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Compte rendu de la conférence du cycle « Midan Mounira » à l’Institut Français d’Egypte : Jean-Pierre Filiu, Pour une histoire laïque du monde arabe, le 7 février 2016

Par Mathilde Rouxel
Publié le 09/02/2016 • modifié le 03/03/2016 • Durée de lecture : 5 minutes

Une laïcité qui ne s’exporte pas avec les colons français

Il date ces premiers malentendus de 1798, lorsqu’aux lendemains de la Révolution française les Lumières françaises ont cru possible d’exporter ce nouveau message politique hors d’Europe. Les premières négociations de Napoléon en Egypte se sont heurtées à une première mécompréhension de la culture locale : en s’adressant aux Arabes en tant qu’Arabes, alors qu’eux-mêmes, fortement sous influence ottomane, se considéraient avant tout comme musulmans, la diplomatie est rendue impossible et a conduit aux massacres sanglants du Caire que l’on connait.

La présence des Français est cependant à l’origine de la Nahda, grand mouvement intellectuel dit de la « renaissance » qui se développe au XIXe siècle et au cours duquel les Arabes prennent conscience d’eux-mêmes comme Arabes. Cette redéfinition identitaire amène de nombreux intellectuels, notamment égyptiens, à se tourner vers la France : le détachement de la dynastie au pouvoir de l’Empire ottoman depuis Ali Pacha renforce et facilite cette mutation idéologique.
La présence dans la région des Européens mène cependant les populations musulmanes à réagir, particulièrement en Algérie. Se sentant délaissées, elles suivent l’étendard du jihad levé par Abd el-Kader. Meneur d’une lutte de résistance nationale incomprise des forces françaises qui se lancent alors dans une guerre totale, il est emprisonné après sa reddition en 1847 dans les prisons françaises de la Bastille.
L’implantation des Français en Algérie mène à un paradoxe tout à fait étonnant. Alors que les Français tentent encore en 1860 de construire un projet de royaume « arabe » en alliance avec le Second Empire, la révolte des Mokrani qui s’engage en 1871 amène la France à transformer son vocabulaire pour mieux contrôler l’avancée de la colonisation. Dans le débat français, on s’emploie désormais à islamiser les Arabes, désignés non plus comme Arabe (qui sous-tend l’idée d’un peuple détenteur de droits) mais comme musulmans. Cela leur permait l’instauration d’un droit à deux vitesses, l’islamisation permettant l’assimilation de toute forme de résistance à du fanatisme et de l’obscurantisme.
Jean-Pierre Filiu parle donc d’angle mort, qui s’installe à ce moment au niveau de la IIIe République, qui poursuit, consciemment ou inconsciemment, d’islamiser les Arabes et de refuser de voir en eux un peuple qui tient à ses droits à l’autodétermination. Le paradoxe se pose lorsque l’on se souvient de l’anticléricalisme radical de la France de ces années-là ; la fondation laïque appuie son expansion coloniale sur les congrégations religieuses envoyées en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, sous prétexte de défendre les minorités dans la région.
On assiste donc à une véritable complexification volontaire de la question arabe destinée à mieux contrôler l’expansion coloniale dans la région et à justifier les actions de la France dans le monde arabe.

Deux histoires entremêlées : nationalisme et islamisme

Au cours du XIXe et du XXe siècle fleurit la Nahda. Des intellectuels du Maroc au Golfe peuvent communiquer entre eux dans une langue laïcisée - l’arabe - mais aussi avec la diaspora émigrée en Europe ou sur le continent américain. Nationalistes, ils s’adressent aux Européens : en tant que peuple, avec une langue et une terre, ils ont des droits qu’ils souhaitent faire valoir. Les islamistes, eux, s’adressent aux Ottomans et les accusent d’être à l’origine de la décadence de l’islam.

Au cours de la Première Guerre mondiale, c’est la personne d’Hussein de la Mecque qui incarne la convergence de ces deux mouvements, nationalisme et islamisme. Il joue en effet un rôle important en lançant la Révolte Arabe en alliance avec la France et la Grande-Bretagne contre l’Empire ottoman. Son influence était grande. D’ailleurs, lorsque le calife ottoman ouvre la Première Guerre mondiale de l’autre côté de la Méditerranée en lançant un appel au jihad contre les Français et les Russes, rédigé par des orientalistes allemands convaincus de la puissance du calife, largement distribué dans tous les pays de l’Islam, rien ne se passe : davantage conscients de leur arabité, les peuples ne répondent plus à l’Ottoman qui se prétend chef de l’Islam. Ils préfèrent entrer en négociations avec les Français et les Britanniques.

Ceux-ci ne tiennent pas leurs promesses à l’issue de la guerre, malgré le soutien important apporté par les peuples arabes aux forces armées françaises et britanniques, et les mandats s’installent. La mort du fils d’Hussein, Faysal, marque l’effondrement du rêve hachémite et ouvre la voie à une force anti-Nahda qui se développe en Arabie centrale, qui n’a jamais connu ni présence ottomane ni présence occidentale. C’est la naissance du wahhâbisme.
Seul peuple arabe non soumis à une puissance extérieure, les Saoud ont par ailleurs le contrôle sur Médine et sur La Mecque, qu’ils patrimonialisent sous couvert d’idéologie.
La Nahda se poursuit malgré tout en Egypte, qui tente difficilement d’essuyer une succession de frustrations (la semi-victoire de la révolution pacifique de 1919, l’écrasement de la révolte arabe de 1925-26…) qui pousse l’émergence de partis autoritaires rompant la synthèse nationalistes/islamistes et qui choisissent le bolchevisme comme modèle révolutionnaire. Ainsi naissent les Frères musulmans en Egypte, en opposition au parti nationaliste des Wafd, allié aux Britanniques.
Les élites nationalistes arrivent donc aux indépendances, de 1922 à 1971 et du Maroc au Golfe, dans un état de vulnérabilité extrême. Jean-Pierre Filiu note cependant un passage entre ces deux extrêmes, entre 1949 et 1969, qu’il appelle « le grand détournement », et qui désigne la série de coups d’Etat par les armées militaires en réponse à la pression des partis autoritaires en en contre-choc de la nakba (exode palestinien).
De nouvelles tensions voient le jour. Parallèlement à la guerre froide qui oppose au Nord les États-Unis et l’URSS, une guerre froide arabe s’engage entre l’Egypte de Nasser et l’Arabie du roi Faysal, avec pour terrain principal d’application le Yémen. Cette opposition creuse un fossé de plus en plus marqué entre nationalisme et islamisme. L’antagonisme sunnite-chiite prend par ailleurs son essor entre l’Arabe saoudite et l’Iran. La tentative de République arabe unie entre la Syrie et l’Egypte marque également la fuite des Frères musulmans en Arabie saoudite, où ils vont occuper des fonctions d’encadrement académique dans les nouvelles institutions religieuses fondées à Ryad et à Médine, et dans les mosquées. Cette fusion entre wahhabisme et le radicalisme des Frères musulmans est à l’origine de l’islam qui nous est contemporain.

Conclusion : un processus historique à reconstruire

Qu’il s’agisse d’une histoire sainte écrite dans le souci du patriotisme ou d’une histoire sainte de l’islam, Jean-Pierre Filiu met en garde devant la grande part d’ombre qui efface le processus historique de la construction des formes de société contemporaine.
Le titre de son ouvrage, Les Arabes : leur destin et le nôtre illustre bien les diverses occasions manquées et les prouesses réalisées dans l’histoire pour réunir les deux peuples, européens et arabes, autour d’un progrès commun et une émancipation partagée, qui étaient développées dans une première partie de son raisonnement.
L’objectif de sa conférence était de défendre l’idée qu’une synthèse du nationalisme et de l’islamisme est possible – voire qu’elle est une réalité : les compromis établis au moment de l’écriture de la Constitution tunisienne en est l’exemple le plus frappant et le plus représentatif aujourd’hui.

Publié le 09/02/2016


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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