamique) et au moins 5 morts en Israël. L’Etat hébreu “ne se contente plus de frapper des guérites désertées à Gaza” affirme Antoine Mariotti, ancien correspondant de France 24 à Jérusalem, “son armée a mené des éliminations ciblées, frappé des appartements et, désormais, détruit des bâtiments entiers. Ce n’était pas arrivé depuis la guerre de 2014.” Aujourd’hui, la force de frappe est beaucoup moins contenue. Même si d’un côté comme de l’autre, personne ne semble vraiment vouloir s’installer dans un conflit durable, les événements semblent échapper aux leaders de chaque bord. Dans la soirée de mardi à mercredi, une pluie de roquettes a envahi le ciel de Tel-Aviv. Elles ont été stoppées par le Dôme de fer, le système de défense anti-aérien ultra-efficace de l’armée israélienne. Mais le symbole est fort : les factions palestiniennes peuvent atteindre la mégalopole économique de l’Etat hébreu.

L’étincelle qui a mis le feu aux poudres et qui fait craindre une nouvelle guerre : Jérusalem-Est.

Risque d’expulsions de Palestiniens et libération de la parole des suprématistes juifs

Chaque année, au printemps, les nationalistes israéliens célèbrent l’unification de la ville durant la “Journée de Jérusalem”. Avec la « danse des drapeaux » qui envahissent les rues, ils marchent à la gloire de la conquête de l’Est, survenue au terme de la Guerre des Six jours en 1967. Cette journée raisonne cependant à chaque fois comme une illusion. Car la cité sainte est encore profondément divisée entre des Israéliens juifs, qui vivent majoritairement à l’Ouest, et les Palestiniens, qui possèdent un statut fragile de “résidents”, et qui sont majoritaires à l’Est.

Il faut remonter plusieurs décennies en arrière pour comprendre le terreau des tensions qui traversent les populations de Jérusalem : politique de colonisation israélienne à Jérusalem-Est (reconnu comme territoire occupé par la résolution 242 de l’ONU), profondes inégalités d’accès aux services publics et à l’emploi dont pâtissent les Palestiniens, tensions autour des lieux saints, attentats aux couteaux contre des Israéliens en 2015, violences explosives durant la Seconde Intifada…

Difficile de revenir en quelques lignes sur ces dynamiques. Mais pour mieux comprendre le tourbillon de tensions dans lequel Jérusalem est plongée depuis quelques semaines, il faut au moins revenir sur un phénomène : les expulsions de familles palestiniennes à Sheikh Jarrah, un quartier de Jérusalem-Est. L’hiver dernier, plusieurs familles ont été expulsées de force, en vertu du droit israélien selon lequel si des juifs prouvent que leur famille vivait à Jérusalem-Est avant la guerre de 1948, ils peuvent demander à ce que leur soit rendu leur droit de propriété. Le problème : les Palestiniens qui habitent les maisons de Sheikh Jarrah sont eux-mêmes des réfugiés qui ont fui l’ouest en 1948 [2]. Les habitations leur ont été attribuées par le Royaume de Jordanie et par l’ONU. Et surtout, la loi n’est pas rétroactive : les Palestiniens, eux, ne peuvent pas demander le retour dans les maisons qu’ils ont perdues durant la guerre israélo-arabe. Selon l’ONU, les expulsions orchestrées par les autorités israéliennes constitueraient donc une violation du droit international [3].

Ces derniers mois, des manifestants, des Palestiniens et quelques Israéliens juifs, se sont réunis de plus en plus régulièrement pour protester contre ces expulsions. Dans ce contexte d’ébullition activiste, les tensions sont montées d’un cran fin avril. En plein début du mois de ramadan, les affrontements deviennent quotidiens entre Palestiniens et juifs suprémacistes autour de la porte de Damas, l’entrée principale vers le quartier musulmans de la vieille ville de Jérusalem. Elles font plusieurs dizaines de blessés. Depuis l’entrée au Parlement israélien de l’extrême droite incarnée par le parti kahaniste Puissance juive avec le soutien de Benyamin Netanyahou, les militants israéliens racistes se voient pousser des ailes. Leur représentant, Itamar Ben Gvir, se rend lui-même régulièrement à Sheikh Jarrah pour faire valoir le droit des colons à grignoter les quartiers palestiniens. Une véritable provocation pour la population locale.

En parallèle, la vidéo d’un Palestinien qui gifle un juif ultra-orthodoxe dans les transports publics est devenue virale. Elle alimente les tensions. Début mai, jets de pierres et de bouteilles contre grenades assourdissantes, eau putride et gaz lacrymogènes, les violences éclatent au grand jour dans les quartiers de Jérusalem-Est entourant la vieille ville, et sur l’Esplanade des mosquées. La répression policière israélienne est implacable. Le vide politique saute aux yeux. Dans l’Etat hébreu, de nombreuses voix, habituellement défenseuses des politiques israéliennes, critiquent la gestion déplorable de la crise par le gouvernement israélien. Image redoutable : des gaz lacrymogènes sont lancés dans la mosquée al-Aqsa, alors que des fidèles prient en plein ramadan. La scène, qui prend place dans le troisième lieu saint de Islam, créé la colère chez les Palestiniens et les musulmans des pays voisins.

Lundi, léger retournement de situation. Jusqu’ici inactives, les autorités politiques israéliennes finissent par prendre quelques mesures pour faire baisser la tension après de fortes pression de Washington. A la demande du procureur général Mandelblit (lui-même sollicité par Netanyahou et Gantz sur ce dossier), la Cour suprême d’Israël annonce le report du jugement sur l’expulsion des familles palestiniennes de Sheikh Jarrah, qui devait avoir lieu lundi. Plus tard dans la journée, la marche ultra-nationaliste israélienne de la « Journée de Jérusalem » est interdite de passage dans les quartiers arabes de la ville et les juifs ne peuvent pas aller prier sur l’Esplanade des mosquées, qui renferme le Mont du temple selon la tradition juive. Une victoire pour les activistes palestiniens de Jérusalem : Sheikh Jarrah, autrefois affaire locale, est devenue un emblème de la cause palestinienne à l’international. Mais surtout, ils ont le sentiment d’avoir récupéré un bout de souveraineté dans les rues arabes et sur la symbolique Esplanade des mosquées. Côté israélien, le Premier ministre se mord les doigts. En interdisant la marche des nationalistes dans les quartiers arabes, le chef du Likoud perd des points auprès de l’extrême droite selon l’historienne Frédérique Schillo, spécialiste d’Israël : « Pour Benyamin Netanyahou, c’est une défaite. Cela va lui être reproché par la droite radicale. »

Cet épisode témoigne des mobilisations politiques nouvelles qui traversent la société palestinienne dans la ville sainte. Dans la Jérusalem-Est annexée par Israël, les formations palestiniennes comme le Fatah ou le Hamas ont une influence, mais pas de réelle emprise [4]. C’est encore plus vrai pour les partis israéliens. C’est ce vide politique patent qu’une partie de la jeunesse palestinienne a tenté de contrebalancer ces dernières semaines avec la mobilisation dans le quartier de Sheikh Jarrah et dans la vieille ville de Jérusalem. Ces activistes sont principalement composés d’une nouvelle génération détachée des partis politiques traditionnels selon Vincent Lemire, historien spécialiste de Jérusalem : « on assiste, hors des factions, à une maturation de la conscience politique palestinienne, et notamment de sa jeunesse, concomitante à l’agonie d’Oslo. Devant l’indifférence des grands de ce monde, on voit désormais les Palestiniens, à Jérusalem ou Ramallah, mais aussi les Arabes israéliens de Galilée, se réapproprier le conflit à travers des ‘micro-combats’ pragmatiques, comme Cheikh Jarrah » [5].

Récupération du Hamas

Jusqu’à lundi, l’activisme de la jeunesse palestinienne semblait payer. C’était sans compter le Hamas au pouvoir à Gaza. Ces derniers mois, le groupe palestinien comptait sur les élections prévues fin mai pour s’imposer en force contre son « frère ennemi », le Fatah [6]. Mais l’autocrate Mahmoud Abbas au pouvoir à Ramallah a décidé d’annuler le scrutin, inquiété non seulement par le parti islamiste mais aussi par deux autres listes issues du Fatah qui risquaient de remettre en question sa politique [7]. Sans espoir de remporter une victoire dans les élections annulées, le Hamas a vu dans la poudrière de Jérusalem une occasion pour s’imposer comme le seul vrai défenseur de la cause palestinienne. Lundi soir, jamais vu depuis 2014, il a donc tiré des roquettes en direction de Jérusalem. Il n’est pas le seul groupe à viser Israël (le Jihad islamique et même une branche d’al-Qaïda ont aussi lancé des roquettes sur l’Etat hébreu), mais il a largement participé à l’ouverture de ce nouveau cycle de violences. Pour le Hamas, et surtout pour le Premier ministre israélien, cette escalade est presque plus facile à maitriser que les événements à Jérusalem. Selon Vincent Lemire, « les roquettes du Hamas ouvrent une nouvelle séquence où Netanyahou est bien plus à l’aise, redevenu chef de guerre à 21 heures (lundi). D’ailleurs, sa décision de frapper très vite et très fort à Gaza ferme la porte à une désescalade [8] ».

Mais certains Palestiniens qui se sont mobilisés depuis des semaines contre les expulsions à Sheikh Jarrah reprochent déjà au Hamas de leur avoir volé leur victoire, en transformant leur lutte pacifique en conflit armé. Dans cette équation, le Fatah est presque inaudible : depuis Ramallah, il a condamné la répression israélienne à Jérusalem et les frappes sur Gaza, mais le parti d’Abbas est en retrait. Il n’a pas su porter les revendications des Palestiniens isolés de Jérusalem.

Chaos généralisé : risque d’embrasement ?

Dans le reste du pays, restaurant tenu par un Israélien juif détruit, voitures conduites par des Palestiniens citoyens d’Israël attaquées, synagogues brulées : le cycle de violences ouvert ces derniers jours s’est propagé dans les villes mixtes judéo-arabes d’Israël. Des émeutes ont éclaté à St-Jean-d’Acre, Jaffa, Beersheva, Dimona. A Lod, où elles ont été les plus intenses, Benyamin Netanyahou a déclaré l’état d’urgence. Selon Frédérique Schillo, « c’est la première fois que les Arabes Israéliens se voient imposer pareille mesure depuis la fin de l’Administration militaire qui pesait sur eux, en 1966. »

Pour l’instant, les appels au calme lancés par la classe politique israélienne sont limités. Le problème ne serait pas pris au sérieux par le gouvernement selon le journaliste Anshel Pfeffer, spécialiste de la politique israélienne, « peu importe combien de roquettes sont lancées depuis Gaza, cela ne constitue pas une crise existentielle pour Israël. Mais la violence entre les citoyens israéliens, si. » La dernière fois que de tels déchainements de violences avaient eu lieu au sein de la population, à l’intérieur même d’Israël, c’était au début de la Seconde Intifada.

Publié le 12/05/2021


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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