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La revue Confluences Méditerranée publie son premier numéro de l’année sur le thème de l’agriculture dans l’espace méditerranéen. L’agriculture est certes en déclin dans la région dans sa contribution à la croissance économique et au PIB ; pourtant, comme le montrent les douze articles du dossier du numéro, l’agriculture est au carrefour d’enjeux extrêmement importants pour le Moyen-Orient d’aujourd’hui : économiques, mais aussi environnementaux, politiques et géopolitiques. Plus encore, les dynamiques liées à l’agriculture sont généralement à double-sens : si la famine produit la contestation et déstabilise le pouvoir politique en place, la guerre engendre elle-même la famine, comme l’a si bien illustré la situation syrienne. L’alimentation, mais aussi l’eau, sont ainsi au centre de rapports de force aussi nombreux que cruciaux dans une région où la famine et la pénurie hydrique sont rarement absentes, et où la désertification est en pleine marche. Dans un tel contexte, quels sont les liens qui unissent agriculture et rapports de force dans l’espace méditerranéen ? La gestion de la politique agraire est dans nombre de pays un outil au service des intérêts d’acteurs particuliers, visant la perpétuation des régimes. Dans un contexte géopolitique souvent troublé, elle est une véritable arme pour des États qui cherchent à affirmer leur légitimité. Mais surtout, le dossier de Confluences Méditerranée laisse entrevoir que la sécurité alimentaire est un véritable défi à l’avenir incertain pour la plupart des pays du Moyen-Orient.
Si l’agriculture est en déclin dans sa contribution au PIB et à la croissance économique dans la région, elle demeure cependant un domaine pourvoyeur d’emplois et de revenus. Ainsi, au Maroc, on compte environ 40% de la population active dans l’agriculture ; de même, 37 % des revenus des ménages sont dépensés en alimentation au Maroc ainsi qu’en Égypte et en Jordanie. Pour les États, la politique agricole revêt donc des enjeux économiques mais également politiques.
Dans un certain nombre de pays, comme la Syrie, l’Égypte ou encore l’Algérie, les régimes au pouvoir à partir des années 1950 ont mis en place une politique agricole socialiste incluant généralement la nationalisation des terrains appartenant aux propriétaires terriens et la mise en place de coopératives agricoles : dans ces pays, l’État devient donc le premier propriétaire foncier. Cependant, alors que les régimes en place cherchent à la même époque à asseoir leur pouvoir et assurer leur légitimité auprès de certains acteurs, les propriétés foncières deviennent un véritable outil de consolidation politique.
L’article de Mohamed Naili est éclairant sur ce point. Le chercheur montre comment l’État algérien a constitué un vaste réseau de clientélisme autour de la question de la terre afin d’emporter le soutien d’un certain nombre d’acteurs. A partir de 1989, la constitution algérienne signe l’entrée du régime dans le libéralisme ainsi que l’abandon du système socialiste de gestion collectiviste de la terre. Cette ouverture au libéralisme est en réalité une décision contrainte par la chute du bloc de l’Est et aux conséquences économiques du contre-choc pétrolier de 1986. La fin de la révolution agraire permet aux anciens propriétaires qui avaient été dépossédés de leurs terres de récupérer, en partie, ces dernières ; cette restitution, légalement complexe, se fait souvent dans la violence. Cependant, dans les années 2000, alors que le pays entre dans une crise alimentaire, le régime sent qu’il doit s’emparer de la question de la sécurité alimentaire. Parmi les raisons qui poussent le président Bouteflika à se saisir de cet enjeu, il y a certainement la volonté de séduire le peuple à la veille de l’amendement de la constitution qui lui permettra de briguer un troisième mandat. C’est ainsi qu’en août 2010 est promulguée une loi facilitant notamment l’appropriation de terres par des groupes d’investisseurs privés. « En Algérie, les ressources foncières représentent un enjeu politique et sont placées au centre des préoccupations de la haute hiérarchie de l’état, qui les utilise comme moyen de sa perpétuation en réajustant à chaque réforme les critères de leur redistribution en sorte qu’elle échoit aux postulants qui leur sont inféodés ».
A cette logique de clientélisme s’ajoute un phénomène de captation de l’État : il est courant que les entreprises soudoient les responsables publics afin de modeler la législation en leur faveur. Les nouveaux milieux d’affaires font ainsi pression sur l’État pour obtenir des ressources foncières, qui leur sont généralement accordées sous prétexte d’encourager l’investissement agricole. Ces mêmes acteurs se retrouvent dans les organes décisionnels consultatifs de l’État et peuvent ainsi veiller à la préservation de leurs intérêts. Solidement ancré, ce système ne semble pas devoir se modifier rapidement ; l’auteur note que les annonces du gouvernement face à la récente vague de protestations en Algérie restaient dans la même ligne.
En Égypte, c’est à une partie spécifique de l’appareil dirigeant que profite l’agriculture : Delphine Acloque explique que « le secteur agro-alimentaire témoigne de façon privilégiée de l’extension et de la résilience de l’emprise des forces armées sur l’économie égyptienne ». L’attribution de terres à l’armée remonte aussi loin que le XIXe siècle, sous Mohammed Ali. Mais c’est surtout sous Nasser que s’est amplifié le phénomène, de sorte que l’armée s’impose dans les années 1980 comme l’acteur majeur du secteur agro-alimentaire égyptien tout comme de l’exploitation de terres situées dans le désert. La mainmise de l’armée sur le secteur agricole a d’abord une visée financière, puisqu’elle assure des ressources à une institution qui voit son budget progressivement réduire. Mais elle a aussi un rôle politique. Le régime de Sissi signe en effet le retour en force d’une armée profondément délaissée par le président Moubarak, au détriment de l’appareil sécuritaire. Depuis 2013, l’armée est de nouveau au cœur du pouvoir. La possession de terres, notamment dans le désert du Sinaï où l’armée lutte encore pour imposer la souveraineté de l’État égyptien, est donc une assise supplémentaire pour le pouvoir. Un décret datant de 2015 renforce cette logique : « il établit un cadre légal autorisant les forces armées à utiliser les terres désertiques comme capitaux, afin de nouer des partenariats avec des acteurs privés nationaux ou internationaux et d’investir dans diverses activités, dont la production agricole et agro-industrielle à des fins commerciales. »
Ces logiques de confiscation des terres au motif d’asseoir une légitimité ou une souveraineté ne se font cependant pas toujours dans l’acceptation tacite de la population. L’article d’Alia Gana et de Marouen Taleb explique ainsi comment la politique agraire menée par le régime a cristallisé les mécontentements des habitants des campagnes en Tunisie sous l’ère Ben Ali. En Tunisie, la grande période de nationalisation des terres date des années 1960. Des coopératives se mettent en place pour les deux décennies suivantes. Cependant, à partir des années 1980, les politiques d’ajustement structurel contraignent le régime à adopter un tournant libéral. Concernant l’agriculture, ces politiques se traduisent notamment par la privatisation de la gestion des terres domaniales agricoles, ce qui engendre le mécontentement des populations rurales : les travailleurs regrettent le système de coopératives tandis que l’élite autochtone terrienne accepte mal l’arrivée de promoteurs privés issus des milieux urbains. Tensions, mécontentements et frustrations découlent de la privatisation des coopératives, du désengagement de l’État de la gestion de l’eau agricole, des menaces d’expropriation pour les agriculteurs endettés et de la hausse des coûts de production. Ces facteurs ont joué un rôle important dans la vague de contestation en Tunisie lors des printemps arabes, bien que la dimension rurale des protestations soit souvent négligée.
En réponse à ces politiques, Alia Gana et Marouen Taleb évoquent les revendications des agriculteurs mécontents après la Révolution. Si ces dernières non pas permis la mise en place d’une nouvelle réforme foncière, elles ont tout de même donné lieu à des expériences de gestion collective des terres domaniales agricoles inspirées de l’économie sociale et solidaire. Les agriculteurs ont également exprimé leur souhait de ne plus voir les préconisations des bailleurs de fonds internationaux appliquées sans aucune concertation. Au contraire, la réhabilitation d’un modèle coopératif semble suivre une logique plus viable, qu’il s’agirait de réinventer.
L’eau et l’alimentation sont en outre utilisées par les États qui souhaitent affirmer leur souveraineté dans la région. L’eau est une ressource rare au Moyen-Orient, tandis que les États recourent encore aujourd’hui massivement à l’importation pour nourrir leurs populations. Faire pression sur ces deux ressources est donc un instrument largement utilisé en géopolitique dans la région. Jérôme Lavandier s’est intéressé au cas des pétromonarchies du Golfe pour en donner un exemple, en s’appuyant plus précisément à l’embargo frappant le Qatar depuis 2017, au prétexte de son soutien au terrorisme international. La situation de dépendance alimentaire aux importations du Qatar est aggravée par la croissance exponentielle de sa population, laquelle a quadruplé entre 2003 et 2016. Assurer la sécurité alimentaire est un enjeu de souveraineté pour le régime, confronté à une crise sociale lors de la hausse des prix des produits alimentaires en 2007-2008. En outre, le contexte de la crise des subprimes, les catastrophes climatiques et la volatilité du prix du baril de pétrole ont fait prendre conscience aux gouvernements des pétromonarchies des risques inhérents à la dépendance alimentaire. L’embargo contre le Qatar en 2017 a montré à ses voisins – notamment le Koweït et Oman – que des solutions devaient être trouvées d’urgence en cas de conflit régional, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis jouant un rôle de ré-exportateur des denrées alimentaires importées. Le Qatar a su s’appuyer sur l’Iran, la Turquie et la Russie pour trouver des ravitaillements alternatifs à ceux perdus ; plus sages, le Koweït et Oman ont entamé une politique de réserves alimentaires pour prévenir une telle situation.
Anita de Donato propose pour sa part dans son article une étude du village de Wadi Fukin, situé au sud-est de Bethléem. Depuis 1967, l’insécurité alimentaire est la norme pour les Palestiniens. D’abord expropriés de leurs terres et chassés de leur village, les Palestiniens de Wadi Fukin parviennent à y revenir et à s’y établir. Mais l’urbanisation israélienne importante qui prospère aux portes du village rural est à l’origine d’obstacles importants à la mise en place d’une agriculture dynamique et rentable pour les habitants. L’urbanisation a tout d’abord pour effet l’imperméabilisation des sols, laquelle engendre le tarissement des sources environnantes ainsi que de fréquentes inondations lors des pluies hivernales. En outre, une lourde législation israélienne empêche les Palestiniens de construire des infrastructures à même de remédier à la pénurie d’eau entraînée. L’agriculture n’est plus suffisamment rentable, et les produits israéliens sur le marché défavorisent les agriculteurs palestiniens, contraints de trouver un second emploi - offrant ainsi une réserve de main d’œuvre sous-payée dans le secteur du bâtiment dans les nouvelles villes israéliennes. Enfin, selon l’auteur : « l’insécurité alimentaire des Palestiniens assure à Israël le contrôle de leurs possibilités de survie, dans le cadre de la mise en place dans des dimensions accrues d’une interdépendance déséquilibrée entre les sociétés palestiniennes et israéliennes, qui permet à Israël de maintenir son hégémonie économique et politique. »
Si le dossier de Confluences Méditerranée met en exergue les rapports de force et les jeux de pouvoir que reflète toute gestion de l’agriculture, ce que l’on en retient surtout, c’est que la sécurité alimentaire demeure un véritable défi pour les sociétés de la région – et qu’il est urgent de résoudre ce dernier. La sécurité alimentaire a toujours été un enjeu dans ces pays où les ressources sont rares ; mais les événements politiques qui troublent la région, les catastrophes naturelles aggravées par le réchauffement climatique, et l’instabilité économique qui y règne sont autant de facteurs alarmants pour le futur de l’agriculture du Moyen-Orient.
La guerre qui sévit aujourd’hui en Syrie en est bien le symbole. Alexis Ghosn et Kanj Kamadé se sont intéressés au cas de l’évolution de l’agriculture libanaise sous l’effet de l’arrivée de 1 à 1,5 million de Syriens entre 2011 et 2015, augmentant d’un tiers la population du pays. Surtout, les deux auteurs montrent l’ambiguïté et les contradictions de cette croissance démographique, dont les effets ont été équivoques. Alors que le Liban dispose d’importantes ressources, le peu d’intérêt pour le développement de l’agriculture de la part des Français durant l’époque du mandat, puis la guerre civile, ont eu pour conséquences des taux d’importations de denrées alimentaires toujours extrêmement élevés - de l’ordre de 80% dans les années 2010 – doublés d’une balance commerciale agricole déficitaire. En résulte un système à deux vitesses, avec d’un côté des agriculteurs possédant de grands domaines terriens aux moyens de production adéquats et ayant accès aux marchés internationaux, et de l’autre, des petits agriculteurs produisant pour les marchés locaux à bas prix ou s’appuyant sur des intermédiaires commerciaux fixant eux-mêmes les prix. L’afflux de réfugiés syriens a donc privilégié cette deuxième catégorie, en augmentant considérablement l’offre locale et en proposant une main d’œuvre nombreuse et bon marché. Toutefois, quand se posera frontalement la question d’un retour en Syrie des réfugiés, les moyens pour le Liban de se passer de cette main d’œuvre devront être interrogés, à une heure où la puissance publique ne semble pas au rendez-vous pour répondre à de tels enjeux.
Enfin, Jean-François Pérouse aborde une question sans doute plus parlante aux consommateurs occidentaux que nous sommes : qu’en est-il de la qualité des produits consommés ? Il s’agit en effet d’une dimension clé de la notion de sécurité alimentaire. A Istanbul, cette question est au carrefour des préoccupations des citoyens et des producteurs et des entreprises qui cherchent à adapter leur offre. Circuits courts et labels bio s’y développent, et tentent de répondre au problème des scandales à répétition dans la presse et aux inquiétudes de la population face aux pesticides et OGM employés à tout va. Mais ce que révèle cette nouvelle dynamique, c’est avant tout la profonde fracture sociale d’Istanbul : seuls les groupes sociaux les plus privilégiés sont en mesure d’accéder à ce « manger sûr », les produits issus de l’agriculture biologique y coûtant trois à quatre fois plus cher que les autres produits.
Aussi diversifié dans ses thèmes que complet dans ses analyses, ce dossier de Confluences Méditerranée révèle les enjeux de l’agriculture dans une région où ces derniers s’entremêlent de façon particulièrement complexe. Pour des États toujours désireux de mieux asseoir leur souveraineté, la sécurité alimentaire est avant tout un enjeu économique et politique. Si dans certains pays les risques de stress hydrique et de malnutrition ne sont toujours pas écartés, d’autres sont déjà confrontés à de nouveaux problèmes liés à l’aspect sanitaire de la sécurité alimentaire, comme la Turquie. Extrêmement complexes du fait de leur rapport souvent à double-sens au pouvoir, les dynamiques liées à l’agriculture revêtent ainsi des enjeux cruciaux dans une région où encore plus qu’ailleurs il semble difficile de concilier croissance économique, croissance démographique, réchauffement climatique et désertification, conflits politiques et sociaux. Pour les États, trouver une réponse au défi alimentaire semble aussi vital que complexe. Car comme le note si bien Matthieu Brun en introduction à ce dossier, « on récolte ce que l’on sème ! »
Claire Pilidjian
Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe.
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