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Coronavirus et pétrole : une crise géopolitique dans l’ombre de la crise sanitaire

Par Emile Bouvier
Publié le 04/05/2020 • modifié le 04/05/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

05.03.2020 The logo of the Organisation of the Petroleum Exporting Countries is pictured outside its headquarters ahead of the OPEC and NON-OPEC meeting, in Vienna, Austria. The 178th Meeting of the Organization of Petroleum Exporting Countries conference and the 8th Meeting of the OPEC and non-OPEC at the OPEC headquarters meetings will take place on 05 and 06 March in Vienna respectively.

Alexey Vitvitsky / Sputnik / Sputnik via AFP

Le coupable désigné de ce bouleversement économique apparaît, sans surprise, le COVID19 et, dans son sillage, la paralysie de l’économie mondiale. En effet, avec les chaînes de production à l’arrêt et les transporteurs sans activité, la demande en produits pétroliers a très nettement décru (en Inde par exemple, au 9 avril, la chute était de 66% pour le pétrole et le diesel, et de 90% pour le kérosène [4]).

Toutefois, le coronavirus ne s’avère pas être le seul responsable de la crise que connaît actuellement le secteur pétrolier. L’OPEP+, c’est-à-dire l’ensemble des membres [5] de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) auxquels se sont adjoints en 2016 la Russie, le Mexique, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, Bahreïn, Brunei, la Malaisie, Oman, le Soudan et le Soudan du Sud, a en effet été parcourue de fortes tensions internes à l’occasion de la crise sanitaire, provoquant un affrontement diplomatique entre la Russie et l’Arabie saoudite et provoquant, in fine, une discorde et une dissonance de l’OPEP+ à un moment où la communauté internationale attendait plus que jamais de celle-ci qu’elle se montre unie.

S’inscrivant dans la complémentarité de l’entretien avec Francis Perrin, chercheur associé au Policy Center for the New South et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), le présent article présentera la situation du marché pétrolier dans le contexte de la pandémie de coronavirus (I) et le rôle pivot de l’OPEP+ à cet égard (II).

I. Le COVID19, à l’origine de la plus grande crise pétrolière de l’Histoire

Le début de la crise actuelle du pétrole peut être identifié au lundi 9 mars 2020. Ce jour-là, le cours du pétrole précipite le prix du baril à 33,87 dollars [6], un niveau inédit depuis 2016. Pour rappel, le secteur pétrolier a connu une précédente crise de 2014 à 2016 qui, moins spectaculaire car plus étalée sur le temps, s’était pourtant avérée à l’époque être la plus grande chute du prix du baril de pétrole de l’histoire moderne, chutant d’environ 70% sur deux ans [7]. En 2020, la chute du prix du baril est soudaine : trois jours avant, le vendredi 6 mars, ce prix s’avérait près de 25% plus élevé. Cette première chute s’explique par l’accroissement des tensions entre la Russie et l’Arabie saoudite après l’échec d’une réunion de l’OPEP+ la semaine précédente visant à s’accorder sur une limitation de la production pétrolière (et dont il sera fait mention infra).

Cette limitation se montrait en effet de plus en plus nécessaire : face à l’atonie économique internationale, la demande en produits pétroliers s’était effondrée, entraînant dans sa chute les prix du baril de pétrole, 30% moindres depuis le début de l’année [8]. La fulgurance de cette chute s’explique d’autant plus que le pays le plus demandeur en pétrole, la Chine (14% de la consommation mondiale, soit 14 millions de barils par jour [9]), a été l’initiateur de l’épidémie et de la paralysie de l’économie mondiale qui s’en est suivie. En 2019, l’Empire du milieu était responsable à lui seul de 80% de l’augmentation de la demande en produits pétroliers [10].

Ces fortes perturbations dans le secteur pétrolier se sont faits sensiblement sentir au Moyen-Orient et notamment dans les pays du Golfe persique, dont le succès économique réside en grande partie à l’exploitation de leurs ressources en hydrocarbures. Le Fonds monétaire international (FMI) a ainsi jugé que ces pays faisaient face à une « forte vulnérabilité » économique aujourd’hui en raison de la crise combinée du pétrole et du coronavirus : tandis que le FMI table sur une diminution de plus de 250 milliards de dollars des exportations de produits pétroliers jusqu’à la fin de l’année [11], il prédit par ailleurs une contraction de 3,5% du PIB des Emirats arabes unis et de 2,3% de l’Arabie saoudite [12].

Toutefois, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) [13], le pays qui sera probablement le plus touché par la crise pétrolière est l’Irak : son économie repose en effet à 90% sur le pétrole, dont il tire les revenus nécessaires au versement des salaires de ses quatre millions de fonctionnaires - près des trois quarts du budget du pays était consacré au simple versement des salaires des agents publics en 2019 [14].

Cette crise du pétrole n’est toutefois pas seulement due à la variable épidémique, mais aussi, inévitablement, à des facteurs géopolitiques.

II. L’OPEP+, actrice et victime de la crise pétrolière

Une première réunion majeure de l’OPEP s’est tenue le 5 mars à Vienne, en Autriche, afin que les pays membres puissent s’entendre sur une diminution de la production de produits pétroliers. Cette entente générale était nécessaire afin qu’aucun pays producteur de pétrole ne profite de la diminution de la production de ces concurrents pour maintenir, voire accroître, la sienne, et s’emparer ainsi de substantielles parts de marché. Une diminution coordonnée devait ainsi permettre de maintenir le prix du pétrole à un niveau compétitif pour l’intégralité des membres de l’organisation pétrolière internationale. Les treize membres de l’OPEP, dont l’Arabie saoudite est le fer de lance, se sont ainsi accordés ce jour-là sur une diminution journalière d’un million et demi de barils par jour jusqu’à la fin de l’année [15].

Toutefois, les alliés de l’OPEP, incarnés par l’OPEP+ et dont la Russie [16] apparaît en figure de proue, devaient se joindre à cet accord afin que celui-ci atteigne ses objectifs. Au cours d’une seconde réunion tenue le lendemain, toujours à Vienne, le représentant russe s’est toutefois montré fermement opposé à cette diminution journalière d’un million et demi de barils [17], provoquant l’affolement des marchés boursiers - le baril de Brent [18] perdait 10% de sa valeur le même jour, atteignant un niveau qu’il n’avait pas connu depuis juillet 2017 [19].

Sans concertation avec ses partenaires de l’OPEP, la contre-attaque de Riyad ne s’est pas fait attendre : le 7 mars, les autorités saoudiennes annonçaient une diminution drastique du prix de ses barils pour le mois d’avril afin d’écouler ses stocks de pétrole, faisant passer le prix de l’Arabian light de 6 à 4 dollars le baril - la plus forte baisse en 20 ans [20] - et engageant un accroissement de la production de 25% (soit 12,3 millions de barils par jour [21]) pour le mois de mai.

S’ensuivra durant les semaines suivantes un accroissement des tensions et une poursuite du bras-de-fer entre membres de l’OPEP+ emmenés d’un côté par Riyad et, de l’autre, par Moscou. L’échec répété des négociations laissera les analystes et les observateurs internationaux prédire la mort de l’OPEP+ [22].

Finalement, le 12 avril, après quatre jours de négociations parfois tendues - les prémices d’un accord entre Riyad et Moscou seront, pendant quelques heures, rendus caduques par l’opposition de Mexico [23] -, les membres de l’OPEP+ se sont accordés autour d’une diminution collective de la production à hauteur de 10 millions de barils en moins par jour durant les mois de mai et juin. Le changement de position de Moscou, qui refusait une diminution de 1,5 millions de barils par jour le 6 mars mais en accepte une de 10 millions le 12 avril, s’explique en très grande partie par l’aggravation exponentielle du COVID-19 entre ces deux dates, tant dans sa propagation que dans ses conséquences sur la société et l’économie.

La diminution prévue dans cet accord représente près de 10% de la production mondiale de pétrole. Certains analystes estiment qu’au vu du contexte économique actuel lié à la pandémie, ce chiffre pourrait s’approcher en réalité des 20% [24]. Quoiqu’il en soit, l’accord a été salué par les places boursières. Dès l’annonce de celui-ci, quelques heures avant l’ouverture des bourses asiatiques, le Brent a cru de 5% pour atteindre 33,08 dollars le baril.

Si l’accord est toujours en vigueur aujourd’hui et n’a pas été remis en question, la problématique de son application réelle a été soulevée : plusieurs membres de l’OPEP+, parmi lesquels la Russie, sont accusés de ne pas avoir autant diminué leur production de pétrole qu’ils s’étaient engagés à le faire le 12 avril. En effet, plusieurs analystes ont observé les plannings de transports de pétrole brut russe prévus pour le mois de mai, et conclu que ces derniers laissaient à penser que la Russie ne comptait diminuer sa production que de 600 000 barils par jour [25]. Les analystes expliquent que la Russie rencontrerait des difficultés à diminuer aussi drastiquement sa production sans endommager ses capacités productives. En effet, la majorité des puits de pétrole russe seraient vieux et fortement usés, les rendant ainsi nettement moins aisés à fermer puis rouvrir que les puits modernes du Golfe persique : un tel processus ne serait pas seulement coûteux mais risquerait aussi d’endommager fortement les infrastructures pétrolières et se montrerait dommageable, à terme, pour les capacités productives russes [26].

La crise que connait aujourd’hui le secteur pétrolier revêt ainsi plusieurs facettes : inédite et fortement médiatisée, la crise sanitaire liée à la pandémie du COVID-19 a couvert la crise géopolitique, plus discrète mais lourde aussi en conséquences, que les tensions au sein de l’OPEP+ ont incarné. L’entente cordiale semblant régner dans l’alliance depuis la conclusion du traité du 12 avril devrait certainement durer le temps de la pandémie. La convalescence de l’économie mondiale et le retour d’une demande forte en pétrole, devraient toutefois annoncer de nouveaux bras-de-fer économiques et diplomatiques dans cette organisation internationale.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Entretien avec Francis Perrin : « Cette crise du pétrole est la conjonction de trois facteurs : la lutte contre le Covid-19, l’échec du sommet de Vienne et le changement de la stratégie saoudienne »
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 Les enjeux du pétrole au Moyen-Orient par les cartes
 Entretien avec Michel Faure : Les enjeux énergétiques de l’Arabie saoudite

Publié le 04/05/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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