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La dynastie fatimide apparaît en 909 en Syrie du Nord, avant de s’étendre au Maghreb et de finalement conquérir l’Égypte en 969. Elle y installe, au Caire, un califat chiite, contestant explicitement la légitimité du calife abbasside sunnite de Bagdad, en même temps que son autorité politique sur les territoires conquis, qui faisaient jusque-là partie de l’Empire abbasside. C’est donc d’abord par rapport à Bagdad que peut se comprendre ce nouveau pouvoir, qui, au XIe siècle, est la plus puissante autorité du Moyen-Orient. Les formes de la domination fatimide ont également des conséquences économiques et sociales importantes. Pourtant, ce puissant califat décline rapidement, comme le montre la facilité avec laquelle le jeune vizir Yusûf – futur Saladin – y met fin en 1171.
Fait rare dans l’histoire de l’Orient médiéval, la conquête de l’Égypte par les Fatimides et, de manière générale, la mise en place de leur domination au Moyen-Orient se fait pacifiquement. C’est qu’en effet, leur prise de pouvoir est rendue possible par le mouvement des Carmathes, une secte chiite ismaïlienne (comme les Fatimides) qui mena dans l’Orient islamique une action révolutionnaire, en organisant des soulèvements et des révoltes dans le but de fonder un État « juste ». Hamdan Qarmat, le fondateur du mouvement, défendait en effet l’idée que le pouvoir héréditaire, fût-il légitimé religieusement, entretenait les différences et les inégalités de castes, et prônait donc une révolution politique visant à assurer le bonheur et l’égalité des hommes. De nombreuses rébellions, particulièrement militaires, furent donc fomentées dans l’ensemble de l’Orient islamique. C’est à la faveur d’un mouvement de ce type que les Fatimides prennent le pouvoir en Égypte en 969, sans rencontrer de réelle résistance. En effet, les actions menées par le mouvement des Carmathes avaient permis de sensibiliser les populations à des thèmes qui ne préoccupaient jusqu’alors que l’élite, comme la question de la tradition ou de la révolution, ou du choix entre chiisme et sunnisme (les deux branches majoritaires de l’islam) ; la propagande intense des Fatimides sur le territoire égyptien permit d’imposer leur pouvoir pacifiquement, non parce que la population adhérait massivement à leur conception du pouvoir et de la religion – une large partie des Égyptiens demeurait attachée à l’orthodoxie sunnite, incarnée par le califat abbasside – mais parce que ces questions avaient pris racine dans les mentalités, et qu’une réponse différente de celle du pouvoir en place apparaissait dès lors comme possible. De plus, pour la première fois, la population se trouvait au moins un peu associée à ces choix – même si la mise en place d’un pouvoir très autoritaire ne tarda guère.
Avec la conquête de l’Égypte, les Fatimides entrent en confrontation directe avec le califat abbasside de Bagdad, qui contrôlait jusqu’alors ce vaste et riche territoire au même titre que la Syrie – où pénètrent également les Fatimides, sans parvenir à y imposer leur autorité de manière aussi ferme qu’en Égypte – et les villes saintes de La Mecque et de Médine, qui prêtent allégeance au nouveau califat égyptien. Un pouvoir fort se met dès lors en place, avec l’établissement d’une « dictature » en Égypte : l’autorité califale, centrée sur Le Caire, est secondée par des vizirs et relayée par des gouverneurs, émirs et administrateurs. Elle s’exerce directement et de manière très autoritaire sur le territoire égyptien ; dans les territoires maghrébins et syriens, elle se fait sentir à travers l’influence religieuse et les garnisons militaires placées dans les villes.
Le califat fatimide est non seulement un califat rival de celui des Abbassides – au même titre que le califat umayyade de Cordoue – mais a pour particularité d’être un califat chiite. C’est donc non seulement un pouvoir rival, mais aussi une autre conception de l’islam qu’il promeut et impose sur ses territoires. Pour les chiites, en effet, seuls peuvent prétendre au califat les descendants directs du Prophète par son gendre ‘Alî ; le nom même des Fatimides est dérivé de celui de la femme de ‘Alî, Fatima [1] C’est pourquoi les Fatimides considèrent qu’ils ont restauré le seul imamat [2] – ou califat – légitime, face à l’« usurpateur » abbasside. La mise en place de ce califat chiite en Égypte signifie donc également une modification du calendrier des fêtes dans les territoires contrôlés par les Fatimides, où l’on célèbre désormais les grandes fêtes chiites commémorant le martyre d’al-Husayn [3], la naissance de ‘Alî, sa mort, etc. Religion et politique étant à cette époque étroitement imbriqués, l’une est l’instrument de l’autre et inversement ; la diffusion des rituels et de la tradition chiite permet de mesurer l’influence politique des Fatimides. Celle-ci est très forte, comme le montre leur capacité, à la fin du XIe siècle, à faire dire la prière en leur nom dans tout l’empire islamique – la khutba, c’est-à-dire le sermon de la prière du vendredi, doit en effet comporter le nom du calife régnant : la prééminence politique et religieuse du Caire sur Bagdad est ainsi clairement marquée. Le calife fatimide est donc bien, à cette époque, le personnage le plus important du Moyen-Orient. L’emprise des Fatimides sur les territoires occupés, de l’Afrique du Nord à la Syrie, est en effet très grande, et ce pouvoir fort est symbolisé par la construction d’une nouvelle capitale – Le Caire – dès la conquête de l’Égypte en 969. Fustât, comme elle s’appelle à l’origine [4], est conçue pour être le centre politique et religieux du tout récent empire fatimide, et particulièrement de l’Égypte islamique. Elle est le siège de la cour califale ainsi que de l’administration civile et militaire, et concentre donc tous les pouvoirs décisionnels aussi bien que religieux. Sur le plan architectural, elle est à même de rivaliser avec la fastueuse Bagdad abbasside grâce à ses mosquées et ses palais luxueux ; certains des bâtiments construits par les Fatimides ont un rayonnement international, et pourront jouer un rôle important dans la suite de l’histoire islamique. C’est le cas par exemple de la mosquée al-Azhar, construite entre 970 et 972, qui sera le principal centre d’étude et de formation des oulémas jusqu’au début du XXe siècle au moins et demeure jusqu’à nos jours une référence en matière de sciences islamiques. Au XIe siècle, une enceinte de remparts percée de portes monumentales est construite pour protéger la ville, qui, à l’instar de Bagdad à la même époque, s’est largement étendue. Le Caire et Bagdad mènent pendant plus d’un siècle une sorte de « guerre d’influence » dans les territoires de Syrie-Palestine, jusqu’à ce que l’arrivée des Croisés au tournant du XIIe siècle en chasse définitivement les Fatimides et y installe des États francs, qui compliquent encore la géopolitique de la région.
L’Égypte, au moment où s’y installent les Fatimides, est un pays riche et une plaque tournante du commerce méditerranéen et oriental, notamment grâce à ses ports et à ses routes caravanières. La fondation du Caire augmente encore cette puissance, puisque la nouvelle capitale devient rapidement un centre économique et commercial incontournable. Les crises économiques, pourtant, ne sont pas rares, et une inégalité profonde sépare la majorité de la population, très pauvre et victime de famines récurrentes, des élites politiques, économiques et religieuses, particulièrement cairotes, qui mènent une vie luxueuse et marquée par la profusion des biens. En cohérence avec la manière dont s’exerce généralement le pouvoir au Moyen Âge, l’Égypte fatimide s’organise selon un système implicite de castes, opposant les puissants et les humbles, les riches et les pauvres, les lettrés et les travailleurs, etc. Malgré l’émergence d’une « opinion publique » en germe au milieu du Xe siècle, sous l’influence du mouvement des Carmathes, la population n’est pas associée au pouvoir ; en revanche, les chefs religieux locaux des régions limitrophes de l’Égypte (qui sont théoriquement sous domination fatimide) peuvent jouer un rôle dans le choix entre chiisme et sunnisme, qui est également un choix politique puisqu’il s’agit de savoir de quel calife on citera le nom lors de la prière du vendredi. Enfin, sur le plan artistique, l’époque fatimide est une période faste. En dehors de l’architecture monumentale des califes, dont nous restent en témoignage les mosquées d’al-Azhar, d’al-Hakim, d’al-Aqmar, ou les grandes portes de l’enceinte du Caire, la peinture et la sculpture se renouvellent, entre recherche du mouvement pour les scènes animées et stylisation pour les décors. Les chaires en bois des mosquées sont finement gravées, les céramiques se multiplient et se diversifient. Le trésor califal fatimide, fait de pierreries, de bijoux, de tissus, d’armes et d’objets précieux en tous genres, est souvent décrit par les auteurs arabes. Enfin, les Fatimides manifestent un grand intérêt pour la littérature, et possèdent la plus grande et la plus belle bibliothèque de l’Orient musulman de l’époque.
Comme la plupart des dynasties qui ont régné sur l’Orient médiéval, les Fatimides finissent par s’affaiblir, à partir du milieu du XIIe siècle, en raison de dissensions internes. Les rivalités entre émirs, notamment, diminuent la puissance militaire, qui est l’un des fondements du pouvoir califal ; dans le même temps, les subordonnés tels que les vizirs prennent une place de plus en plus importante dans la vie politique fatimide, jusqu’à supplanter le calife lui-même. C’est de cette manière que Saladin, nommé vizir en 1169, parviendra à imposer son autorité et à réussir un coup d’État qui met fin au pouvoir chiite en assassinant le dernier calife fatimide, al-Adîd, en 1171. Il ouvre ainsi une nouvelle ère, celle de la dynastie ayyoubide, qui règnera sur l’Égypte et sur une partie du Moyen-Orient jusqu’au milieu du XIIIe siècle.
Bibliographie :
– Éric Denis & Gaston Wiet, article « Le Caire », Encyclopédie Universalis.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Dominique Sourdel, L’Islam médiéval : Religion et civilisation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 230 pages.
– Cours d’Éric Vallet, « Initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
– Gaston Wiet, article « Fatimides », Encyclopédie Universalis.
– Gaston Wiet, article « Égypte – l’Égypte arabe », Encyclopédie Universalis.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Cette étymologie est certaine, mais elle ne signifie pas que les Fatimides descendaient effectivement de ‘Alî ; s’inventer une généalogie prestigieuse était à l’époque une pratique courante permettant d’asseoir sa légitimité.
[2] Le terme arabe « imam » signifie « guide » ; celui de « calife », « khalîfa » en arabe, signifie « successeur du Prophète », mais ces deux mots d’imamat et de califat désignent la même institution et peuvent être employés indifféremment dans le cadre de l’Islam médiéval.
[3] Cette fête est appelée l’Achoura, du mot arabe « ‘ashara » signifiant « dix », parce qu’elle a lieu le dixième jour du mois de muharram.
[4] Ce nom est dérivé du terme grec phosstaton, qui signifie « camp retranché » ; il désignera par la suite la « Vieille Ville » du Caire.
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