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« J’ignore l’impossible, je ne préfère rien à l’éternité, mon pays est ouvert comme le ciel, il embrasse l’ami et efface l’intrus », Je suis le peuple, chanson d’Ouï Kalthoum.
Dans les années nassériennes, l’astre d’Orient Oum Kalthoum chante Je suis le peuple, chanson nationaliste, reprise dans le contexte révolutionnaire de 2011. Anna Roussillon reprend ce titre pour intituler son premier long métrage documentaire. De nombreuses fois primé, (Grand Prix de la Compétition Internationale, Grand Prix du Jury, Prix du public…) Je suis le peuple est né d’une rencontre et d’une amitié entre la réalisatrice, Anna Roussillon et un paysan égyptien habitant un petit village des environs de Louxor, Farraj.
Anna Roussillon grandit au Caire, y apprend l’arabe, puis part vivre en France. En 2009, alors à Louxor pour un projet de film, elle rencontre Farraj avec qui elle se lie d’amitié. De retour à Paris la veille du 28 janvier 2011, baptisé « Vendredi de la colère », elle manque le début de la révolution égyptienne. Le film s’ouvre sur un bref échange Skype entre la réalisatrice et Farraj à propos des récents événements révolutionnaires. Alors que le 11 février 2011, le « Jour de l’Adieu », Moubarak démissionne et que son régime tombe après 18 jours de mobilisation populaire, Anna Roussillon décide de revenir en Egypte, qu’elle rejoint en mars 2011. En effet, contrairement à ce que lui suggère Farraj, elle ne veut pas « regarder [la révolution] à la télé ».
Anna Roussillon s’interroge alors : filmer la révolution de Tahrir ou bien la révolution de Farraj ? Fallait-il prendre de la distance par rapport aux événements ? Être au coeur ou « en dehors » ? C’est avant tout le choix du cadre du tournage qui détermine la pertinence du film. En effet, Farraj habite un village non loin de Louxor, à 700 km au sud du Caire. Il semble à première vue en marge des événements et de la vie politique du pays. Les champs de Farraj constituent un îlot dormant, où règne le calme en opposition à l’effervescence de Tahrir. La campagne est calme et ne brûle pas, incarnant finalement un « contre-champ » de Tahrir, comme l’explique la réalisatrice. Le seul lien avec « l’extérieur » est celui de la télévision, que possède le paysan égyptien, objet central pendant tout le film. « Je voyais Farraj avec les pieds dans la boue de son champ irrigué et la « tête dans la télé », et ce sont ces deux dimensions ensemble qui m’intéressaient » développe Anna Roussillon.
Farraj n’est pas Tahrir, ni la « rue ». Il n’appartient pas à cette nouvelle génération, moteur de la « révolution 2.0 », qui avait déclenché sur Facebook le mouvement « Nous sommes tous des Khaled Saïd » (1) , ni ne fait partie de cette classe moyenne supérieure qui a fait la révolution. C’est un paysan, un fellah. D’une certaine manière, il représente un contre-point sociologique. C’est peut-être en cela qu’il est finalement l’incarnation cinématographique du peuple. Le film constitue ainsi le témoignage du vécu de la révolution : celui d’un homme, d’un village aux antipodes de l’euphorie de Tahrir, même si Farraj aimerait y prendre part : « si j’étais libre, j’irai camper sur Tahrir ».
Ainsi, la réalisatrice questionne le spectateur : comment se transmet une onde de choc faite de tensions, d’affrontements, de revendications, d’espoirs, de colères et d’impatiences ? N’est-on pas finalement confronté, non pas à une révolution, mais à des révolutions ? Ainsi, c’est finalement la maison de ce personnage, le champ, le moulin et le village qui confrontent le spectateur à la réalité, au concret, aux véritables enjeux et significations de la révolution. Farraj et sa famille réfléchissent, raisonnent et argumentent sur ce qui est tangible, palpable, matériel. Ce qui compte pour eux est le prix du gaz, la possibilité de garder la terre, de transmettre aux enfants le moulin nouvellement acquis. Cette réalité est frappante dans les mots de la fille de Farraj, qui n’a pas plus de 10 ans : « Je vais te dire un truc : toute révolution a de bons et de mauvais côtés, plus de mauvais cotés que de bons. […] L’économie est toujours au point mort. Rien ne fonctionne correctement dans le pays. Et puis, toute cette destruction… c’est comme détruire sa maison de ses propres mains. »
Le film est l’occasion de présenter un nouvel espace de parole qui jusqu’ici n’avait jamais été entendu. Spectateurs de la chute du régime de Moubarak qu’ils suivent sur un téléviseur, les villageois sont aussi de vrais révolutionnaires et le film transmet l’ébullition de leurs esprits et de leurs idées. La réalisatrice filme ainsi le cheminement de pensée et de réflexion autour d’un processus politique dans un cadre inexploré. Le village apparait finalement comme un autre coeur du débat et de la vie politique du pays.
Cet espace de parole est également construit autour de la réalisatrice elle-même. En effet, derrière sa caméra, Anna Roussillon incarne un personnage à part entière. Le lien entre Farraj, sa famille et la caméraman est indéniable. Elle prend part au dialogue et au débat politique. Ses échanges avec Farraj sont nombreux. « Ta définition de la démocratie n’est pas la même que la mienne. […] Ta définition est plus élaborée. […] On est à la maternelle de la démocratie. […] Si seulement on pouvait petit-déjeuner ou bien dîner de démocratie » lui dit-il.
Ainsi, Farraj, sa famille, ses amis, la réalisatrice, expérimentent la démocratie. En effet, le tournage du film s’est déroulé sur deux ans et demi, entre janvier 2011 et l’été 2013, des prémisses de la révolution à l’élection du président Morsi le 24 juin 2012 contre Ahmed Chafik, en passant par le jugement de Moubarak. Farraj chante un jour « echaab yourid iskat ennidham » (« le peuple veut le changement du régime »), vote un autre jour pour celui qu’il considère comme le « président du peuple », Morsi, puis soutient son départ. La dernière scène du film est celle du discours du général Sissi, tafwid, le « mandat », du 24 juillet 2013. Il demande à la population de le lui accorder pour combattre en son nom « la violence et le terrorisme ». A ce moment, une coupure d’électricité intervient. Le film s’achève ainsi sur ce hasard troublant, que le spectateur, presque instinctivement, interprète comme une rupture : la fin de la révolution.
« Et les bons côtés ? » de la révolution demande Anna Roussillon à la fille de Farraj. « Que la révolution ait eu lieu, c’est tout. »
Evénement spécial le 12 janvier 2016 à l’Institut du Monde Arabe (75005 Paris) à l’occasion du cinquième anniversaire de la révolution égyptienne. Projection suivie d’un échange animé par Alain Gresh, directeur du journal en ligne Orient XXI et ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, en présence de la réalisatrice, Anna Roussillon et de Farraj Jallal, protagoniste du film, ainsi que de Chaymaa Hassabo, chercheure associée à la chaire d’histoire du monde arabe contemporain du Collège de France.
servicecinema@imarabe.org.
Voir : http://jesuislepeuple.com/projections-evenements/
Lien du site : http://jesuislepeuple.com
Note :
(1) Arrêté à Alexandrie devant un café, torturé par la police jusqu’à la mort. Les réactions à sa mort lancent en juin 2009 « la révolution Facebook »
Louise Plun
Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.
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