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Compte rendu de la conférence d’Akram Belkaïd, « Les dimensions économiques et sociales des révoltes en Méditerranée », le 10 juillet 2012 à l’Université Libre de Bruxelles

Par Astrid Colonna Walewski
Publié le 20/07/2012 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Akram Belkaïd annonce : « rien ne se fera sans l’économie ». Pourtant, il remarque que les écrits sur le « printemps arabe » minimisent souvent le rôle de l’économie. Ces écrits évoquent rapidement les conditions qui ont fait qu’un jeune chômeur tunisien se soit immolé par le feu parce qu’on lui avait retiré son outil de travail, mais portent ensuite l’analyse sur d’autres termes, comme l’évolution des mouvements islamistes ou les questions d’identité. Ces questions sont bien entendu très importantes, mais Akram Belkaïd considère que l’économie mériterait une plus grande attention et une plus grande part d’analyse dans la lecture des événements. Non seulement l’économie est l’une des raisons majeures de ce qui arrive aujourd’hui dans le monde arabe, mais elle risque d’être l’un des principaux facteurs d’échec des transitions démocratiques dans lesquelles les pays arabes s’engagent.

Akram Belkaïd définit son champ d’analyse plus spécifiquement aux deux pays les plus avancés dans le processus de transition, la Tunisie et l’Egypte. Les expériences de ces deux pays posent des questions fondamentales sur le plan de l’économie, et sont d’autant plus intéressantes à analyser dans la mesure où elles pourraient s’appliquer à d’autres pays arabes.

L’auteur s’interroge sur les causes du printemps arabe. Au-delà des raisons « connues » telles que l’atteinte à la dignité des personnes, la corruption des dirigeants, le manque de liberté, il distingue aussi l’échec des politiques économiques des pays arabes. Akram Belkaïd montre que la situation réelle des pays arabes du sud de la Méditerranée en 2011 était un échec sur le plan économique : croissances insuffisantes, réticence des investisseurs étrangers à s’installer dans une région peu stable, fuite des capitaux estimée à 15 milliards de dollars. Ce dernier élément révèle des milieux d’affaires locaux qui eux-mêmes ne croient pas en l’avenir de leur pays, puisqu’ils en font sortir leur argent. Un marché du travail incapable d’absorber les jeunes diplômés a aussi contribué à cet échec économique, particulièrement en Tunisie depuis la décennie 2000. Mis à part les pays du Golfe, qui ont une structure économique différente parce que ce sont des pays rentiers, Akram Belkaïd rend compte d’un monde arabe qui est « à la traîne ». Il s’agirait de la région du monde la plus touchée par les problèmes socio-économiques, l’Afrique subsaharienne étant plus performante dans certains domaines.

Cependant, l’échec de ces politiques économiques n’était pas avoué en 2011. L’Egypte et la Tunisie étaient présentées comme les bons élèves des institutions financières internationales. Aujourd’hui, on s’est rendu compte que les dirigeants de ces deux pays avaient délibérément falsifiés un certain nombre de statistiques pour donner une image plus positive de leur situation économique, en minorant le chômage des jeunes et les difficultés monétaires, en exagérant le niveau des exportations. Cette politique avait permis à l’Egypte d’arriver en tête de tous les classements de la Banque mondiale, d’être présentée comme un pays qui réformait le mieux et qui serait le premier pays arabe à faire son entrée dans l’OCDE. La Tunisie quant à elle était perçue comme un « modèle » avec ses lois d’inspiration libérale et son ouverture du commerce. Mais la réalité et les problèmes sont apparus dès lors que la façade s’est lézardée, laissant apparaître des pays non aptes à résoudre un problème majeur : le chômage. Selon Akram Belkaïd, c’est cette incapacité, combinée à un manque de liberté, qui a préparé l’avènement de la révolution. Akram Belkaïd insiste sur l’importance de l’emploi et déplore que cette donnée essentielle soit trop souvent oubliée. La capacité à offrir un emploi à chacun, pour qu’il puisse conduire sa vie lui-même, est d’abord la grande faillite économique des pays arabes, ensuite tout l’enjeu des transitions en cours. Selon Akram Belkaïd, l’enjeu n’est pas tant dans des questions identitaires, mais plutôt dans la question de savoir si les nouveaux dirigeants seront capables de faire mieux et de créer des emplois.

En tant qu’économiste, Akram Belkaïd estime que la situation du monde arabe jusqu’à 2011 est un cas d’école qui peut remettre en cause les sciences économiques telles qu’on les enseigne aujourd’hui. Pendant longtemps, la Tunisie et l’Egypte étaient louées pour la croissance de leur PIB, or il s’est avéré que la fascination pour le PIB a conduit à faire de mauvais diagnostics. En fait, ne parler que de croissance économique en faisant du PIB le repère fondamental était une erreur. D’autres indicateurs sont nécessaires dans l’analyse du monde arabe : l’IDH en particulier donne une meilleure idée de la réalité économique, tous les pays arabes étant en queue du classement établi par le PNUD, et la plupart au-delà de la centième place.

Akram Belkaïd aborde la question centrale de la transition démocratique : comment répondre à ces deux objectifs majeurs que sont l’emploi et l’infrastructure ? La stabilité d’un pays et une transition démocratique réussie passent par la capacité à offrir des emplois et des infrastructures à la population. La Tunisie apparaît comme scindée en deux, entre un littoral plus ou moins équipé et attractif et une région intérieure qui a besoin d’infrastructures et d’emplois. Cette situation devrait être au cœur des débats politiques, or Akram Belkaïd déplore qu’en Tunisie, en Egypte, ou même en Libye lors de la récente campagne électorale, les débats électoraux aient été focalisés sur les questions d’identité. La grande erreur des partis non religieux est de ne pas avoir essayé de placer le débat sur le domaine économique, où ils avaient des arguments à faire entendre par rapport aux partis islamistes. Selon Akram Belkaïd, l’agitation révolutionnaire en Egypte n’aurait pas eu lieu sans les dures grèves dans plusieurs secteurs, notamment celui du textile dans la vallée du Nil. De même en Tunisie, toutes les manifestations de la jeunesse tunisienne n’auraient pas existé sans les grèves dans les bassins miniers et la répression qui s’ensuivit. Les islamistes ont adoptés des positions assez ambiguës sur ces sujets-là : en Egypte, le courant des Frères musulmans a été ouvertement hostile aux mouvements sociaux, il n’a pas soutenu les grévistes de la vallée du Nil. Akram Belkaïd remarque une incapacité à placer le débat sur la question fondamentale : « quelle est votre politique économique ? » ou encore « comment financer emplois et infrastructures ? »

Il affirme, contrairement à une idée reçue, que les pays du sud de la Méditerranée sont riches et que l’épargne locale existe. Or le problème est que le secteur bancaire n’est pas apte à financer le développement économique et les entreprises privées, et qu’il a très peu le « goût du risque ». Il s’agit alors de trouver des idées qui permettront d’utiliser l’épargne pour investir dans l’infrastructure, ce qui nécessite une politique économique clairement identifiée. Or le président égyptien nouvellement élu parle très peu d’économie et se concentre sur des problèmes du quotidien, comme les nuisances sonores, la circulation au Caire, les déchets. Se limiter à ces questions de bon sens révèle un programme économique qui n’est pas clairement établi.

Quel est donc le choix fondamental en matière d’économie qui doit être fait ? Ce choix va-t-il dans le sens d’une ouverture économique, d’un protectionnisme, de privatisations ?

Le protectionnisme est presque un mot tabou, or la création d’emplois se fait d’abord grâce à ses propres activités économiques industrielles. Il est impossible de créer des activités économiques en Tunisie ou en Egypte en ouvrant dans le même temps totalement ses frontières. Une période d’une vingtaine d’années destinée à protéger ses entreprises est nécessaire. En effet, confronter les entrepreneurs à la concurrence internationale immédiate reviendrait à les condamner.

Pour illustrer les nouveaux choix que demanderait une privatisation, Akram Belkaïd évoque l’exemple de l’électricité en Tunisie. Le gouvernement de Ben Ali a toujours refusé de privatiser l’électricité, malgré d’importantes pressions du FMI et de l’Union européenne. Aujourd’hui, connaissant l’inclinaison néo-libérale des islamistes de Nahda, il n’est pas exclu qu’ils mettent en vente une partie de la STEG, la compagnie d’électricité en Tunisie, au nom de l’urgence budgétaire. Par ailleurs, le discours actuel des milieux d’affaires internationaux à l’égard du sud de la Méditerranée prône le partenariat public-privé comme solution idéale. C’est une manière de privatiser sans le faire, puisque l’Etat garde un droit de regard, mais c’est le partenaire privé qui fait tout fonctionner. Cela implique un Etat fort, capable de vérifier ce que fait le privé, or la tendance actuelle est à l’affaiblissement des Etats. Le FMI demande au Caire ou à Alger de diminuer les dépenses publiques et les effectifs du secteur public. Cette question cruciale du rôle de l’Etat dans les développements économiques n’est cependant pas abordée par les régimes de transition.

L’auteur pose enfin la question du partenariat économique. En période de transition, que faire des accords internationaux conclus précédemment ? L’accord signé en 1995 entre la Tunisie et l’Union européenne avait pour objectif de légitimer le régime de Ben Ali. Lorsqu’un régime dictatorial signe des accords internationaux, il obtient une reconnaissance et délivre un double message, affirmant d’une part à la communauté internationale qu’il en fait partie et qu’il ne peut en être exclu, prouvant d’autre part à sa population qu’il est légitime. Or Akram Belkaïd constate que la majorité des évaluations de ces accords sont négatives. Ces accords se sont fait au détriment des pays du sud de la Méditerranée, ils ont entraînés la disparition de centaines d’entreprises locales et une baisse des recettes budgétaires. Aujourd’hui, puisque les régimes sont censés être le reflet de leur propre population et de ses attentes, pourquoi ne s’engage-t-on pas dans la renégociation, dans la réévaluation de ces accords ? Ce débat n’est pas abordé alors qu’il est fondamental, rappelle Akram Belkaïd. L’Europe est en effet le premier partenaire commercial des pays du monde arabe. L’Egypte devrait renégocier l’accord de libre-échange signé avec les Etats-Unis, accord qui ne visait en pas à améliorer l’économie égyptienne, mais à renforcer la légitimité du régime de Moubarak par rapport au Congrès américain. Le silence des partis politiques sur place, notamment des islamistes, montre combien cette question reste épineuse puisqu’elle risquerait de remettre en cause des alliances politiques.

Akram Belkaïd conclut par une dernière interrogation, celle du modèle économique. Une dictature pouvait imposer ce qu’elle voulait à sa population. Dans le cas de la Tunisie, « l’offre » tunisienne pour attirer les investisseurs était la garantie d’un environnement où ni les syndicats, ni les travailleurs ne poseraient de problème, sous peine de se retrouver en prison. Aujourd’hui, alors que théoriquement travailleurs et syndicalistes ont des droits, il s’avère que le modèle économique sur lequel se sont bâties la Tunisie et l’Egypte, avec des salaires bas et très peu de droits sociaux, sont remis en cause. Akram Belkaïd précise que emplois ne signifie pas seulement des salaires, mais aussi une protection sociale et des droits, comme le droit à la grève, le droit de se syndiquer ou de demander des augmentations. Le modèle économique a donc changé et devrait être au centre des débats, parce qu’un régime qui est officiellement démocratique sur le plan politique ne peut imposer une dictature économique. A cet égard, les régimes de transition en Egypte ou en Tunisie ont été tentés de « mater » les mouvements de contestation par la force. Akram Belkaïd met en garde contre cet usage de la force pour imposer des modèles économiques divers, qui risquerait de faire déraper les transitions démocratiques.

Publié le 20/07/2012


Après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’université Paris IV Sorbonne, Astrid Colonna Walewski étudie actuellement à l’Université Catholique de Louvain en Master de Relations Internationales. Elle suit des cours de spécialité sur le monde arabe et écrit un mémoire sur la révolution égyptienne.


 


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