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Ceci n’est pas une autobiographie, de Hazem Saghieh, traduit par Samy Dorlian

Par Claire Pilidjian
Publié le 03/04/2019 • modifié le 26/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Hazem Saghieh

Une autobiographie ?

Né dans une famille chrétienne, Hazem Saghieh passe son enfance auprès de sa grand-mère dans un village du Nord du Liban, avant de poursuivre son adolescence avec ses parents à Achrafiyyeh (1) puis d’habiter pour trois ans en Grande-Bretagne. De retour à Beyrouth, il entame sa carrière de journaliste en 1974 à as-Safîr (2), un quotidien libanais tout juste fondé, et qui se veut l’espace d’expression de toutes les sensibilités de gauche tout en conservant un fort accent nationaliste arabe. Il y travaille jusqu’en 1988, « quand l’accumulation des articles à teneur libérale de Saghieh est de moins en moins acceptée par as-Safîr (3) » et que le quotidien al-Hayât décide de l’embaucher. Mais c’est depuis Londres que l’intellectuel libanais écrit ses articles, car il y vit depuis la fin des années 1980, après avoir quitté Beyrouth au terme de la guerre civile libanaise, laquelle a éclaté en 1975.

Cette « autobiographie partielle » a d’abord le mérite de plonger le lecteur en immersion dans le Liban des années 1950 aux années 1980. Les premières pages du livre évoquent la grande ruralité du village de la grand-mère de l’auteur, non sans laisser présager les mutations qu’impliquent les départs et retours des émigrés libanais en quête de fortune, en Afrique ou aux Etats-Unis ; d’ailleurs les parents de Hazem Saghieh, comme nous le rappelle Samy Dorlian, ont vécu jusqu’en 1960 au Sierra Leone, en Afrique de l’Ouest. L’enfance de l’intellectuel semble ainsi s’être écoulée dans un mélange de traditions, de superstitions, de croyances, de mythes mêlés à l’irrésistible modernisation de ce petit village rural.

La riche description d’Achrafiyyeh, dans l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, fait quant à elle le récit d’un quartier « folklorique », selon l’auteur, et en pleine mutation. L’auteur y évoque tant ses premières sorties au cinéma que le souvenir de son voisin « Monsieur Emile » dont la petite moustache lui rappelle celle de Franco, ou encore la nouvelle Cadillac de Jamîl, le coiffeur du quartier, et qui illustre à elle seule que « l’effet des illusions [à Achrafiyyeh] était plus grand que l’effet de la réalité » : cette voiture, que le coiffeur « passe de longs moments à nettoyer et à observer de tous côtés », « ne marche pas », mais « il ne faisait apparaître aucune désolation qui diminuerait la fierté qu’il en avait et ne présentait aucune explication justifiant une situation anormale telle que l’achat d’une voiture qui « ne marchait pas » ».

Hadihi layssat sira nous livre cependant peu d’informations concrètes sur le parcours de son auteur. Comme son titre l’indique – Ceci n’est pas une autobiographie –, le texte ne prétend pas faire le bilan de la vie de Hazem Saghieh. Le récit s’arrête d’ailleurs avant qu’il ait atteint la quarantaine (à la fin des années 1980, à son départ pour Londres), laissant de côté une grande partie de sa vie. Certains éléments personnels du parcours de l’auteur sont, en outre, plus ou moins éludés – on apprend ainsi dans les dernières pages qu’il s’est marié, lorsqu’il évoque le départ de sa femme pour rejoindre sa famille à l’Est lorsque les bombardements sur Beyrouth s’amplifient. Mais c’est précisément un des intérêts de l’ouvrage, qui parvient à mêler intimement considérations politiques et souvenirs personnels – ce que Samy Dorlian analyse dans la riche présentation qui précède l’ouvrage comme un « angle anthropologique » : ainsi, « l’autobiographie partielle » s’ouvre sur un chapitre évoquant un personnage haut en couleurs dans la vie de Hazem Saghieh, sa grand-mère ; cette dernière permet justement à l’intellectuel de s’interroger sur certaines questions politiques, à savoir, ici, le panarabisme. Hazem Saghieh décrit longuement l’engouement prononcé de sa grand-mère, chrétienne d’Orient, pour les grands récits mythiques arabes, entre littérature de l’anté-Islam et histoire des débuts de l’Islam. Ces derniers fondent en partie chez elle son panarabisme, lequel se retrouve confronté à l’émergence de frontières de plus en plus rigides autour du Liban dessiné par les Français après la Première Guerre mondiale, dans un contexte, qui plus est, d’occidentalisation du pays :

« La capitale était occidentalisation et dépaysement ; brassage et barbarisme. Ma grand-mère était une forteresse face à ce vent ; à chaque fois qu’il soufflait vers l’ouest, elle devenait de plus en plus orientale. Avec la « guerre de 14-18 », elle avait ouvert les yeux sur le nouveau monde, récalcitrante et grincheuse. Alors que […] les éminents hommes politiques du Mont-Liban ainsi que ses intellectuels rentraient de leurs lieux d’émigration, accueillant favorablement le mandat français et accédant à des postes importants dans le « Grand-Liban », ma grand-mère se tenait petite et triste dans les rangs des défaits par la chute de l’Empire ottoman ».

Les revirements politiques de Hazem Saghieh comme clé de lecture des « vicissitudes idéologiques » du Proche-Orient

Ce panarabisme sera intimement partagé par le jeune Hazem Saghieh dans la première partie de son existence, avant de connaître de nombreuses « bifurcations » idéologiques et politiques : car, chrétien de naissance, ce dernier est tour à tour nationaliste arabe, nationaliste « syrien », marxiste, puis sympathisant de la révolution iranienne – avant de résolument sortir « de toute constellation anti-impérialiste, qu’elle soit nationaliste, marxiste ou islamique ». En introduction de l’ouvrage, Samy Dorlian note : « A la récurrente question de savoir comment il justifie les différents changements survenus au cours de son itinéraire politique, Saghieh répond très souvent que chaque bifurcation était motivée par la volonté d’être le plus près possible de ce qu’il percevait comme étant la vérité. »

En effet, chacun de ces revirements politiques – fil rouge de l’ouvrage – est décrit et analysé par l’auteur dans des chapitres distincts : ainsi, un chapitre est consacré à ses années « au parti de Nasser », un deuxième à ses quelques mois qui furent « la honte de [sa vie] : nationaliste syrien ! » ; il évoque dans un troisième son « chemin vers le communisme », suivi de son « adieu à la classe ouvrière » qui le mène pour finir vers Khomeiny, qualifié de « dieu morose ». Chaque affiliation idéologique et/ou politique fait l’objet d’un récit éclairant comment l’intellectuel a été séduit par ces idées nouvelles, souvent sous l’influence de certains de ses proches ; il poursuit, parfois, par les « rites » ou « cérémonies » qui encadrent l’entrée dans le parti ; puis il offre un regard autocritique sur ses choix, que permet précisément la rédaction de l’autobiographie à vingt ou trente ans de là.

L’intérêt de cette succession de revirements politique est justement dans l’interrogation des causes qui les ont provoquées par l’auteur lui-même. Certaines sont subjectives, comme il le souligne ; par exemple, l’attachement ressenti par Hazem Saghieh envers l’ayatollah Khomeiny ne semble pas tout à fait étranger au grand puritanisme qui régnait dans la maison et dans le village de son enfance : « l’imam morose interpella en moi ce qu’une classe ouvrière (4), qui ne m’était apparue qu’à travers les livres, ne fit point » ; et plus loin : « avant que le goût austère de Khomeini à saler la pastèque (5) ne nous unît à lui, un puritanisme rejetant les chansons et les couleurs nous avait unis, un peu plus de cent ans auparavant, aux conservateurs anglais […]. Mon grand-père était un victorien de haut vol. »

La teneur autobiographique du récit permet en effet d’explorer toute la subjectivité qui peut motiver l’adhésion à une idéologie politique. Mais, et c’est l’intérêt historico-politique de l’ouvrage, Hazem Saghieh évoque aussi les causes objectives de ses évolutions. Ainsi, la défaite du projet de République arabe unie – qui a uni l’Egypte et la Syrie dans un même Etat de 1958 à 1961, avec l’ambition d’être rejointe progressivement par d’autres Etats arabes – est en partie à l’origine du retrait de Hazem Saghieh du nassérisme et de son intérêt croissant pour le baathisme durant ses années de lycée. Ce baathisme provoquera d’ailleurs certains ennuis au jeune Hazem Saghieh, bien que, comme il le reconnaît lui-même avec autodérision, son « baathisme n’allait pas au-delà des formules bien tournées de Michel Aflaq (6) et de quelques vers de poème ». Puis, la scission survenue en 1966 au sein du parti Baath, lorsque les militaires du Baath renversent les partisans d’Aflaq, pousse à nouveau l’intellectuel du côté du nassérisme. Il intègre alors « l’Avant-garde », dite « l’Organisation » ou « Parti de Nasser », sur laquelle il pose désormais un regard critique et même moqueur. Un nouvel événement historique vient bousculer cette affiliation : la défaite, en 1967, de l’Égypte contre Israël au cours de la guerre des Six Jours. C’est ainsi que l’auteur se tourne, à sa grande honte aujourd’hui, vers le nationalisme syrien, qu’il quittera après moins d’une année. Il est possible, ainsi, de trouver des causes objectives à ses autres revirements ; le tournant « obscurantiste » de Khomeiny, qui ne fut pas long à transparaître, explique par exemple son détachement abrupt de la révolution islamiste.

L’examen de ces causes objectives permet de refléter ce que Samy Dorlian appelle les « vicissitudes idéologiques du Proche-Orient arabe ». Que peut-on entendre par là ? A la lecture de son ouvrage, sans doute la diversité des événements et bouleversements politiques qui agitent le Proche-Orient des années 1950 jusqu’à la guerre civile libanaise, et qui expliquent, ainsi, des revirements idéologiques aussi brutaux que ceux connus par l’auteur. Et c’est précisément pour cela que Hadihi layssat sira laisse finalement l’impression d’une certaine cohérence dans les choix idéologiques de Hazem Saghieh, bien loin d’apparaître comme un opportuniste prêt à retourner sa veste à toute occasion.

A la rencontre d’un essayiste sarcastique et satirique

La traduction de cet ouvrage par Samy Dorlian est la bienvenue dans un contexte où aucune autre œuvre de cet intellectuel libanais n’a été traduite en français. Et pourtant, comme le souligne le traducteur dans sa présentation de l’autobiographie, l’essayiste est l’auteur d’une œuvre extrêmement diverse, qui va de la fiction à l’essai politique, pour toujours mieux « déconstruire la réalité politique, sociale, culturelle et intellectuelle du monde arabe contemporain ». Samy Dorlian est parvenu à rendre fidèlement le style éminemment ironique et sarcastique de Hazem Saghieh, qui fera sourire plus d’une fois le lecteur de Ceci n’est pas une autobiographie. Les annotations nombreuses du traducteur sont d’ailleurs une clé de lecture plus que nécessaire pour le lecteur français parfois peu familier des abondantes références historiques, politiques, mais également littéraires et culturelles qui caractérisent la plume de Hazem Saghieh. On ne peut qu’attendre avec impatience la traduction d’autres œuvres de cet auteur encore méconnu en France, qui parvient tour à tour à amuser, provoquer et émouvoir son lecteur – car les derniers mots de Saghieh, évoquant son départ pour la Grande-Bretagne, sont bien lourds d’émotion :
« Cap sur Londres alors.
Adieu la tombe de ma grand-mère. »

Notes :
(1) Quartier chrétien de l’Est de Beyrouth.
(2) En arabe, as-Safîr signifie « l’ambassadeur ».
(3) Toutes les citations sont extraites de l’ouvrage en question (de la présentation faite par Samy Dorlian ou de sa traduction du texte de Hazem Saghieh).
(4) Le « khomeinysme » suit en effet le marxisme dans l’évolution idéologique de l’auteur ; ce dernier n’a pu découvrir le communisme qu’au travers des livres, notamment durant ses années en Grande-Bretagne, et non au contact direct de la classe ouvrière qu’il s’acharne pourtant à défendre dans ses discours sur les classes sociales.
(5) L’auteur rapporte dans un passage précédent une anecdote selon laquelle l’Ayatollah aurait salé une pastèque apportée par des fidèles, sous prétexte que « le goût ne saurait avoir une telle qualité ni exercer une telle séduction ».
(6) L’un des trois fondateurs du Baath syrien, avec le sunnite Salah Eddine Bitar et l’alaouite Zaki al-Arzouz

Hazem Saghieh, Ceci n’est pas une autobiographie. Les vicissitudes idéologiques du Proche-Orient arabe à travers le parcours d’un intellectuel libanais (années 1950 – années 1980), traduit par Samy Dorlian, L’Harmattan, Collection Comprendre le Moyen-Orient, 2019, 169 p.

Publié le 03/04/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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