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Conférence de Henry Laurens, « Les sociétés musulmanes face à l’Europe », mercredi 4 juillet 2012 au collège des Bernardins, dans le cadre du Cycle de L’observatoire de la modernité

Par Astrid Colonna Walewski
Publié le 08/07/2012 • modifié le 05/03/2018 • Durée de lecture : 11 minutes

Le monde musulman, qui vivait comme l’Europe dans des anciens régimes, est condamné par la nature même de l’Histoire à adopter des formes modernes de la société, à entrer dans un processus de destruction de l’ancien régime musulman, tout à fait analogue et même synchronique par rapport à l’évolution européenne. L’émancipation des non musulmans dans la société musulmane au milieu du XIXème siècle en est tout à fait caractéristique. Henry Laurens rappelle qu’en Europe l’émancipation des non chrétiens, c’est-à-dire essentiellement les populations juives, s’était faite au nom des principes énoncés par la Révolution française, donc sur une base individuelle. Il n’en était pas question dans le monde musulman, en raison de la structuration communautaire déjà avancée des populations non musulmanes, ou du fait que ces populations non musulmanes étaient devenues des protégées des puissances européennes dans leurs luttes d’influence. L’édit impérial de 1856, négocié à la suite de la guerre de Crimée entre les responsables ottomans et les ambassadeurs français et britanniques, procédait à une émancipation en termes de communautés. Les non-musulmans étaient structurés en communautés confessionnelles, régies par leurs chefs religieux, et gérées pour les affaires matérielles par un conseil de notables élus.

Henry Laurens démontre un « synchronisme d’évolution » avec l’Europe dès 1856, puisqu’à cette date en Europe les Juifs n’étaient pas totalement émancipés en dehors de la France. En effet, l’émancipation des Juifs en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Italie n’aura lieu définitivement qu’en 1860 avec la suppression des dernières mesures discriminatoires en Europe de l’ouest. Henry Laurens remarque l’influence européenne dans ce passage d’une société qui se définissait en termes de hiérarchie de groupes, comme les anciens régimes européens, à une société se divisant en communautés confessionnelles. La communauté musulmane s’incarnait dans un « califat », terme revenu d’actualité à partir de 1870 et englobant tous les musulmans. C’est pourquoi l’autorité musulmane sunnite ne reconnaissait pas les minoritaires en islam (les druzes, chiites, alaouites, alévis) alors que les non-musulmans étaient reconnus. Dans cette société, la répartition des emplois publics, en particulier les nouveaux emplois créés par les réformes ottomanes, c’est-à-dire les conseils provinciaux et les conseils municipaux, se faisait sur base d’une répartition démographique des communautés, ce qui introduira au XXème siècle le « confessionnalisme politique ».

L’autorité musulmane se réduisit après la grande crise d’Orient, qui dura de 1876 à 1883. Apparut alors un sentiment nouveau, que les auteurs européens appelaient le « panislamisme » et qui exprimait deux choses totalement différentes. D’abord, une reconnaissance des progrès de l’époque. L’année 1869 voit l’ouverture du canal de Suez, les années 1880 sont celles du monde de Jules Vernes, des indicateurs de chemins de fer et de bateaux permettant de faire le tour du monde en 80 jours. Les musulmans de Chine, d’Inde, de Malaisie entraient pour de bon en contact avec les musulmans de l’espace méditerranéen. Le terme de « monde musulman » fit son apparition dans le vocabulaire de l’époque, désignant d’abord le progrès des communications, mais exprimant aussi comme un sentiment de solidarité musulmane face à l’impérialisme européen. Henry Laurens analyse aussi cette affirmation collective d’être musulman comme la délégation de l’étape suivante des progrès de la modernité, c’est-à-dire l’affirmation des identités ethniques à l’intérieur du monde musulman. Ainsi, à partir des années 1860-1870 on commença à parler d’Arabes et de Turcs, et le panislamisme fut un facteur de liaison, d’union entre eux.

Henry Laurens pose la question qui fut alors au cœur du débat politico-intellectuel : s’agit-il d’islamiser les réformes qu’imposent l’Europe et la modernité, ou bien s’agit-il de réformer l’islam ? Les historiens actuels du début du XXème siècle parlent de « politisation de l’islam » à partir des années 1870-1880, particulièrement nette dans le groupe d’intellectuels de la première Salafiya. Ces derniers, des modernistes très différents des salafistes d’aujourd’hui, professaient néanmoins que l’islam devait retrouver sa puissance en retrouvant l’énergie de ses origines. Selon Mohamed Abdou, pendant les croisades, les chrétiens catholiques ont été influencés par l’islam, et la Réforme protestante fut en retour une forme d’islamisation du christianisme. Henry Laurens analyse cette revendication d’être à l’origine des protestantismes comme la revendication d’une modernité, puisque les peuples les plus modernes à la fin du XIXème siècle étaient les peuples protestants.

Au début du XXème siècle, ce débat se scinde en deux tendances antagonistes. La première est le « modernisme musulman », qui admet des transformations sociales, comme l’émancipation des femmes, en leur donnant une nature musulmane. La seconde est un mouvement réformateur qui devint de plus en plus conservateur dans les années de l’entre-deux-guerres pour rejoindre le wahhabisme, doctrine musulmane héritée du Moyen Âge, et conduire à l’émergence du mouvement des Frères musulmans à la fin des années 1920.

Henry Laurens examine le discours européen sur l’islam, qui à l’origine, dans la pensée des Lumières, était celui de la civilisation en marche, avant de faire place à partir de 1830 à la notion de civilisation en tant qu’état culturel : non plus une civilisation comme moteur de l’histoire, mais des civilisations. Des penseurs européens opposèrent alors la civilisation occidentale, dotée d’une capacité de création perpétuelle, à toutes les autres civilisations du monde, restées figées après leur élan initial. Si le discours européen de la première moitié du XIXème siècle entrevoyait un rattrapage rapide des sociétés non-européennes sur les sociétés européennes, dans la seconde moitié du XIXème siècle, alors même que le processus de modernisation des sociétés non-européennes a commencé, les Européens se définissaient de plus en plus par un écart croissant, qu’ils justifièrent par une dimension raciale. Henry Laurens souligne un problème fondamental : la domination européenne sur les populations non-européennes dans le monde colonial allait dans le sens contraire du processus d’égalisation et de démocratisation des conditions dans les sociétés européennes. Le schéma colonial reproduisait les valeurs de l’ancienne Europe, celles de l’ancien régime, que l’Europe avait détruites.

Henry Laurens distingue deux groupes dominants dans le monde colonial. Tout d’abord les coloniaux, c’est-à-dire les fonctionnaires coloniaux, militaires ou civils, qui se définissaient de plus en plus comme une aristocratie de service et devaient justice aux indigènes en contrepartie de leur loyauté. Henry Laurens précise que ces deux vertus, justice et loyauté, sont celles de l’époque médiévale, et non celles de la modernité. Ensuite, les colons, qui en masse refoulèrent les populations indigènes et amenèrent un processus extrêmement violent : la colonisation de peuplement. Le colon savait que l’indigène ne souhaitait que son départ, et l’indigène savait que le colon ne voulait que le maintenir en position inférieure. Le danger de bouffées de violence de part et d’autre était donc permanent, en Algérie française comme dans d’autres régions du monde.

La résistance de l’indigène est, selon Henry Laurens, de nature anthropologique. En se réfugiant dans sa religion, l’indigène interdit tout intermariage, ou toute conversion, perçue par le groupe comme une expiable trahison. Dans l’Afrique du nord française, celui qui passait au statut européen était exclu de la communauté musulmane. Le colon refusait tout autant que l’indigène ne devienne européen, parce qu’il perdrait sa place, et se façonna une vision raciale du monde, fondée sur la séparation. Au contraire, chez certains individus des deux groupes, se construisit le fantasme de la transgression du passage de l’autre côté, qui devint un grand thème littéraire européen à la fin du XIX siècle, et qui s’exprima au XXème siècle dans l’immense figure tragique de Lawrence d’Arabie. Néanmoins, si le métissage biologique était interdit, le métissage culturel se produisit quasi naturellement. Administrateurs coloniaux et orientalistes étudiaient concurremment la culture de l’indigène. Une petite élite indigène émergea au contact de la pensée européenne et commença à demander des droits au nom des principes politiques européens. Mais globalement, dans la France de la IIIème République comme dans la Grande-Bretagne impériale, les Européens se posaient en Aryens face à la masse sémitique.

Henry Laurens situe l’évolution essentielle dans l’espace ottoman, au début du XXème siècle, lorsque les communautés confessionnelles n’acceptèrent plus le statut de communautés confessionnelles et voulurent devenir des nations. Devenant des nations, elles exigèrent un territoire, et donc de chasser l’autre. Ce mécanisme de « balkanisation » atteignit le centre de l’espace ottoman, l’Anatolie, annonçant les massacres arméniens des années 1890 et la destruction de la chrétienté anatolienne dans les années 1914-1922.

Un autre monde apparu dès 1880-1914 : le Levant. Cette civilisation cosmopolite, qui s’étendait à l’ensemble de la Méditerranée orientale, était un monde d’échange commercial et culturel, dont la seconde langue et langue de communication était le français. Si les Français ont pu être très fiers de voir ce prodigieux mouvement levantin, à tel point que les journalistes français du début du XXème siècle parlaient d’une « France du Levant », Henry Laurens remarque que ce projet ne fut qu’une étape vers les constructions nationales. En effet, les dynamiques de nationalismes qui se mettaient alors en place allaient à l’encontre de ce cosmopolitisme des sociétés levantines. D’ailleurs, si les Français parlaient de France du Levant, les Anglais considéraient que les indigènes qui parlaient le français étaient des êtres faux, héritant de toutes les tares des Français sans aucune de leurs qualités. Par conséquent, les Anglais développèrent un culte de l’authenticité, incarné dans la figure de plus en plus importante à l’époque édouardienne, du noble arabe dans sa tente qui porte toute sa vertu d’authenticité par rapport aux faux-semblants du Levant.

En Orient, la Première Guerre mondiale fut une guerre livrée par les puissances européennes pour le contrôle de l’islam. D’un côté, l’Allemagne soutenait le califat ottoman et essayait de fomenter des révoltes musulmanes dans les empires français et britannique ; de l’autre côté, la France et la Grande-Bretagne s’adonnaient à de sombres manœuvres politiques pour contrer le pangermanisme et contrôler les lieux saints de l’islam. Mais c’est au cours de cette guerre pour l’islam durant la Première Guerre mondiale que les Européens acceptèrent pour la première fois l’application du principe des nationalités à des populations musulmanes. Les Français et les Anglais ont bien soutenu la révolte arabe contre l’Empire ottoman en vue de la constitution d’un ou de plusieurs Etats arabes. Mais Henry Laurens rappelle combien la dynamique historique est complexe. En effet, si les Anglais projetaient la construction d’une grande Arabie sous tutelle, les Français rêvaient d’une grande Syrie qui serait l’extension de la France du Levant à l’intérieur des terres. Les accords Sykes-Picot avaient pour but de délimiter la frontière entre l’Arabie et la Syrie. Il advint en fait que la Société des Nations établit des mandats sur la Syrie et le Liban pour la France, sur la Palestine, la Transjordanie et l’Iraq pour la Grande-Bretagne. Henry Laurens parle de « colonisations à durée déterminées », puisque les mandats devaient se terminer assez rapidement, avec la livraison d’un Etat moderne parlementaire.

Cet héritage a laissé deux ou trois bombes à retardement. Le premier traumatisme durable dans les sociétés du Proche-Orient vient des accords Sykes-Picot, qui imposèrent le cadre territorial des Etats arabes l’extérieur. Le second traumatisme découle de la déclaration Balfour, qui enclencha le drame palestinien. Une troisième bombe à retardement apparu lorsque, durant la Première Guerre mondiale, les ressources de pétrole du Moyen-Orient devinrent des atouts stratégiques pour les grandes puissances impériales. L’espace musulman auparavant pensé comme étant la route des indes, se structura à partir de 1918 comme un espace d’approvisionnement en pétrole des puissances européennes.

Dans l’entre-deux-guerres, le monde musulman paraissait scindé. D’un côté, la Turquie kémaliste adopta une laïcité agressive, mais exclusivement destinée à des musulmans puisque les non-musulmans avaient été éliminés préalablement. Ce modèle kémaliste fut adopté selon des formes variables dans l’Iran de Reza Shah Pahlavi et en Afghanistan. Dans ces pays, les régimes autoritaires essayèrent d’impulser une modernité, symbolisée par le dévoilement de la femme. D’un autre côté, les Etats du Proche-Orient commencèrent à acquérir leur indépendance dans les années 1930, et le discours venant des nationalismes arabes commença à irradier le monde colonial français et accessoirement italien dans le nord de l’Afrique. En tout cas, les symboles de la modernité étaient acquis : l’Iran, la Turquie, l’Afghanistan, l’Iraq et l’Egypte devinrent membres de la Société des Nations en statut d’égalité avec les puissances européennes, et abolirent le symbole même de la domination européenne du XIXème siècle, les Capitulations.

L’Angleterre, qui compris dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, que l’Empire britannique était sur-étendu, commença à entrer dans une logique d’abandon des territoires au profit des réseaux. Le Moyen-Orient des Britanniques de l’entre-deux-guerres était une somme de routes, aériennes, maritimes, pétrolières, ce que les Indes britanniques appelaient les communications impériales, contrôlées par l’Empire britannique en échange de l’indépendance contrôlée des Etats musulmans. En revanche, la France, trop patrimoniale pour pouvoir accepter d’abandonner ses territoires, se durcit à la fin des années 1930 dans la perspective d’une nouvelle guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres, la reconquête par l’intérieur musulman du littoral dominé par les Européens, de l’Egypte à l’Inde, signa la destruction entamée du Levant. Istanbul cessa d’être la capitale au profit d’Ankara, Smyrne fut brûlée, le pouvoir glissa d’Alexandrie sur le Caire, et bientôt Damas exigea de dominer Beyrouth.

Durant la Deuxième Guerre mondiale, les nationalismes musulmans choisirent dans un premier temps les puissances de l’Axe en vue d’obtenir un affranchissement définitif des franco-britanniques. Constatant le naufrage des démocraties dans les années 1930, les pays musulmans se tournèrent vers le modèle nationaliste incarné dans l’Italie fasciste et dans l’Allemagne nazie. Après les grandes batailles de la fin 1942, les sociétés maghrébines virent arriver un autre Occident beaucoup plus puissant, dynamique et riche, un nouveau partenaire occidental annonçant que la fin du colonialisme européen : les Etats-Unis. A l’attraction du modèle nationaliste d’un Etat fasciste, se substitua le modèle américain. La totalité du monde des Etats musulmans indépendants fit partie des Etats fondateurs de l’ONU en 1945 et participa à la conférence de San Francisco. Le Pakistan et l’Indonésie s’y ajoutèrent rapidement, puis la décolonisation d’Afrique du nord se fit avec un temps de retard et de violence, enfin toutes les indépendances furent à peu près obtenues en 1962.

Avant d’aborder les problématiques d’aujourd’hui, Henry Laurens reprend d’abord ses réflexions rédigées en 2008, afin de montrer que l’Histoire évolue très rapidement. En 2008, Henry Laurens concluait que l’indépendance politique du monde musulman ne correspondait pas à une vraie indépendance économique, les projets de développement autocentrés ayant échoués et la rente pétrolière ayant apporté avec elle plus de dégâts que de bienfaits. La question culturelle occupe une place centrale, entre d’un côté un monde musulman plus que jamais ouvert à la culture de masse mondiale, et d’un autre côté un projet de reconstruction identitaire sur une base islamique, fondé sur le rejet de la pensée critique et des nouvelles émancipations occidentales. Comme au XIXème siècle, le modèle occidental reste omniprésent et imprègne de façon non dite l’ensemble des comportements sociaux, même de façon réactive. L’Islam utopique des islamistes n’est pas une religion, mais plutôt un contre-Occident réactif. Cependant, malgré un ressentiment nourrit des épisodes coloniaux largement mythifiés, la culture occidentale et européenne est aussi profondément attractive. En Europe, la peur alimente le ressentiment, et conduit à vouloir enfermer dans leur identité d’origine les musulmans européens tout en regrettant leur manque d’intégration. De surcroît, dans une Europe largement déchristianisée contrairement aux Etats-Unis, la peur de l’islam ne vise pas tellement l’islam en soi que le phénomène religieux quand il passe hors contrôle. Pourtant, si la logique ancienne d’affrontement et d’échange se continue, il y a maintenant une part d’Europe dans la culture, le mode de vie, et la vision de la plus grande partie des musulmans d’aujourd’hui, comme il y a une part de culture musulmane chez une bonne part des Européens en raison même de l’histoire de la colonisation et de l’émigration.

La conclusion 2012 ouvre d’autres perspectives, face à l’interrogation posée par ce qu’on appelle le printemps arabe, c’est-à-dire l’émergence d’une nouvelle génération musulmane « totalement moderne » ou du moins qui contrôle parfaitement les instruments de la modernité comme internet et les réseaux sociaux. Henry Laurens conçoit l’essence même de la revendication du printemps arabe comme une volonté d’être « normal », par opposition à une exception arabe et musulmane qui condamnerait à vivre sous des systèmes autoritaires, dictatoriaux, tyranniques, policiers et corrompus. Le message du printemps arabe est qu’il est normal de vivre dans une société démocratique, peu importe que celle-ci soit d’essence européenne, occidentale ou autre. Il s’agit là de la première révolution dans l’Histoire qui ne soit pas construite sur un projet utopique, mais sur une exigence de normalité.

Publié le 08/07/2012


Après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’université Paris IV Sorbonne, Astrid Colonna Walewski étudie actuellement à l’Université Catholique de Louvain en Master de Relations Internationales. Elle suit des cours de spécialité sur le monde arabe et écrit un mémoire sur la révolution égyptienne.


 


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