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Mathieu Guidère, Henry Laurens, Albert Memmi et Benjamin Stora étaient invités, jeudi 26 mai, à la Mairie du IIIème arrondissement de Paris, pour participer à un débat sur le printemps arabe animé par Emmanuel Laurentin, producteur à France Culture. Ensemble, ils reviennent sur les espoirs et les craintes suscités par les vagues révolutionnaires qui agitent le monde arabe depuis décembre 2010 et sont à l’origine de la chute des régimes de Ben Ali en Tunisie et de Hosni Moubarak en Egypte.
Emmanuel Laurentin revient, tout d’abord, sur l’étonnement général que ces soulèvements populaires ont provoqué et compare cette surprise à l’émotion qui avait suivi la chute de l’URSS à la fin des années 1980.
L’écrivain Albert Memmi ne parle pas pour sa part de surprise. Il entretenait en effet de nombreuses relations avec la Tunisie et ses anciens étudiants, et connaissait parfaitement leur souffrance et leur besoin de plus de libertés. Il était donc impatient et se réjouit pour ce formidable évènement. Toutefois, Albert Memmi préfère parler de révoltes plutôt que de révolution dans le monde arabe. Une révolution sous-entendrait, en effet, une transformation des mœurs, ce qu’il ne perçoit pas encore. En Tunisie, par exemple, la pratique de la corruption, très courante sous Ben Ali, semble destinée à durer et n’est pas encore véritablement mise en avant par une classe moyenne attachée à ses privilèges. La condition de la femme et le sort des minorités ne montrent pas non plus de réelles améliorations. Pour lui, on pourra parler de révolution uniquement lorsque les minorités jouiront d’un statut d’égal dans la société. Enfin, tant que les pays arabes refuseront de séparer la politique de la religion, ils ne pourront pas véritablement avancer et ne gagneront pas la bataille de la civilisation.
Benjamin Stora, historien et professeur des Universités, regrette pour sa part de ne pas avoir observé de réelles manifestations d’enthousiasme ou de soutien de la part des militants et syndicalistes français contrairement aux mouvements de solidarité qui avaient accompagnées la sortie des régimes dictatoriaux dans les années 1970. On s’est trop habitué, en Europe, à voir dans le Sud un certain immobilisme, une incapacité à changer. Cette manière de percevoir le monde arabe comme une région figée et en proie à l’islamisme poussait l’Europe à soutenir les régimes en place et à bien recevoir ses dirigeants. Benjamin Stora ne cache d’ailleurs pas sa surprise devant ce printemps arabe. Il avait pourtant conscience du décalage qui existait entre la société et le pouvoir politique. Les populations sont aujourd’hui de plus en plus tournées vers l’Occident. Le cadre familial a évolué, le peuple a accès à une meilleure éducation, aux chaînes satellitaires, à Facebook, et ne peut plus supporter ce fossé, comblé courageusement en trois mois par le processus révolutionnaire. L’Occident s’interroge alors sur une éventuelle montée de l’islamisme. Pour lui, ce risque vaut la peine d’être pris pour sortir des dictatures et avancer vers la démocratie.
Henry Laurens, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire « Histoire contemporaine du monde arabe », s’accorde avec Benjamin Stora sur le fort décalage qui existait entre la société et le système politique et démontre que rien ne s’opposait à la démocratie. On était pourtant loin d’imaginer ce tsunami démocratique en 2011. Les différents régimes autoritaires avaient d’ailleurs réalisé de belles performances économiques ces dernières années et avaient su rester à l’écart de la crise de 2008. Ces soulèvements seraient, pour lui, l’impact du baby-boom arabe des années 1980-1990, comme le baby-boom français avait entrainé mai 1968. On découvre une nouvelle jeunesse éduquée qui dispose d’outils internet et qui a su mobiliser l’ensemble de la société, donnant ainsi au mouvement une importance considérable. Pour Henry Laurens, on peut définir les acteurs de ces mouvements comme des révolutionnaires. Il existe, en effet, plusieurs types de révolution. Après les premiers temps, où l’on exige le départ imminent du dictateur, il faut effectuer un passage en politique : c’est la deuxième étape, où se situent actuellement la Tunisie et l’Egypte. Cette étape s’accompagne nécessairement d’une dégradation morale et de lutte politique autour de programmes opposés et de débats autour de la rédaction de la Constitution. Tout reste donc à faire et tout est encore possible aujourd’hui. Il est finalement trop tôt pour faire un bilan concret à l’heure actuelle.
Mathieu Guidère, professeur des Universités et titulaire de la chaire « Islamologie et pensée arabe », tente alors d’esquisser un tableau de la situation actuelle dans la région. Pour lui, le premier élément fondamental est la fin de la peur. Cette fin de la peur a permis une liberté d’expression sans précédent ainsi qu’une libéralisation exceptionnelle des médias. Dans le domaine politique, c’est encore très morcelé. On trouve, par exemple, dans un petit pays comme la Tunisie, pas moins de 70 partis. Certains courants continuent de s’opposer : les islamistes et les militaires, les islamistes et les tribus, suivant ainsi différentes combinaisons variant selon le pays. On peut noter ici que les laïcs ne représentent pas, aujourd’hui, une véritable force mobilisatrice qui pourrait amener à une révolution des moeurs. Les islamistes sont cependant restés largement en retrait pour éviter que le spectre terroriste ne vienne discréditer les mouvements. Pourtant, si l’on prend l’exemple des Frères musulmans en Egypte, ils représentent sans aucun doute une importante force mobilisatrice et ils sont très bien ancrés dans la société. Ils utilisent d’ailleurs beaucoup Facebook. En ce qui concerne la condition de la femme, il faut rappeler qu’elles ont contribué au système et qu’elles ont éduqué les hommes d’aujourd’hui. On a noté leur présence dans les processus révolutionnaires égyptiens et tunisiens mais ont été plus discrètes en Libye. Les minorités sont également dans une situation délicate. Les coptes, en Egypte, sont dorénavant accusés de traitrise pour leur soutien à Hosni Moubarak qui leur assurait une certaine protection contre les islamistes, et sont victimes de représailles. Enfin Mathieu Guidère ne croit pas qu’une laïcisation soit possible aujourd’hui. Le monde arabe a essayé ces dernières décennies toutes les idéologies possibles (communisme, socialisme…) à l’exception de l’islamisme, du moins dans l’esprit des populations.
Emmanuel Laurentin s’interroge alors sur le cas de l’Algérie qui est restée à l’écart de la vague révolutionnaire. Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie, rappelle alors que les grandes manifestations des années 1990 qui avaient mobilisé entre 3000 et 4 000 personnes à Alger avaient déclenché une guerre civile qui avait fait près de 150 000 morts. Cet événement a fortement choqué les Algériens. Aujourd’hui, de nombreuses grèves secouent le pays mais ces mouvements sociaux ne sous-entendent pas de véritables transformations politiques. La société algérienne est très politisée mais est également très individualiste, ce qui la détourne paradoxalement des révolutions et des discours idéologiques. La société recherche plus la satisfaction réelle et se méfie généralement de la suridéalisation qui domine les discours depuis 50 ans dans le monde arabe.
L’instauration de la démocratie se fera bien sûr en fonction des réalités de chaque pays. En Egypte, par exemple, l’islamisme est fortement intégré dans la société et la démocratie devra s’établir en fonction de ses références. Avant d’aller plus loin, Mathieu Guidère préfère faire le point sur les trois formes d’islamismes afin de mieux rendre compte de la situation dans les sociétés arabes. On trouve, tout d’abord, un islamisme populaire qui est sensible aux questions théologiques et aux symboles de l’Islam. Cette forme ne représente aucun danger mais démontre juste d’un attachement envers la religion islamique. Il existe ensuite un islamisme politique qui est focalisé sur la forme de gouvernement à adopter. Enfin, l’islamisme djihadiste voit dans un combat sur soi et contre les autres le seul moyen de régler les problèmes. Ces deux dernières formes d’islamismes ne sont pas majoritaires aujourd’hui. Les pays arabes veulent une forte connotation musulmane et aussi une démocratie. Finalement, s’il est encore trop tôt pour analyser réellement la situation actuelle des pays arabes et pour prédire différents scenarii, le monde arabe semble aujourd’hui plus déterminé que jamais à prendre son destin en main.
Lisa Romeo
Lisa Romeo est titulaire d’un Master 2 de l’université Paris IV-Sorbonne. Elle travaille sur la politique arabe française en 1956 vue par les pays arabes. Elle a vécu aux Emirats Arabes Unis.
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