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L’histoire se réécrit patiemment à la lumière de différents témoins ; les archéologues interrogent les vestiges préservés par la terre sous forme de pierres, de couleurs, d’os, de fresques ou de mosaïques. Ce sont également ces découvertes qui nous permettent de deviner l’échange à l’œuvre entre les cultures et la transmission des héritages architecturaux ou graphiques. Le visiteur qui se rend à Istanbul s’apprête à voyager dans le temps où Byzance ou Constantinople a dominé le monde grec chrétien puis musulman pendant des siècles. En admirant le faste et la grandeur d’Hagia Sophia, de la mosquée bleue ou en franchissant la porte du palais de Topkapi, on pourrait presque oublier que le luxe des monuments édifiés à la gloire d’un empereur ou d’un sultan étaient secondaires à côté d’une activité journalière et essentielle : se restaurer. Les cuisiniers qui s’affairent pour le sultan étaient certainement dotés des meilleurs palais que l’on puisse trouver et les ingrédients contenus dans les recettes qui se mitonnaient dans leurs antres, les plus rares et les plus surprenants car étonner positivement le sultan, maître temporel et spirituel, était gage de longévité.
Alors que certains sites palatiaux pourraient négliger d’interroger la cuisine pour comprendre l’histoire, les Stambouliotes ont pris soin de préserver les cuisines du palais de Topkapi à côté des merveilleux pavillons aux exquises calligraphies. A travers trois grandes pièces autrefois dédiées au garde-manger impérial, aux cuisines et à la confection des mets, le visiteur découvre l’influence des traditions culinaires et les changements d’influences et de modes pour le choix de la vaisselle de la famille royale ottomane. Les matbah-ī āmire (cuisines royales) du palais de Topkapi furent inaugurées sous le sultan Mehmet II (1451-1481) et étendues sous le règne de Suleyman le Magnifique (1520-1566) afin de répondre à l’accroissement de la population à l’intérieur du palais avant d’être redessinées par Sinan, l’architecte de Suleyman conséquemment à l’incendie de 1574.
Ravir le palais du sultan et de sa famille était un privilège et une marque de confiance ultime. Toutefois, les mets préparés dans les cuisines sultaniennes ne s’invitaient à la table du représentant divin qu’une fois goûtée par les cuisiniers et le çāşnīgīr, le goûteur officiel, afin d’éviter une quelconque tentative d’empoisonnement. Chaque jour, une soixantaine de plats étaient préparés. Le sultan en effleurait, se délectait de ses préférés ou les regardait passer. Selon le protocole et la tradition turque, les notables et dignitaires se servaient après lui dans un ordre précis. Pour des raisons qu’il est difficile de comprendre totalement, entre 1477 et 1481, Mehmed II condamnera les chefs de l’empire à manger seuls par dispositions législatives (kanūn nāme) établissant les fondements de l’Empire ottoman à côté de réformes administrative, pénales, fiscales ou militaires. Les vizirs et les troupes n’étaient plus conviés à des banquets cérémonieux. Seuls les intellectuels qui entouraient Mehmed II étaient exceptionnellement invités à partager sa table. Craignait-il un empoisonnement ? Était-il taciturne ou voulait-il, pour se restaurer, le calme d’un kiosk ou d’un jardin ? Cette règle fut respectée à la lettre par ses successeurs à l’exception du sultan Abdülaziz (1861-1876) dont les chroniques relatent le diner avec le prince royal Edward VII d’Angleterre.
Selon le code protocolaire établi sous Mehmed II, le jour où le conseil impérial se rencontre, le grand vizir et le chef de la trésorerie mangent à une table, les autres vizirs et conseillers à une autre, et les hauts juges militaires à une troisième. Le service à table pour les vizirs et conseillers était assuré par le personnel du palais alors que celui des officiers était assuré par leurs propres intendants. Quant aux ambassadeurs, ils étaient conviés à la table du grand vizir alors que les diplomates de rang inférieur s’assaillaient à celle des conseillers. Le repas pouvait commencer quand les serviettes et l’eau pour se laver les mains avaient été dispensées. Dès que les officiels de haut rang avaient terminé, ceux de rang inférieur les remplaçaient et terminaient les plats qu’ils avaient laissés.
En l’absence du sultan, les invités, ambassadeurs, notables et intellectuels s’assoient et se préparent au festin. Des kebabs d’agneau et de poulet, du pigeon grillé au beurre, des soupes, des börek (1), du riz pilaf, divers légumes préparés, du poisson et des agréments d’épices, de miel et de fruits secs composent le repas. A partir du XVIIIème siècle, la confection d’imambayildi (2) ou de dolma (3) introduit l’huile d’olive dans la cuisine turque.
La salle des cuisines des mets était habitée par une centaine d’apprentis dirigée par six chefs dont les tâches principales étaient de préparer le dessert composé de diverses sucreries, halva, baklava, petits gâteaux et de sirops (sherbet). Les confections les plus prisées sont les macun (4), les lokma (5) ou les aşure (6). Les sirops de rose, violette, orange, citron ou jasmin sont servis tout au long du repas et en guise de digestif avec de l’eau glacée en provenance des montagnes de Mudanya ou Bursa.
Alors que l’odorat des convives est en émoi, le toucher et la vue sont assaillis par la beauté et la finesse de la vaisselle, à elle seule symbole de la suprématie commerciale ottomane et de ses liens diplomatiques .Bien que nous ayons peu de documents attestant des relations sino-turques, les vaisselles en porcelaine et céladon produites pendant les périodes Yuan (1279-1368), Ming (1368-1644) et Qing (1644-1911) sont les témoins, avec les riches vêtements de soie, du dialogue des deux empires d’un bout à l’autre de la route de la Soie (7). La présence de la porcelaine chinoise dans la composition des services de table est recensée par les annales du palais depuis 1457, lors du banquet d’anniversaire des deux fils de Mehmet II, Bayazid et Mustafa. La vaisselle en céladon est d’autant plus prisée que l’on pense qu’elle change de couleur au contact du poison et la porcelaine à destination du Sultan et de sa famille est rehaussée de dorures et de pierres précieuses par les artisans du palais. L’ajout d’or, d’argent et de cuivre changera la destination de cette vaisselle pour la rendre purement décorative au XVIIIème siècle. A cette époque, les intérêts diplomatiques du Sultan et la mode à la cour viennent des vents d’ouest.
Le XIXème siècle voit se concrétiser l’attrait pour un subtil mélange de saveur. Comme il était interdit aux cuisiniers européens de confectionner la nourriture du Sultan, des chefs ottomans étaient envoyés dans les cuisines des meilleures cours d’Europe pour découvrir les composantes et les secrets de leur savoir-faire. Et l’on s’imagine l’étonnement de délégations étrangères invitées à la table de la Sublime porte quand étaient servis une variété de mets issus d’un savant mélange entre la cuisine des cours européennes et de la tradition ottomane. Les tomates, la pomme de terre, les haricots rouges, les poivrons rouges, le maïs, le potiron ou encore la glace, la vanille, le thé et les pâtisseries occidentales viennent s’ajouter aux standards de la cuisine turque.
La médecine, basée sur la théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, s’emparera également de ces nouveaux éléments et de leurs vertus afin d’équilibrer le chaud, froid, sec et humide et préserver les êtres des maladies. Les physiciens du palais composaient également le menu du Sultan et de ses hôtes selon les saisons et les deux moments des repas au milieu de la matinée et avant la tombée de la nuit.
La conservation de ces cuisines tient pourtant du miracle en soi. Maintes fois conquis et décimé, Istanbul a connu le destin inhérent à sa situation géographique stratégique essentielle entre deux continents. Hittite, grecque, romaine, ottomane puis turque, pont entre l’Occident et l’(extrême) Orient, la cité qui a accueilli puis redistribué tant de savoir est aujourd’hui injustement malmenée. Il reste peu de chose de ce passé glorieux et de ses oscillations, trop peu aussi des visites et des échanges qui ont permis que se meuvent les idées. Comment Léonard de Vinci et après lui Michel Ange, conviés par le sultan Bayezid II avaient-ils imaginé le pont des actuels Karaköy et Eminönü ? Comment les juifs et musulmans andalous, réfugiés dans la ville après avoir été chassés par l’Inquisition suite à la chute de Grenade, ont-ils contribué à la façonner ? Comment l’histoire méconnue se fraye-t-elle un chemin, comme une felouque traverserait le Bosphore, entre les annales, la mémoire et les saveurs, subtiles mais persistantes ?
Notes :
(1) Pâte cuite ou frite remplie de viande, fromage, légumes.
(2) Aubergine farcies d’oignon, ail et tomates.
(3) Feuilles de vigne farcies de riz, viande, légumes et épices.
(4) Sucreries semblables à des gommes faites de sucre, d’essence de rose, de musc, de racine de galangal, de piments indonésiens et autres épices.
(5) Pâte frite abondamment arrosée de sirop ou de miel et de cannelle.
(6) Mélange de graines, de fruits, de fruits secs, de miel, musque et de noix principalement servi le dixième jour du mois de muharram, le premier mois de l’année musulmane.
(7) Voir notamment : Lirong, 2014.
Quelques liens :
François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein, Dictionnaire de l’Empire ottoman XVème-XXème , Paris, Fayard, 2015, p. 422.
Matthias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes Sud Littérature, 2011, p.155.
Rami Mahjoub. De Constantinople à Istanbul : la représentation nuancée des Ottomans par des voyageurs européens aux XVe et XVIe siècles. Littératures. Université Côte d’Azur, 2017 : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01689859/document
https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/19370679.2014.12023242
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
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