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Compte rendu des Midis de l’iReMMO du mardi 15 mars 2016, « Les circonstances du coup d’Etat de 1921 en Iran » par Yann Richard, rencontre animée par Clément Therme

Par Louise Plun
Publié le 31/03/2016 • modifié le 19/05/2016 • Durée de lecture : 9 minutes

Yann Richard a publié de nombreux livres et articles sur la religion et l’histoire politique de l’Iran moderne, notamment L’Iran de 1800 à nos jours, (Paris, Flammarion, 2009) et East and West of Zagros, Travel, War and Politics in Persia and Iraq 1913–1921, by C. J. Edmonds, (Edited, and with an introduction by Yann Richard, Leiden - Boston, Brill, 2010). Son dernier ouvrage s’intitule Regards français sur le coup d’Etat de 1921 en Perse, Journaux personnels de Georges Ducrocq et Hélène Hoppenot (Leiden - Boston, Brill, 2014).

Dans cet ouvrage, Yann Richard aborde les difficultés historiographiques rencontrées lors de l’étude d’une période fondamentale et constitutive de l’Iran contemporain. Il propose deux sources qui constituent une force de transmission historique directe sur les événements. Il s’agit des journaux de deux Français, Georges Ducrocq, attaché militaire et Hélène Hoppenot, épouse du chargé d’affaires. Ces derniers nous transmettent des informations de première main, « documents irréfutables » selon l’auteur, sur l’opinion publique iranienne et sur les activités des Britanniques ainsi que sur la vie quotidienne avant, pendant et après février 1921. « Tout a été publié sans coupure, je ne voulais pas faire de choix qui aurait pu être contesté » précise Yann Richard.

Au début du XXème siècle, depuis le mouvement constitutionaliste de 1906 - 1909 qui a abouti à l’abdication de Mohammad Ali Shah au profit de son fils Ahmad, l’Iran est devenu une monarchie parlementaire au fonctionnement tumultueux. Le pouvoir du Shah de la dynastie des Qadjars est désacralisé, la constitution adoptée présente nombre d’incohérences et l’infiltration des puissances occidentales fragilise l’Empire. Bien que ce dernier se soit déclaré neutre lors de la Première Guerre mondiale, le conflit fragilise le pouvoir qui se révèle incapable de faire respecter cette neutralité face aux puissances occidentales qui ont chacune des intérêts conséquents dans le pays. Sa souveraineté territoriale est mise en question puisque les provinces d’Azerbaïdjan et du Gilan sont en état de rébellion ; au Gilan, le Jangal s’est associé aux Bolcheviques. Face à ce délitement des frontières iraniennes, la Grande-Bretagne, qui détient désormais seule une position de force en Iran, s’impose en tant que garante de cette souveraineté altérée. Ahmad Shah est prêt à accepter la protection britannique, à l’été 1919, via un traité anglo-iranien. Il se heurte cependant à l’hostilité de la population vis-à-vis de cette mise sous tutelle. Cette situation constitue le cadre du coup d’Etat qui a lieu le 21 février 1921. L’acteur principal est Reza Khan, un officier cosaque persan, qui agit entouré d’officiers de la Garde cosaque, dernière force armée viable du pays. Connu pour son patriotisme intransigeant, c’est ce personnage qui est resté comme la figure centrale du coup d’Etat.

Yann Richard observe que l’histoire du coup d’Etat de 1921 a longtemps été considérée comme « définitivement close ». En réaction contre la version officielle de la période Pahlavi, elle était devenue le résultat d’un complot britannique dont l’acteur principal avait été un général britannique du nom de William Edmund Ironside, affecté en Perse d’octobre 1920 à février 1921. C’est lui qui aurait permis à Reza Khan de prendre la tête d’une troupe de cosaques et ainsi de mettre en œuvre le coup d’Etat. Reza Khan n’apparaissant donc qu’en tant que « marionnette ». « En réalité il y avait des élites militaires iraniennes, comme Reza Khan, ou nationalistes comme Seyyed Zia, qui ont voulu faire quelque chose et qui ont fait quelque chose. » L’histoire se refait donc sans cesse. Telle est la morale tirée par Yann Richard. « Les historiens doivent se méfier des versions toutes faites de l’histoire », puisqu’il « n’y a pas de vérité historique, celle-ci est reconstruite à chaque génération en fonction des documents accessibles, en fonction des interrogations que l’on a et aussi de l’attente d’un certain public ». De ce fait « certaines vérités historiques passent parfois inaperçues ».

L’auteur expose ensuite une seconde problématique, celle de la subjectivité. Tout regard est « susceptible de dévier parce que la mémoire humaine est faillible, parce que nous avons des œillères ». Yann Richard illustre son propos en citant un passage du roman de Jules Verne, Michel Strogoff. « Deux journalistes font route vers l’Asie centrale, l’un décrit pour sa rédaction le paysage comme une plaine morte, l’autre, au même endroit et au même moment dit qu’il n’y a que des hautes montagnes. Chacun, assis dans le même train, regarde par le côté où il est assis ».

A partir de ces deux problématiques, Yann Richard propose d’ouvrir et de questionner à nouveau l’histoire du coup d’Etat de 1921. Pour cela, il s’agissait de pointer les difficultés historiographiques rencontrées lors de l’étude d’une période fondamentale et constitutive de l’Iran contemporain.

En ce qui concerne le coup d’Etat de 1921, les historiens se trouvent donc face à un discours officiel établissant que les événements sont dus à « la personnalité de Reza Khan ou à la grande spontanéité du peuple monarchiste légitimiste ». Comme le souligne Yann Richard, « il y a en réalité des enjeux tellement forts par ailleurs qui font que les puissances occidentales installées-là ne sont pas étrangères à ce qui allait se passer. Et il y a eu des documents. Nous nous trouvons donc devant une obsession du complot et de la main de l’étranger ».

En 1972, le fils du général Ironside publie les mémoires de son père, High Road to Command : the diaries of Major-General Sir Edmund Ironside, 1920-1922. Ces mémoires, constituées de notes prises au fil des jours, font état des contacts du général avec Reza Khan. L’échange révèle des éléments explicites relatifs au coup d’Etat. L’auteur soulève alors les points suivants : comment ce général anglophone avait-il prit contact avec les mouvements patriotiques dont les membres étaient persanophones ? Avait-il eu besoin d’intermédiaires ? Et comment expliquer qu’aucune mention n’avait été faite de Seyyed Zia ? Le constat établi par Yann Richard est le suivant : la source est fragile. D’autant plus explique-t-il, que seulement deux chercheurs, Denis Wright et Richard H. Ullman (The Anglo-Soviet Relations 1917-1921, Princeton University Press 1972), ont eu la possibilité d’examiner le manuscrit des notes d’Ironside avant que son fils n’en interdise la consultation.

Un problème identique se pose en ce qui concerne le coup d’Etat de 1953. Les historiens sont face au « même genre de document un peu trompeur » : un rapport de la CIA. Cette organisation venait d’être créée et sa première opération extérieure iranienne, « l’opération Ajax », devait de ce fait réussir pour justifier son existence budgétaire. En réalité, les Etats-Unis ont longtemps hésité jusqu’à l’arrivée à la présidence d’Eisenhower. Le coup d’Etat a finalement eu lieu mais il a échoué. A la suite du départ du Shah, le 16 août 1953, la CIA ordonne aux agents américains présents en Iran de quitter le pays. Ce mot d’ordre n’a cependant pas été suivi. Quoi qu’il en soit, le coup d’Etat a bien eu lieu trois jours plus tard et les Américains se sont retrouvés face au « dilemme » suivant : le coup ne relevait pas de leur responsabilité, mais il avait néanmoins eu lieu, allaient-ils refuser de s’en approprier la réussite ?

Yann Richard fait ici appel au travail de Darioush Bayandor, ancien diplomate iranien (Iran and The CIA : The Fall of Mosaddeq Revisited, Houndmills-Basingstoke - New York, Palgrave MacMillan, 2010) sur le sujet. Ce dernier a analysé un rapport de Donald Wilber, membre de la CIA sur ce coup d’Etat. Ce rapport interne devait rester secret mais quelques fuites en ont permis l’analyse avant sa révélation postérieure. En analysant les contradictions internes présentes dans le rapport, Bayandor a montré que les Etats-Unis avaient vraiment échoué. Le coup d’Etat avait réussi du fait d’une conjoncture : la lassitude de l’opinion iranienne, la hantise des communistes, qui, devant l’échec du coup d’Etat, étaient sortis dans les rues en criant « vive la République » et en renversant les statues du Shah. Il s’agissait donc de les devancer. En effet, Bayandor explique que « les Américains avaient vraiment abandonné. Mais au moment de ces manifestations communistes, quelqu’un serait allé voir l’Ayatollah Seyyed Hossein Borujerdi, alors marja’ des chiites apolitiques, pour lui dire que les communistes prenaient le pouvoir à Téhéran. Il aurait dit « Le pays a besoin d’un souverain » (mamlekat šâh mixâhad). Cette simple phrase, rapportée à Téhéran, selon le témoignage de l’Ayatollah Hossein Ali Montazeri, (successeur de l’ayatollah Khomeini déchu en 1988) dans ses mémoires, serait devenue un mot d’ordre à Téhéran et celui-ci aurait soulevé les foules.

Ainsi, Yann Richard démontre qu’il s’agit pour le coup d’Etat de 1953, d’un « retournement complet de la problématique. Au lieu d’une intervention étrangère qui a échoué mais qui a certainement préparé le terrain, il y a eu une insurrection nationale, au nom de la peur de la part des musulmans que les communistes viennent prendre le pouvoir. Cela n’émanait pas d’une motivation monarchiste légitimiste ». L’auteur souligne à cette occasion le déséquilibre entre un discours officiel imposé et la vérité des événements historiques. En effet, « cette version ne fait pas plaisir à la République islamique, qui refuse de concevoir qu’une figure religieuse incontestée telle que l’Ayatollah Seyyed Hossein Borujerdi, ait pu être à l’origine du retour du Shah en 1953 ». Cette version a été de nouveau mise en doute par la dernière étude d’Ali Rahnema (Behind the 1953 Coup in Iran, Thugs, Turncoats, Soldiers, and Spooks, 2014). En conclusion, un « grand point d’interrogation » demeure concernant le coup d’Etat de 1953. « Cet événement majeur de l’Iran moderne nous est donc encore inconnu » conclut Yann Richard.

Cette problématique autour du coup d’Etat de 1953, illustre bien la complexité de la recherche historique qui peut également entourer celle du coup de 1921. Yann Richard se propose par conséquent de « livrer son état actuel », sur lequel pèse une « impossible réconciliation » des discours contradictoires.

Dans un premier temps, prend place le discours officiel de la monarchie Pahlavi, que l’on trouve dans les livres de l’époque : « Reza Khan prit d’un sentiment nationaliste fort, mais authentique, a voulu se débarrasser des gouvernements faibles, anglophiles et manipulés par la Grande-Bretagne », explique Yann Richard. Il décide d’en finir par un coup de force en mobilisant les cosaques, seule force militaire iranienne valide restant dans le paysage de l’Iran après la Première Guerre mondiale. Reza Khan aurait donc prit la décision de ce coup, rattrapé par un journaliste anglophile (Seyyed Zia), qui lui aurait servi de prête-nom, pour ensuite s’en débarrasser au bout de quelques mois. Une fois chef du gouvernement, il renverse la monarchie. Cette version exclut donc Seyyed Zia ainsi que les Britanniques.

Dans un second temps, on dispose de la version d’Ironside, le général britannique en mission en Perse. Pour lui, il fallait « à tout prix soutenir les forces iraniennes pour remettre de l’ordre à Téhéran. Une certaine stabilité était nécessaire dans le Sud du pays, du fait de la présence du pétrole, stratégiquement et économiquement vital pour la flotte de la Grande-Bretagne. Mais il fallait également que l’armée britannique se retire de Qazvin afin que toutes les forces puissent être mobilisables au Moyen-Orient dans le but de mettre au pouvoir Fayçal, [dans un contexte d’après-guerre mondiale et d’établissement des mandats sur l’ancien territoire de l’Empire ottoman, après la révolte chiite en Irak]. Quand Ironside quitte l’Iran et entend dire en février 1921 que le coup d’Etat a été un succès, il écrit dans son journal « Certains vont dire que je suis derrière le coup d’Etat et dans un sens ils ont raison ». Il s’attribue donc le mérite d’avoir piloté Reza Khan.

Pour finir, il y a la version d’après la révolution islamique de 1979. Ici encore, Yann Richard souligne que nous ne disposons pas de sources directes. Il s’agit des notes prises par l’écrivain iranien Seyyed Mohammad-Ali Djamalzadeh, publiées dans la revue iranienne Ayandeh (dirigée par Iraj Afshar.) « Ces dernières ont été prises quand Seyyed Zia, en exil à Montreux en Suisse à l’époque, venait voir Seyyed Djamalzadeh à Genève et lui lisait le manuscrit d’un « Livre noir » qu’il écrivait pour raconter ce qu’il avait à dire sur le coup d’Etat de 1921 et sur ce que Reza Khan ne voulait pas que l’on sache. » Ici encore, nous avons donc à faire à une source indirecte, puisque le manuscrit de Seyyed Zia n’a pas été retrouvé, qui expose une genèse complètement différente de l’idée du coup d’Etat de 1921 : « Seyyed Zia est envoyé au printemps 1920 par le Premier ministre, Hassan Vossough od-Dowleh, dans le Caucase, pour une mission importante. Le but étant de retrouver une domination iranienne sur la région. Cela passait notamment par une restauration des relations économiques. C’est au cours de cette mission que Seyyed Zia aurait dit à deux officiers gendarmes qui étaient avec lui pour le protéger « donnez-moi 300 hommes armés et je prends le contrôle de Téhéran ». Tout le monde avait conscience de la fragilité du pouvoir central, et il s’est trouvé que ces deux officiers iraniens avaient des contacts avec les cosaques à Qazvin. C’est dans cette ville que Seyyed Zia a parlé avec des Britanniques. Parmi eux se trouvait Cecil J. Edmonds, un officier britannique très au courant du fait iranien, puisque à la fois arabophone, turcophone, kurdophone, persanophone. L’intermédiaire entre les trois personnes était celui qui pouvait parler anglais avec Ironside, persan avec Seyyed Zia et Reza Khan : Cecil Edmonds. »

Dans son ouvrage, Yann Richard questionne donc la notion même d’historiographie, c’est-à-dire l’étude des conceptions de l’histoire, des procédés et des méthodes choisies par les historiens. Comment aborde-t-on le passé, avec quels outils et à partir de quelles sources ? « Il faut sortir du discours tout fait et stéréotypé » insiste l’auteur. La seule source vraiment fiable est celle qui vient dans la langue du pays dans lequel les événements se sont passés. Ici, le persan. Cependant, du fait du discours officiel imposé par un pouvoir autoritaire, la vérité est « occultée, caviardée ». Il s’agit d’une « vérité officielle qui est née à l’époque des Pahlavi, écrite à coup de marteau pilon ». Ainsi, en l’absence d’archives iraniennes fiables, la démarche peut consister à étudier les documents primaires, des correspondances, comme les regards français de Georges Ducrocq et Hélène Hoppenot, qui constituent des sources fiables. Telle fut celle adoptée par Yann Richard.

Publié le 31/03/2016


Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.


 


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