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Compte rendu de la revue Moyen-Orient, dossier « Salafisme, un islam mondialisé ? », janvier-mars 2017

Par Oriane Huchon
Publié le 31/01/2017 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Histoire et définitions du salafisme

La notion de « salafisme » renvoie à deux mouvements de l’islam sunnite relativement distincts, mais que pourtant les analystes peu rigoureux associent parfois. Précisons de quoi il s’agit.

Pour commencer, le terme de « salafiyya » remonte au moins au XIIe siècle, voire au Xe siècle. Il fait référence aux salaf (les ancêtres, les pionniers, les prédécesseurs) et désigne ceux qui s’en réclament. Mohamed-Chérif Ferjani, professeur émérite de l’Université Lumière-Lyon-II, explique ainsi l’origine du terme : « Le salafisme […] renvoie, à l’origine, à une attitude qui met l’autorité des plus proches de l’époque du prophète Mahomet (570-632) au-dessus de l’ijtihad (effort de réflexion) et de l’usage de la raison, considérant que plus on s’éloigne de l’expérience fondatrice de l’islam et de ceux qui en étaient les témoins, moins on est à même de comprendre la religion et ses enseignements relatifs aux croyances et à la conduite des humains » (p.24). Le salafisme touche tous les aspects de la vie : théologie, droit, mœurs, économie… Il est dérivé de la pensée d’Ahmad lbn Hanbal (780-855), qui le premier énonce un dogme fondé sur l’unicité d’Allah (tawhid) et l’absence d’innovation (bida). Le hanbalisme est l’une des quatre écoles de pensée traditionnelles de l’islam sunnite.

Au XVIIIe siècle, un prédicateur du Najd (centre de la Péninsule arabique), Mohammed Ibn Abdelwahhab (1703-1792) condamne les autres écoles de pensée du sunnisme et prône une application à la lettre de la doctrine hanbalite. Il s’allie à Mohammed Ibn Saoud, chef d’une tribu guerrière, avec qui il unit les tribus d’Arabie et fonde la dynastie saoudo-wahhabite. Le wahhabisme est dès lors le mouvement qui revendique l’autorité des salaf et l’orthodoxie religieuse sunnite. Avant cette alliance, le salafisme ne se mêlait pas de politique. Il représentait une alternative aux pouvoirs politiques « et non une force morale s’appuyant sur la mobilisation de la société » (Ferjani). Cela change avec le wahhabisme, puisqu’une partie des salafistes se politise.

Il faut dès lors préciser que le courant salafiste aujourd’hui est habituellement divisé par les observateurs en trois groupes, dont les frontières sont poreuses : les quiétistes, les politiques et les djihadistes. La mouvance salafiste est loin d’être homogène, et les débats qui l’animent participent de son évolution et de sa diversité. Les quiétistes sont ceux qui prônent l’observance religieuse la plus stricte dans le cadre privé et restent éloignés de la société civile. Les politiques sont impliqués dans la vie de la société, fondent des partis, et tentent de peser dans le jeu politique national pour influencer la société dans une observance plus stricte de leurs principes religieux. Enfin, les djihadistes « armés » sont ceux qui choisissent la voie de la violence et du terrorisme pour parvenir à leurs fins. Aujourd’hui, le corpus doctrinaire des djihadistes et des salafistes est sensiblement le même, seule diffère leur façon de promouvoir leur vision de l’islam. Ainsi, (presque) tous les djihadistes sont salafistes mais tous les salafistes ne sont pas djihadistes violents.

Mohamed-Chérif Ferjani constate que le salafisme est une « réaction de peur pour l’« intégrité de la foi », commune à tous les intégrismes ou fondamentalismes de toutes les religions » (p.24). Il s’est développé premièrement dans un contexte d’affaiblissement du monde musulman (développement de la théologie rationaliste et critique sous le califat abbasside entre 813 et 847), et se renforce à chaque crise ou défi que connaît l’islam, sous une forme plus ou moins violente et plus ou moins radicale, et décline lorsque la menace (perçue ou réelle) s’est atténuée ou a disparu.

Cette définition est la première et la plus communément admise actuellement du terme « salafisme ». Mais le salafisme peut définir un autre aspect dans les écrits universitaires. Au XIXe siècle, Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897) et Mohammed Abduh (1849-1905) ont développé un courant réformiste de l’islam sunnite, en appelant à un effort de réflexion et à l’union des croyants. Al-Afghani et Abduh recherchaient un équilibre entre le progrès moderne et la tradition musulmane. Henri Lauzière, professeur au département d’histoire de la Northwestern University de Chicago, explique comment le Français Louis Massignon a associé, au tournant du XXe siècle, le terme de salafiyya à ce modernisme religieux maghrébin, sans que les principaux intéressés ne se soient jamais considérés comme « salafistes ». Le salafisme rigoriste et le salafisme moderniste ont parfois été associés dans les analyses, et le salafisme moderniste a pu être présenté comme l’ancêtre du salafisme rigoriste. Pourtant, il s’agit bien de deux mouvances différentes. C’est toutefois à travers cette définition « moderniste » que le terme « salafisme » s’est popularisé, et qu’il en est venu à acquérir sa signification actuelle.

Selon Henri Lauzière, les années 1920 marquent la première phase d’expansion conceptuelle du terme, avec l’ajout d’une dimension juridique : « être salafiste ne voulait plus seulement dire être hanbalite en credo, mais aussi être indépendant de toute école traditionnelle de droit musulman » (p.23). La deuxième phase d’expansion conceptuelle date du milieu du XXe siècle. Dans un contexte anticolonialiste, les salafistes ont cherché à radicalement purifier le dogme et la pratique religieuse. Dans les années 1970, le salafisme a commencé à être présenté comme une idéologie totalisante. « Contrairement à la situation qui prévalait encore au début du XXe siècle, il ne suffit plus aujourd’hui d’interpréter les attributs divins selon la théologie hanbalite pour être considéré comme un salafiste à part entière » (Henri Lauzière, p.23). La théologie, le droit, l’habillement, la morale et la politique sont aujourd’hui autant de domaines embrassés par le salafisme.

Le rôle de l’Arabie saoudite dans la définition du salafisme

Joas Wagemakers, enseignant à l’université d’Utrecht, revient sur le rôle de l’Arabie saoudite dans la conceptualisation du salafisme, et son influence sur le dogme de l’Etat islamique (EI). Sa thèse, présentée dans un article intitulé « L’Arabie saoudite, la « mère » de l’organisation de l’Etat islamique ? », stipule que l’Arabie saoudite partage avec les groupes radicaux armés leur idéologie salafiste, en utilisant les mêmes sources, concepts et arguments, mais qu’elle condamne leur violence. A la différence des autres pays, le salafisme est institutionnalisé en Arabie saoudite, et le pouvoir repose sur une alliance entre les oulémas salafistes et la dynastie des Saoud. Le message religieux saoudien officiel est politiquement quiétiste. Sa diffusion se fait à l’école, dans les médias, et par les institutions religieuses (le Conseil des grands oulémas, le Comité permanent pour l’étude islamique et les fatwas, le Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice). Ce statu quo est contesté par une frange des salafistes depuis les années 1970. Certains ont pris les armes, d’autres se sont engagés en politique sous l’influence des Frères musulmans (pourtant grands rivaux des salafistes saoudiens). Joas Wagemakers conclut ainsi son article, en réponse à la question posée dans le titre de l’article : « La rigueur de l’EI […], son point de vue sur la société, sont semblables aux normes du salafisme saoudien, s’inspirant des mêmes sources. Cependant, le soulèvement de l’EI contre les pays musulmans de la région et l’utilisation du terrorisme sont en contradiction avec la politique menée par les salafistes en Arabie saoudite, visant d’abord à conserver une certaine stabilité » (p.49).

Spatialité du salafisme

Il faut noter que les penseurs salafistes ne se cantonnent pas à la péninsule arabique ou à l’Arabie saoudite, et qu’ils débattent dans tout le monde musulman sunnite. Cela est illustré par l’article de Francesco Cavatorta, professeur au département de science politique de l’université Laval (Québec), sur le salafisme tunisien ; ou encore par l’article de Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, sur la personnalité de Taqi al-Din al-Hilali, figure du salafisme marocain.

Les révolutions arabes de 2011 et l’évolution du salafisme

Les contributeurs au dossier ont souligné l’importance des révolutions arabes de 2011 dans l’évolution du salafisme. Celui-ci s’est politisé ces dernières années, alors qu’il avait pendant longtemps été majoritairement quiétiste. Dans les mois qui ont suivi la chute des régimes, les salafistes ont créé des partis politiques afin de pouvoir peser dans le jeu démocratique national. Les anciens quiétistes se sont adaptés idéologiquement à la situation nouvelle. Ceux qui refusaient de s’impliquer en politique afin d’éviter le « chaos » (fitna) ou les « innovations hérétiques » (bida) ont vu que la situation leur permettait de se politiser de façon pacifique, afin de promouvoir leur vision de l’intérêt général de la société. La politique « est condamnée quand elle n’est pratiquée que dans l’intérêt d’une petite minorité » explique Roel Meijer (p. 32-33), professeur d’histoire et de science politique sur le Moyen-Orient et la pensée islamique à l’université Radboud de Nijmegen (Pays-Bas). Il prend l’exemple d’Ittihad al-Rachad qui s’est présenté au Yémen comme le représentant du peuple et des jeunes, comme un mouvement « nouveau » et « moral », par opposition au parti des Frères musulmans, Al-Islah, parti « corrompu » et « hypocrite », habitué au clientélisme du régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012).

Les révolutions arabes et la politisation du salafisme qui s’en est suivie démontrent que l’islam n’est pas rigide. Les espoirs ont été de courte durée en raison de la répression qui a suivi les soulèvements de 2011. Depuis, la plupart des salafistes ont repris des positions quiétistes, ou se sont engagés dans le djihad armé en Syrie ou en Libye. Malgré tout, les observateurs ont noté cette capacité d’adaptation très rapide aux changements politiques et sociétaux et cette flexibilité de l’islam.

Publié le 31/01/2017


Oriane Huchon est diplômée d’une double licence histoire-anglais de la Sorbonne, d’un master de géopolitique de l’Université Paris 1 et de l’École normale supérieure. Elle étudie actuellement l’arabe littéral et syro-libanais à l’I.N.A.L.C.O. Son stage de fin d’études dans une mission militaire à l’étranger lui a permis de mener des travaux de recherche sur les questions d’armement et sur les enjeux français à l’étranger.


 


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