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Compte rendu du colloque " Les Rendez-vous de l’Histoire du monde arabe, Première Edition : la ville ", tenu à l’Institut du Monde arabe du 5 au 7 juin 2015

Par Louise Plun
Publié le 09/06/2015 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 19 minutes

Villes arabes, cités rebelles. Table ronde avec Roman Stadnicki, chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Economique, Juridiques et Sociales (CEDEJ), Matthieu Rey, maître de conférences à la Chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, agrégé d’histoire et arabisant ainsi que Mariangela Gasparotto, doctorante au Laboratoire d’Anthropologie Urbaine à l’EHESS, tous trois co-auteurs de l’ouvrage Villes arabes, cités rebelles.

En complément du compte rendu de l’ouvrage publié sur Les clés du Moyen-Orient en mai 2015, il semblait fructueux d’apporter le témoignage des auteurs. Roman Stadnicki rappelle dans un premier temps que Villes arabes, cités rebelles, n’est pas un livre d’histoire, quand bien même celle-ci est convoquée, mais a bel et bien pour objectif d’expliquer la société des villes arabes et d’améliorer la connaissance de l’urbanité dans cette région à l’heure des changements et de l’intensification des conflits. Les villes arabes sont ainsi présentées comme les « théâtres », les « réceptacles », mais aussi comme les « déclencheurs » des événements de la région. Dès lors, une connaissance de ces villes permet une meilleure compréhension de ces changements.

Villes en révolution. Débat avec Delphine Pagès El Karoui, maître de conférences en géographie à l’INALCO, Mona Abaza, professeur de sociologie à l’Université américaine du Caire (étude notamment des graffitis urbains), Hela Ammar, artiste visuelle tunisienne (travaille notamment sur la représentation des identités féminines, auteur du livre Corridors publié chez Cérès Editions, Gilles Gauthier, ancien Ambassadeur de France au Yémen et ancien Consul à Alexandrie. Débat modéré par Abdennour Bidar, philosophe, animateur de l’émission « Cultures d’Islam » sur France Culture.

Ce débat met en avant la tension existante entre l’imagerie que représente le désert, et la réalité incarnée par les villes. En effet, ce débat sur les « villes en révolutions », met en relief la justesse du terme de « printemps arabes » puisque les villes arabes, égyptiennes et tunisiennes notamment, ont, en 2011, fleuri en tant que véritables théâtres urbains et « agoras citadines ». Elles en portent aujourd’hui les traces à travers les graffitis réalisés sur les murs des villes, qui sont en quelque sorte l’incarnation des inspirations et des utopies apparues lors de ces événements, et à travers les noms des places publiques, devenus symboles de la révolution, tel que le nom de Tahrir. Il est dès lors possible de se demander comment ces graffitis sont devenus une petite part de l’espace public, en tant qu’expression des sentiments et aspirations populaires, et comment, dans une plus large mesure, la place publique est devenue le coeur révolutionnaire de la ville arabe.

En effet, l’art urbain est la représentation de la réappropriation de l’espace public, auparavant confisqué, par les artistes mais également par les citoyens. C’est ainsi que des graffitis rendant hommages au peuple tunisien, sont venus remplacer les portraits omniprésents de l’ancien président Ben Ali. Cet art urbain représente également le chemin vers la démocratie puisque l’espace public devient un lieu, d’abord de réappropriation, puis de confrontation, puisqu’à travers le dessin, une multitude d’idées s’exprime et donne ainsi naissance au débat.

Photographie d’un graffiti proposé dans le diaporama lors de la conférence

Au coeur de la conférence, surviennent les notions d’utopie et d’espoir. En effet, au vue du désenchantement actuel face à la situation des pays ayant fait la révolution, ces noms et ces graffitis incarnent un moment où tout était possible. « Soyez réalistes, demandez l’impossible », tel fut un des slogans scandé dans les rues égyptiennes en 2011. « Qu’est-ce qui est apparu possible ? » demande Abdennour Bidar, « la possibilité de rêver au sein d’un espace public conquis » répondent les intervenants.

De plus, à l’heure de ce désenchantement, l’art urbain entretient la flamme de la révolution. En effet, une des questions du débat est celle de l’essoufflement de la portée révolutionnaire. Ne serait-ce finalement qu’un « feu de paille », selon l’expression de Gilles Gauthier, un feu qui ne trouverait pas matière pour se nourrir et perdurer ? Lors du premier anniversaire de la révolution égyptienne, le slogan entendu était en effet « ce n’est pas une commémoration mais une révolution ». Se pose alors la question de ce qui a été perdu depuis les événements révolutionnaires, mais également de ce qui a été acquis. A cela, les intervenants répondent que l’idée de liberté est désormais assimilée, mais également la conscience de la possibilité pour un peuple, de renverser un régime. Reste ensuite à faire la part entre le mythe révolutionnaire et la réalité.

Ces villes que l’on massacre. Débat avec France Desmarais, directrice des programmes à l’ICOM (International Council of Museums), Béatrice André-Salvini, Conservatrice générale du patrimoine, et ancienne directrice du département des Antiquités au musée du Louvre, Véronique Grandpierre, chercheur associé au Laboratoire Identités, cultures et territoires à l’université Paris-Diderot, Hosham Dawod, anthropologue, chercheur au CNRS et ancien directeur de l’antenne de l’Institut français du Proche-Orient en Irak. Débat modéré par Bernard Géniès, Grand reporter à L’OBS.

Ce débat a été inspiré par les images des destructions des sites archéologiques antéislamiques, diffusées au cours des dernières semaines. Pourquoi ces destructions ? Quelles en sont les implications et les significations ? Quelles en sont les conséquences pour le patrimoine irakien ainsi que pour le patrimoine mondial ? Et quelles sont les possibles mesures à prendre pour la protection de ce patrimoine, mesures pouvant être prises par les musées nationaux ou par les organismes internationaux ?

Béatrice André-Salvini souligne dans un premier temps que ce processus de destruction dont nous sommes les témoins aujourd’hui, n’est en aucun cas une situation nouvelle. En effet, en Irak et en Syrie notamment, pillages et exactions ont commencé depuis longtemps, il y a 35 ans environ lors de la Guerre Iran-Irak (1980-1988). A ce premier conflit suit la Première guerre du Golfe déclenchée par l’invasion du Koweït par l’Irak, de 1990 à 1991. C’est à cette date que débute l’embargo qui a eu des conséquences dramatiques pour la population irakienne, qui par manque de moyens et nécessité de survie a eu tendance à reléguer la conservation de son patrimoine au second plan. Survient en 2003 la guerre d’Irak avec l’intervention américaine dans le pays. Béatrice André-Salvani rappelle à cette occasion les « journées noires » d’avril 2003 où la population s’est ruée sur le Musée de Bagdad, alors victime du pillage d’environs 30 oeuvres ainsi que de ses réserves (environs 15 000 objets). « A chaque guerre le musée est empaqueté dans des caisses » explique l’intervenante, ce qui provoque la perte de certains objets et l’endommagement d’autres.

Dans un deuxième temps, les intervenants rappellent que la civilisation de la Mésopotamie concerne l’ensemble de l’humanité, puisque sa région a vu naitre l’écriture mais également les premières villes. En effet, les agglomérations existent depuis longtemps, mais la ville et la notion de phénomène urbain sont liées à la naissance de l’Etat, qui remonte à environ 3 500 avant Jésus-Christ. La Ville d’Uruk, située dans le sud de l’Irak, témoigne de ce phénomène évolutif. C’est le passage d’une civilisation basée sur une économie familiale à une économie hiérarchisée nécessitant de nouveaux moyens de communications. Débute alors le cercle vertueux dont l’origine résulte d’un besoin de communication, pour accoucher ensuite de l’écriture, puis de la naissance de l’histoire. La ville d’Uruk laisse dès lors son empreinte pendant des millénaires.

Aujourd’hui, l’Etat islamique cherche donc à « éradiquer la sève d’un peuple ». Néanmoins, les spécialistes soulignent qu’il est impossible d’éradiquer une civilisation qui s’est autant propagée et qui a autant rayonné et rayonne encore aujourd’hui. De plus, villes mésopotamiennes n’ont pas encore révélé tous leurs trésors.

Les Milles et Une Nuits et les Villes. Conférence mettant à l’honneur Jean-Claude Garcin, historien et spécialiste du Moyen-Orient médiéval

Il est nécessaire de souligner l’originalité de l’écriture de Jean-Claude Garcin qui se situe sur la ligne de partage entre le territoire des historiens et le versant orientaliste. Après avoir travaillé pour l’Institut français d’archéologie orientale de 1962 à 1967, puis de 1970 à 1972, il enseigne à Alger, au département d’histoire en français et en arabe. Il devient par la suite professeur des Universités à Aix-en-Provence. Il est également l’auteur d’Etats, sociétés et cultures du monde médiéval, publié aux Editions Nouvelle Clio en 2000.

La conférence tenue à l’Institut du monde arabe était dédiée à la présentation de l’ouvrage Pour une lecture historique des Mille et une nuits, paru en 2013 aux Editions Actes Sud, permettant ainsi d’aborder le thème de la ville sous le prisme du conte. En effet, les contes des Milles et Une Nuits fascinent par leur récits extraordinaires, le lecteur pouvant presque sentir les épices des marchés arabes, entendre la musique des palais et apercevoir les parures multicolores des personnages. Cependant, d’un point de vue plus historique et scientifique, les contes sont également les témoins des évolutions urbaines à l’époque médiévale. Trois villes principales apparaissent dans les Milles et Une Nuits : Damas, Le Caire et Bagdad, toutes trois traitées différemment. Damas, l’ancienne capitale des Omeyyades, demeure une ville « implicite » dont les princes inspirent les personnages des contes mais qui reste mystérieuse. Le Caire, capitale des Mamelouks, est décrite scrupuleusement malgré quelques erreurs d’orientations de la part des auteurs anonymes. Ainsi, les contes des Milles et Une Nuits permettent de suivre les évolutions urbaines, des espaces ainsi que des mentalités de l’époque. Bagdad quand à elle est la ville la plus souvent mentionnée, du fait de son prestige à l’époque médiévale, étant l’ancienne capitale abbasside à l’époque de l’apogée de cette dynastie qui régna de 750 à 1258 sur l’Empire musulman. Cependant, les descriptions de la ville relèvent plus de l’imagination que de la réalité. En effet, dans le cas de Bagdad, le rêve l’emporte sur l’exactitude historique puisque autour de la ville s’est enveloppée une dimension extraordinairement mystérieuse, se muant presque en un mythe. Les contes des Milles et Une Nuits se révèlent cependant très précieux pour l’étude des villes, puisqu’ils constituent des témoignages des aspects architecturaux urbains, des rapports sociaux, des attitudes mais également des particularités urbaines.

Chiites / Sunnites : une nouvelle guerre de trente ans ? Débat avec Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS, spécialiste du Moyen-Orient contemporain et auteur de l’ouvrage Le Piège de Daesh, L’Etat Islamique ou le retour de l’histoire. Etaient également présents Bernard Haykel, Professeur d’études Proche-Orientales à l’Université de Princeton, Hosham Dawod, anthropologue, chercheur au CNRS, ancien directeur de l’antenne de l’Institut français du Proche-Orient en Irak, ainsi que Sara Daniel, Grand reporter, chef du Service étranger de L’OBS qui modérait le débat.

En guise d’introduction, Sara Daniel rappelle que le thème de l’opposition chiite/sunnite occupe actuellement beaucoup les médias puisque cette problématique constitue un « tropisme qui s’accélère ». En effet, la journaliste prend pour exemple ce qui s’est passé le 4 mai 2015 au siège d’al Jazeera, la chaîne de télévision qatarie, où était diffusée une émission portant le nom de : A contre sens, sur le thème Faut-il exterminer tous les alaouites de Syrie ?, les alaouites étant considérés comme responsables de la guerre qui persiste en Syrie depuis 4 ans. De plus, les événements récents montrent bien l’effritement toujours plus rapide de la cohabitation entre les sunnites et les chiites. En effet, ces dernières semaines, deux attentats au Nord Est de l’Arabie saoudite ont touché des mosquées chiites ; la guerre fait rage au Yémen contre les Houtis ; la situation en Irak continue à se dégrader.

Dès lors, une question se pose : « quelle est l’origine de cet antagonisme présenté comme irréductible et est-il vraiment irréductible ? »
Bernard Haykel débute sont intervention en rappelant l’origine du clivage entre sunnites et chiites au lendemain de la mort du prophète Muhammad, les deux communautés s’opposant en effet sur les modalités de succession du messager de Dieu. « Cette opposition s’est cristallisée au cours dès années à partir d’une élaboration théologique et juridique au cours des années, faisant d’elles deux sectes réellement différentes. » A travers l’histoire, les deux communautés se sont affrontées à l’époque omeyyade et abbasside jusqu’au XIIIème siècle, sous les Safavides au XVIème siècle puis sous les Ottomans. Dès lors, il est désormais possible de se demander si les temps actuels ne vivent pas une troisième grande phase de conflit au sein de l’islam, et plus précisément entre chiites et sunnites.

Pierre-Jean Luizard expose pour sa part les raisons modernes et contemporaines qui opposent aujourd’hui les deux communautés, puisque « le dogme chiite a évolué au-delà de tout ce que l’on aurait pu penser par rapport à ce qui étaient les fondements du chiisme autour de l’idée de l’occultation du douzième imam qui a, pendant des siècles, permis à cette communauté chiite duodécimaine d’échapper à la concurrence lors de la succession de chaque imam. Le douzième imam devenait jusqu’au jour de sa réapparition l’unique autorité religieuse et temporelle. » De plus, le chiisme a interjeté au fils des siècles des notions rationalistes (mutazilisme) et fait de l’ijihâd (effort de réflexion), c’est-à-dire l’interprétation des textes sacrés par la raison, une obligation, lors de la révolution de la pensée chiite au XVIIIème. En outre, le chiisme s’est développé au moyen d’un « processus de cléricalisation » plaçant ainsi la communauté chiite en discordance par rapport à la communauté sunnite qui est quand à elle restée attachée aux Etats, alors que le clergé chiite restait indépendant des autorités politiques.

Ces trajectoires différentes et contradictoires n’expliquent cependant peut-être pas à elles seules l’opposition entre les communautés. En effet, Pierre-Jean Luizard l’explique par « une différenciation sociale au sein du monde arabe bédouin » comme c’est le cas en Irak, à Bahreïn ainsi qu’en Arabie saoudite. « Une hiérarchie sociale qui a fait des tribus sédentaires ou sédentarisées les obligées de ceux qui avaient gardé une forme de mobilité et dont la puissance résidait non pas dans le travail de la terre mais dans l’usage des hommes. » La communauté chiite a entamé un processus d’émancipation vis-à-vis de l’Etat, et « c’est aujourd’hui ce processus d’émancipation qui est reçu comme une menace de la part des régimes sunnites en place et de la part des sociétés elles-mêmes. C’est là quelque chose de nouveau aujourd’hui par rapport aux autres fitna que les deux communautés ont vécu au cours de l’histoire. » En effet, le conflit n’oppose pas simplement les dirigeants des communautés mais les communauté elles-mêmes et cela « va rendre la coexistence sous une même institution très difficile dans les années qui viennent. »

Sara Daniel rappelle par la suite qu’il ne faut cependant pas oublier les clivages dogmatiques et théologiques existant au sein des deux communautés. En effet, il est possible d’observer une pluralité dans le chiisme qui comprend trois courants historiques différents. Les chiites duodécimains représentent 80 à 85% de la communauté chiite et croient en l’arrivée prochaine du douzième imam. Cependant, ils se divisent eux-mêmes sur la question suivante : « faut-il gouvernent la oumma en l’absence du prophète ou faut-il la laisser s’auto-gouverner ? » s’interroge Hosham Dawod. Ce dilemme scinde la pensée chiite par rapport à la notion de gouvernance entre les ayatollahs quiétistes, partisans de la non intervention du religieux en politique, les ismaélites et les zaïdites dans la région du Yémen. La force du chiisme en général est de nature géographique, puisque courant la Perse et l’Irak dans leurs majorités.
Hosham Dawod souligne ainsi la complexité de la situation et compare cette dernière à des conflits qui s’emboitent dans la région du Moyen-Orient, « c’est comme une série de verres en plastique avec des couleurs différentes, vous les mettez l’un sur l’autre mais ce que vous voyez n’est que le dernier verre qui cache tout, mais cela ne veut pas dire que ce qui est à l’intérieur n’existe pas ». En effet, l’anthropologue rappelle que le conflit chiite / sunnite vient s’ajouter aux nombreux conflits qui déstabilisent la région.

Bagdad le rêve et la guerre. Débat entre Gabriel Martinez-Gros, professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, Vanessa Van Renterghem, professeur à l’INALCO et spécialiste de l’histoire sociale urbaine du Proche-Orient médiéval (Xème – XIIIème siècle), Caecilia Pieri, responsable de l’Observatoire urbain de l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth, ainsi que Françoise Micheau, Professeur émérite d’histoire médiévale des pays d’Islam à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. La modératrice de ce débat est Valérie Hannin, directrice de la rédaction de la revue L’Histoire.

Bagdad, ce mot insuffle à l’Occident un imaginaire sans limite. Cet imaginaire se raccroche au mythe de cette ville arabe depuis 1704, date à laquelle Antoine Galland, [2], envoyé à Istanbul par le Roi Soleil, ramène et traduit les contes des Milles et Une Nuits. « La ville est ainsi entrée dans notre imaginaire et n’en est jamais sortie » nous dit Valérie Hannin. Pour ce qui est de la réalité, c’est en 762 après Jésus-Christ que le calife Al-Mansour fonde Bagdad. Mais pour quelle raison ? En effet, pourquoi ne pas s’installer dans la capitale des Omeyyades, Damas ?

« A une nouvelle dynastie il fallait une nouvelle capitale » répond Françoise Micheau. En effet, la révolution abbasside met fin au pouvoir des Omeyyades, exécutés dans leur quasi totalité, et une propagande vise à discréditer le pouvoir omeyyades, en présentant ses dirigeants comme des « usurpateurs » du pouvoir. Ainsi, il était impensable pour les Abbassides de s’installer dans leur capitale, Damas. Le calife Al-Mansour devient le second calife de la dynastie des Abbassides en 754 et décide de faire construire une nouvelle capitale digne du prestige de sa dynastie, en Mésopotamie. L’historien et géographe arabe Al-Yaqubi, qui vit une centaine d’année après Al-Mansour, témoigne dans son Livre des pays, qui reste néanmoins une reconstruction littéraire, le récit de la fondation et du choix du lieu : « par Dieu c’est bien la ville qu’aux dire de mon père je dois fonder et où règneront mes descendants ». Le site a donc été choisi par Dieu, cependant, en tant qu’historien il est intéressant d’aborder la question d’une manière plus rationnelle et historique. Gabriel Martinez-Gros explique que les Abbassides s’attèlent à reconstituer des formes et une géographie impériales qui avaient déjà existé avant eux, puisque leur nouvelle empire reprend les frontières de l’Empire achéménide ou l’Empire des conquêtes d’Alexandre le Grand. C’est donc un espace qui a déjà constitué le territoire d’un empire jusqu’à sa conquête par Rome, qui « renvoie vers l’Orient, l’Irak et l’Iran » en incluant l’Egypte. L’Empire romain coupe en effet en deux la géographie impériale alors que l’islam reconstitue celle-ci et retrouve en cela le centre du pouvoir. Bagdad est un centre impérial oriental alors que Damas et le projet omeyyade correspondaient à une conception méditerranéenne. Selon Al-Yaqubi l’« Irak, (est) le centre de ce monde, le nombril de la terre ». A ce centre du monde, il fallait une cité palais ronde qui illustrerait le centre du monde puisque seule une inscription dans un cercle permet au calife, dont le palais est au centre de la ville, d’être à équidistance à la fois des quatre portes de la ville qui donnaient sur les quatre régions de son empire (Koufa, Syrie, Basra, Khorassan) et de ses sujets. Selon le principe grec d’isonomia cela revient à placer le calife au centre du monde. Ainsi, comme en témoigne Al-Yaqubi « la ville ne pouvait être carrée ». Le calife vivait isolé des regards et de la population, ce qui entretenait le mythe du souverain et inspirait la crainte et le respect. Même si la ville ronde frappe l’imaginaire, il est dommage de réduire la ville de Bagdad à la cité palais. En effet, tout autour de la demeure califale s’étendaient les quartiers de la ville, constituant ainsi la vraie ville de Bagdad. Une ville caractérisée par son cosmopolitisme, à la fois confessionnel, ethnique et linguistique, où cohabitent les voyageurs, les commerçants mais également les savants. La ville est en effet connue pour être celle du savoir. En effet, la ville accueille une intense activité culturelle liée en partie à la présence du calife et de sa cours, qui s’intéressent aux sciences et aux arts et en deviennent les mécènes. De plus, c’est à Bagdad que l’on trouve la Maison de la Sagesse, qui se dit en arabe bayt al-ḥikma et qui concentre les ouvrages, les savoirs, les savants mais également les progrès et les avancées dans différents domaines : astrologie, mathématiques (introduction du 0), théologie rationnelle…

Mais alors, pourquoi avoir abandonné la ville ronde comme centre du pouvoir et du califat ? Dans un premier temps, d’autres cités palais furent construites dans Bagdad par les califes succédant à Al-Mansur, comme marques de leur propre règne, à l’image du Palais de l’Eternité. De plus, à cause d’une guerre fratricide pour le titre de calife, qui conduisit au siège de la ville et à l’endommagement de celle-ci, les souverains de l’Empire s’installèrent à Samarra à une centaine de kilomètres au nord de l’ancienne capitale. Samarra existe encore à l’inverse de Bagdad. Elle constitue un des plus grands champs archéologiques existants, s’étalant sur 50km de ruines du Nord au Sud. En 892, Bagdad retrouve son rôle de capitale.

En 1258, l’invasion Mongols et le siège de la ville de Bagdad conduisent à sa destruction. Les intervenants font alors un bond dans le temps pour reprendre l’histoire de la ville au XIXème siècle. En effet, Bagdad va connaitre le destin d’une capitale moderne puisque à partir des années 1850 elle connait une vague de modernisation sous les réformes ottomanes, les Tanzimat. Vient par la suite l’époque mandataire britannique. Cependant, en 1927, l’Irak découvre une partie de ses ressources pétrolières et en 1932, le pays devient indépendant vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Les années 1930 sont marquées par une poussée modernisatrice, du fait de l’indépendance, et du fait de la renégociation de la gestion des ressources pétrolières irakiennes avec les compagnies anglaises. Bagdad devient un véritable « laboratoire de modernité urbaine ». La capitale est vue « comme un facteur d’attraction pour les étrangers et à partir de 1955 on lance des compétitions architecturales internationales », nous dit Caecilia Pierri. On trouve parmi les participants au projet Le Corbusier dont les plans pour une cité olympique n’ont finalement jamais pris vie, à l’inverse cependant de ceux de son gymnase ; Walter Gropius dont l’équipe conçoit et construit l’université de Bagdad entre les années 1970 et 1985. Le pays accueille également Werner March, ancien architecte d’Hitler et son projet de construction du musée nationale archéologique d’Irak qui est encore debout. Bagdad devient « une sorte de modèle » pour les architectes, un « facteur d’attraction ». De plus à partir des années 1960, se développe à Bagdad une école d’architecture irakienne. Les architectes partis à l’étranger reviennent et se mettent à construire une architecture qui est trop peu connue, puisque l’Irak a longtemps été un pays fermé. On connait donc mal cette architecture exceptionnelle qui, en maniant la brique, le béton et la céramique, donne un caractère très particulier à l’Irak.

Gymnase de Bagdad, Le Corbusier
Source : http://ifpo.hypotheses.org/3706

A partir de la prise du pouvoir du parti Ba’th, l’urbanisme n’a plus été construit de la même façon. On a fait appel à des urbanistes polonais et la ville a été conçue par quartiers construits en bordure de Bagdad en fonction des professions : officiers, médecins… ce qui fait qu’il y a une très grande différence entre le centre de Bagdad où se trouvent les tentatives les plus audacieuses, et une ville qui se développe de manière très horizontale. A partir des années 1960, 1980 les classes urbaines moyennes commencent à quitter ce centre et Bagdad perd de son cosmopolitisme.

Dans les années qui suivent, la ville de Bagdad souffre de l’embargo décidé par la résolution 661 de l’ONU, à la suite de la guerre du Golfe. Cette situation a aboutit à un appauvrissement et à un départ de la population. Après 13 ans d’embargo, la guerre touche la ville et la détruit sans la détruire, au moyen des bombes chirurgicales. De plus, la confessionnalisation du conflit chiite / sunnite abouti à une pratique impossible du quotidien urbain, et Bagdad perd son caractère de coexistence qui était la caractéristique de la ville jusqu’en 1991.

« Est-ce alors la fin du rêve ? » interroge Valérie Hannin. La ville s’enferme dans un processus de walling strategy, qui consiste à construire autour de certains quartiers dangereux des murs entourant totalement les quartiers : on protège, on isole et on exclut, ce qui correspond à la définition de la ghettoïsation. La ville serait-elle alors une ville morte ? Bagdad a, de manière flagrante, régressé à un statut de ville pré moderne. Le débat s’achève par une anecdote racontée par François Micheau. Un traditionniste du IXème siècle recevait un jour un homme qui se narguait d’avoir parcouru le monde. Le traditionniste lui demanda « avez-vous visité Bagdad ? », « ah non » dit le globe-trotter, « alors, lui dit le traditionniste, vous n’avez pas vu le monde ».

 Syrie : les revers d’une révolution. Table ronde avec Ziad Majed, professeur à l’Université Américaine de Paris, Hala Kodmani, journaliste et Farouk Mardam-Bey, historien et éditeur. Cette table ronde est l’occasion de présenter les ouvrages suivant : Syrie, la révolution orpheline, paru en 2014 aux Editions Actes Sud, de Ziad Majed et La Syrie promise paru en 2014 aux Editions Actes Sud de Hala Kodmani.

Farouk Mardam-Bey débute la table ronde en proposant une rapide vue du travail des auteurs et intervenants : Ziad Majed traite dans son ouvrage de l’ensemble de la situation en Syrie avant la révolution et jusqu’à 2014, il décortique le régime syrien et ses mécanismes, les tenants et enjeux de la situation régionale et internationale, puis aborde la créativité littéraire artistique en Syrie durant les années de conflit. Hala Kodmani raconte sous la forme d’une correspondance fictive avec son père décédé, le quotidien de la France. Ce projet initial porté sur le pays français change radicalement lorsque les révolutions des printemps arabes appariassent. Dès lors, la « correspondance s’enflamme ».

Ziad Majeb rappelle que le conflit syrien est une question complexe et souvent mal traitée par les médias occidentaux. Pour lui, le compte rendu du « sensationnel » ainsi que de la « violence spectaculaire » maltraite le compte rendu de l’exactitude et de la réalité du terrain. Après un retour sur les causes et le déroulement de la révolution syrienne en 2011, l’intervenant souligne que les manifestations et les événements syriens « n’ont pas suscité la même attention que les autres révolutions ». Il explique ceci par la propagande active du régime évoquant des principes chers à l’Occident : laïcité, progressisme, résistance contre les Etats-Unis et Israël (ce dernier touchant un public anti-impérialiste). Autrement dit, ce vernis de valeurs a permis ne pas réaliser l’ampleur des massacres. De plus, « l’islamisation » du conflit et l’arrivée sur la scène syrienne du nouvel acteur qui n’est autre que l’Etat islamique a « brouillé les pistes ». Mais il ne faut pas oublier, selon Ziad Majeb, que l’Etat islamique est responsable de la mort de 3 à 4000 civils, tandis que le régime est responsable de la mort de 400 000 d’entre eux.

Au cours de la conférence, les intervenants insistent vivement sur le fait que le peuple syrien est abandonné par la Communauté internationale. Dès lors, la seule chose qui peut garder l’espoir d’un avenir syrien est de ne pas oublier le sort de ce pays. Ainsi, il a semblé tout à fait pertinent, dans le but également de ne déformer aucun propos, de laisser dans ce compte-rendu la pleine parole à Hala Kodmani, pour nous parler de la Syrie, un pays qu’elle connait, se rendant régulièrement sur le terrain du fait de sa nationalité syrienne. « Je m’intéresse au sort des Syriens, non pas à celui des combattants. Le grand absent quand on parle de la Syrie est les Syriens. Malgré les chiffres, les récits de la vie quotidienne des Syriens sous les bombardements quotidiens ne sont pas présents, car les journalistes occidentaux ne peuvent plus se rendre sur place, à cause des risques. (enlèvements…) Même dans les zones contrôlées par des formations militaires plus raisonnables, ils ont peur. Cela se reflète dans la couverture médiatique que l’on suit en France, à l’inverse, du côté du régime se développe une véritable offensive de l’information publique, via l’invitation de journalistes sur place qui ne sont rien d’autre que des journalistes encadrés… Ils réalisent des reportages de relation publique avec le régime.
Que voit-on en Syrie ?
Alep par exemple, ville historique, n’est pas complètement détruite. Mais ce qui semble important, c’est le sentiment de l’abandon du monde que ressentent les gens qui vivent cette situation, une amertume qui n’est même plus une révolte, « qu’est ce que fait le monde ? » demandent-ils. C’est le fatalisme total désormais. Le peuple syrien ne compte plus, ne compte pas. C’est le message des gens ordinaires qui reçoivent des bombes. Je me souviens lorsque la communauté internationale ne bougeait pas face au tir du régime sur les manifestants, ces derniers scandaient : « Dieu nous n’avons que toi », mais Dieu n’est pas présent pour eux. « On ne peut s’en remettre à personne ». Cette situation explique un très grand retour au religieux chez les gens perdus. C’est difficile de faire entendre autre chose, d’autant plus que les démocraties (occidentales) n’ont rien fait. Il n’y a aucun modèle donné auquel les gens peuvent croire. On observe donc un retour sensible vers le religieux. On assiste au départ des jeunes démocrates qui ne peuvent plus être sur le terrain, car ils ne veulent pas prendre les armes avec les islamistes. On retrouve ces jeunes dans les pays proches, au Liban, en Turquie… Cela me redonne espoir de voir combien ces citoyens n’ont pas abandonné. Une société civile se réveille : même dans l’impossibilité, à cause des violences, de rester sur place, elle continu à faire pour les autres. Ces jeunes démocrates font preuve d’une vitalité exceptionnelle. [On peut citer également] le travail des femmes sur le terrain dans l’éducation. On voit les initiatives sur le terrain. Les anciennes institutrices reviennent pour rassembler les enfants qui continuent de rire entre deux bombardements. Quelque part, cette société civile empêche de désespérer complètement pour les jours qui viennent. La démocratie ne sera pas immédiate, mais on va passer par un tunnel et on a un espoir que cela s’accélère. La dynamique même si elle va dans le mauvais sens est toujours préférable à un pourrissement qui ne change pas la donne politique. »

Publié le 09/06/2015


Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.


 


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