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Compte rendu du film documentaire Les Chebabs de Yamourk, de Axel Salvatori-Sinz

Par Louise Plun
Publié le 03/04/2015 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Le réalisateur Axel Salvatori-Sinz

Le réalisateur du film, Axel Salvatori-Sinz est né en 1982. Il arrive en Syrie en 2006 afin de poursuivre des études anthropologiques sur l’engagement de la jeunesse palestinienne réfugiée en Syrie. En cherchant « un endroit où rencontrer des jeunes réfugiés à Damas, je suis arrivé dans le camp de Yarmouk ». Axel Salvatori-Sinz fait alors la connaissance des Chebabs, un groupe de jeunes amis : Al’a, Hassan, Samer, Tasneem et Waed, « pleins d’espérances professionnelles », membres d’un centre culturel de création artistique situé dans le camp, qui leur permet de s’exprimer à travers l’art cinématographique, photographique… « Une amitié est née de par cette rencontre simple […], de par cette envie commune de vivre d’une même passion » [1]. Le réalisateur souhaitait déjà à ce moment « se tourner vers le cinéma ». Cependant, son manque d’expérience le pousse à retourner en France suivre un master de réalisation documentaire. En 2009, il retourne en Syrie, et commence alors le tournage de son premier long-métrage documentaire. C’est l’histoire des Chebabs de Yarmouk, l’histoire d’Al’a, Hassan, Samer, Tasneem et de Waed.

Le camp de Yarmouk

Le film est entièrement tourné en Syrie, dans le camp de Yarmouk, qui fut le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Moyen-Orient, avant sa destruction partielle en 2011. Celui-ci est créé en 1957 par les autorités syriennes, qui en contrôlent l’administration. L’auteur explique qu’il constitue une sorte de « capitale de la Palestine d’Outre-terre », c’est-à-dire un bout de Palestine pour les habitants « qui ne se qualifieront jamais de ‘Syriens’ ou de ‘Palestiniens exilés en Syrie’, mais toujours de ‘Palestiniens’ ». Le camp est construit sur un terrain vague, à distance de la ville de Damas, mais au fur et à mesure de l’accroissement urbain, le camp s’est retrouvé « englobé » dans la périphérie de celle-ci. En effet, en 1955 le territoire qui correspond aujourd’hui au camp était « une terre à louer », qui devait servir de lieu d’habitation temporaire mais qui est devenu durable. Ainsi, « chaque génération qui passe dans ce camp vient construire son étage » d’immeuble, et ceux-ci montent toujours plus haut, puisque l’expansion horizontale n’est pas possible. Axel Salvatori-Sinz raconte que les ruelles portaient les noms des rues de Palestine, qu’à l’entrée du camp se dressaient des arches auxquelles étaient accrochés les portraits de Yasser Arafat et de Bachar al-Assad en guise de symbole. Au sein du camp, la caméra oscille entre espaces clos, les appartements des protagonistes du film et ce qui nous parait l’infinie étendue du camp, filmée des toits de ces mêmes appartements. Le sentiment d’oppression est partout, dans les chambres, sur les terrasses murées, sur les toits, dans le bruit de la ville ou le chant du muezzin. La seule image de liberté est peut-être dans le vol des oiseaux au-dessus du camp. Eux seuls peuvent en effet s’échapper.

http://leschebabsdeyarmouk.com/videos/

Les Chebabs

Comme l’explique l’auteur, « chebabs » ne correspond pas au sens véhiculé généralement dans la presse occidentale, c’est-à-dire celui de ‘combattant de l’Intifada’, le terme « veut tout simplement dire ‘mec’, ‘gars’. Dans mon film, c’est une ‘bande de potes’ » [2]. Ces jeunes gens correspondent à la troisième génération de Palestiniens exilés. Ce sont en effet leur grands-parents qui ont fuit la Palestine. Ces jeunes donc n’ont pas de nationalité, ainsi en témoigne le réalisateur : « ce qui nous différencie, au fond, c’est mon passeport qui me permet d’aller, du jour au lendemain, dans 90 % des pays du monde. » [3] Une scène du film rend compte de la dimension de ce vide identitaire, où les Chebabs sont regroupés autour d’un passeport, obtenu par l’un des protagonistes, qui constitue une opportunité quasiment inaccessible, mais qui souligne également l’extrême paradoxe du positionnement des Chebabs vis-à-vis de Yarmouk. L’un d’eux en témoigne ainsi : « c’est difficile d’écrire sur le camp, d’exprimer notre amour pour ce lieu où l’on a grandi et qui ressemble au pays d’origine. On n’a pas connu notre patrie mais l’on en rêve, la Palestine est le camp et le camp un morceau de la Palestine, tout en lui nous rappelle que c’est un camp, tu lui appartiens et tu ne lui appartiens pas, tu l’aimes et tu ne l’aimes pas ». A la vision de cette troisième génération de réfugiés, viennent s’entremêler les souvenirs et le ressenti de la deuxième génération, comme en témoigne un homme : « dans les années 1970 [dans le camp,] tu sentais l’odeur de la Palestine, l’odeur de la révolution, l’odeur des factions palestiniennes, aujourd’hui tu ne la sens plus ». Le réalisateur explique à l’issue du film la complexité de cette question identitaire. Les Chebabs sont des habitants d’un camp de réfugiés palestinien qui se trouve sur le sol syrien. Si le régime syrien leur octroie la naturalisation et la nationalité palestinienne, en un sens « on leur nie leur droit au retour » sur leur terre de Palestine.

Malgré cet entre deux identitaire, les Chebabs tentent de trouver leur place dans ce monde, dans ce camp. Selon Tasneem et Waed, les deux jeunes filles présentes dans le film, il est possible d’« embellir quelque chose de lourd ». Ainsi, les jeunes Palestiniennes parlent de leur avenir incertain, des enfants qu’elles auront peut-être un jour, se demandant si eux auront le droit à une nationalité, si ils seront les enfants d’un pays.

Mais les Chebabs n’ont foi ni en la Syrie, ni en la Palestine. Comme en témoigne Axel Salvatori-Sinz, lorsqu’il a rencontré les Chebabs, certains d’entre eux étaient engagés dans des centres de militants palestiniens. Mais en 2009, lors de son retour dans le camp, ils ne sont plus militants, déçus par le régime palestinien, et désormais désireux de quitter la Syrie et le camp. Dans le film, des chansons évoquent cependant encore le nom de Che Guevara et, Hassan, un des garçons Chebabs porte toujours à son coup cette éternelle figure de résistance.

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La question de l’armée et du service militaire

Lors du tournage du film, « le fil directeur qui se dessinait face à moi » était la question omniprésente de l’armée, témoigne le réalisateur. Celui-ci explique que cette question avait déjà été soulevée en 2006 lors de son premier séjour dans le camp. En 2009, « le problème du service militaire se répétait », d’une part car les jeunes Chebabs étaient sur le point de finir leurs études, qui leur avaient jusque-là permis de repousser leur départ pour le service militaire, obligatoire en Syrie. « Administrativement parlant, tu ne peux rien faire en Syrie sans ton service militaire » explique Axel Salvatori-Sinz. Ainsi, le film documentaire présente cette impasse dans laquelle se trouvent les jeunes garçons Chebabs. Hassan, voulant se marier, s’est résolu à faire son service, tandis que les autres tentent désespérément d’y échapper. L’ALP, l’Armée de Libération de la Palestine issue de l’OLP, s’est développée et implantée dans chaque pays accueillant des réfugiés palestiniens, dans le but de continuer la lutte contre l’Etat d’Israël de l’extérieur. Bien que les sections de Jordanie ou du Liban aient été supprimées, celle de Syrie demeure et est désormais intégrée dans l’armée syrienne. Elle a pour mission de protéger la Syrie si celle-ci est attaquée par Israël, mais aussi de libérer la Palestine. Cependant, selon les Chebabs, « elle ne libère rien du tout », expliquant ainsi, en plus de leur anti-militarisme, leur refus de rejoindre les rangs de l’armée.

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La révolution syrienne

En 2011, le destin du camp de Yarmouk et de ses habitants bascule avec les événements de la révolution syrienne. En effet, suite à l’agitation populaire des grandes villes comme Damas, les camps de réfugiés situés aux alentours proches deviennent la cible des services de sécurité et de l’armée syrienne, à la recherche d’insurgés. Yarmouk chavire alors dans la révolution à partir de juillet 2012. Le camp est littéralement coupé en deux, d’un côté les partisans du régime syrien, et de l’autre, les opposants au régime. Le camp est ensuite assiégé en été 2013 par l’armée de Bachar al-Assad et est bombardé, et la situation humanitaire se dégrade. L’immunité des Palestiniens du camp vole définitivement en éclat lors de la rupture entre le président syrien et le parti palestinien du Hamas. L’armée syrienne menace alors la population du camp au moyen du slogan « la faim ou la soumission ». Les négociations de Genève I et Genève II, menées par le médiateur de l’ONU, Lakhdar Brahimi, n’aboutissent pas et les Palestiniens oubliés n’obtiennent du médiateur qu’une excuse de cet échec. Le camp de Yarmouk est détruit à 60%, une partie de la population a réussi à fuir, l’autre a péri. Ainsi « les lieux du film n’existent plus, ce qui donne au film un statut d’archive contemporaine » [4] témoigne Axel Salvatori-Sinz.

Les circonstances du tournage

Les Chebabs de Yarmouk a été tourné dans la clandestinité la plus complète. Le réalisateur explique également l’impossibilité pour les protagonistes de parler franchement devant la caméra, de peur des représailles de la part du régime syrien. Par exemple, les Chebabs qui sont restés dans le camp au moment de la révolution de 2011, parlent sur Skype à un ami parti au Chili. Quand celui-ci demande des nouvelles de l’insurrection, ils répondent « il n’y a rien, il n’y a rien ». En effet, le risque était grand pour les protagonistes du film tout comme pour le réalisateur, à la différence souligne ce dernier que lui avait un gouvernement qui en cas de problème aurait pu l’aider. Une scène du film montre cette tension, quand Al’a et Tasneem qui sont filmés a discuter sur le toit d’un immeuble, surprennent le regard insistant d’un voisin sur eux. De plus, comme l’explique Axel Salvatori-Sinz, il avait la responsabilité des images et de la caméra en passant la frontière, mais également une fois revenu en France.

Les Chebabs ont pour la plupart réussi à fuir au Liban. Le réalisateur souligne alors leur statut de réfugiés palestiniens de Syrie au Liban… Après plusieurs demandes de visas refusées pour la France, le film, visionné par le ministère des Affaires étrangères, les leur a obtenu. Al’a, Samer, Tasneem et Waed sont aujourd’hui en France. Hassan quant à lui a été arrêté en 2013, et « est mort le jour de son arrestation ».

Les Chebabs de Yarmouk a remporté le prix du « Regard Neuf » du meilleur premier film, et d’autres prix dans de nombreux festivals. Au delà de la dimension politique qui ne constitue que l’extrême arrière plan du film, Axel Salvatori-Sinz insiste sur la dimension humaine de cette histoire. En effet, le film constitue un témoignage de vie dont la « seule certitude [est] que chaque jour le soleil amène le jour et que chaque jour amène la nuit », mais « quand le destin s’acharne, mieux vaut en rire qu’en pleurer ».

Publié le 03/04/2015


Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.


 


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