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Capitale de l’Empire califal abbasside de 762 à 1258, Bagdad est sans conteste l’une des villes les plus importantes du Moyen-Orient médiéval. Espace de pouvoir mais aussi de réflexion théologique et philosophique, elle est une véritable ville-centre où sont rassemblés les principaux éléments constitutifs de l’Islam médiéval : entre influence économique, brassage des populations, poids politique décisif et questionnements d’une religion encore en formation, la ville de Bagdad et ses habitants se construisent peu à peu, à partir de toutes ces composantes, une identité propre.
Selon certaines sources, le site de Bagdad existerait depuis l’Antiquité – il est notamment cité dans le Talmud, au VIe siècle. Toutefois, c’est la fondation de la ville par le calife abbasside al-Mansûr, en 762 (douze ans après la chute des Umayyades) qui marque le réel point de départ de l’histoire de Bagdad. Selon les sources de l’époque, sa construction aurait nécessité le concours de 100 000 ouvriers et duré quatre ans. Située au nord de l’Irak, non loin de l’ancienne capitale de l’Empire perse sassanide, Ctésiphon, Bagdad est un choix stratégique pour le tout jeune pouvoir abbasside. En y construisant sa capitale, le calife peut à la fois s’approprier l’héritage sassanide – c’est-à-dire celui d’un empire qui régna sur l’Iran et l’Irak pendant plus de quatre siècles (226-651) – et assurer son autorité sur les territoires fertiles et riches des provinces irakiennes, conquises par les califes râshidûn [1]. Ce choix sert à manifester la rupture d’avec les Umayyades, qui avaient leur capitale à Damas ; mais il marque également l’affirmation très nette de l’ambition impériale du califat, qui revendique un pouvoir fort légitimé par Dieu. C’est pourquoi le plan de la ville lui-même est conçu de manière à représenter cette conception du pouvoir : ville ronde, Bagdad se déploie autour du palais califal ; le cercle symbolise la perfection d’un pouvoir monarchique et centralisé. Ce pouvoir est d’autant plus parfait que le monarque a une légitimité religieuse incontestable : son rôle, celui de guide de la Communauté des Croyants, lui vient de Dieu à travers l’exemple de Mahomet et justifie son action politique. Le nom de la ville signifie en persan « don de Dieu », ce qui peut faire référence aussi bien au pouvoir politique – conféré par Dieu au calife, successeur de Mahomet [2] – qu’aux richesses des territoires conquis, symboles de la faveur divine qui accorde la victoire aux musulmans. Deux enceintes protègent la ville : la première entoure le palais, la mosquée et les casernes, situés au centre, et la seconde – de quatre kilomètres de diamètre – précède un grand fossé de vingt mètres de large. Dans l’anneau formé par les deux lignes de remparts se trouvent l’artisanat et le commerce, particulièrement dans le faubourg d’al-Karkh au sud. La grandeur de l’Empire de l’Islam est reflétée par des bâtiments splendides, dont on retient entre autres le grand dôme vert de près de cinquante mètres de haut construit sur le palais califal, et qui aurait été détruit par la foudre vers 941. Très vite, la cité déborde de la ville ronde d’al-Mansûr. D’autres palais sont construits dès la fin de son règne hors de l’enceinte originelle, dont al-Khuld sur la rive droite du Tigre et al-Rusâfa sur la rive gauche ; au IXe siècle, les califes et les émirs se déplacent vers le sud, sur la rive occidentale ; le Tigre divise alors la ville entre un quartier artisanal et populaire, et un quartier princier et aristocratique, autour du dâr al-khilâfa, la résidence des califes. En 1095, le calife al-Mustazhir fortifie la cité à l’est, alors que celle-ci s’est largement étendue. Mais le sac de Bagdad par les Mongols en 1258 voit s’amorcer une période de déclin pour la ville, dont la population est massacrée et la richesse intellectuelle détruite avec le pillage du Bayt al-Hikma, la Maison de la Sagesse, où s’accumulaient depuis plusieurs siècles les grands ouvrages artistiques, littéraires, philosophiques et scientifiques de l’époque.
Capitale de l’Empire abbasside, Bagdad est le premier centre décisionnel de cet immense ensemble qui couvre tout le Moyen-Orient. L’État est en effet très centralisé, particulièrement pour ce qui est de la fiscalité et de l’administration. Les revenus des impôts sont concentrés à Bagdad ; les administrateurs locaux, par l’intermédiaire de vizirs nommés directement par le monarque, sont responsables devant le calife indépendamment des gouverneurs ; la poste impériale, enfin, collecte à travers tout l’Empire des informations transmises à Bagdad et diffuse les décisions du souverain. La monnaie – uniforme dans toutes les provinces – porte le nom du calife régnant. Au moins jusqu’au Xe siècle, l’ensemble de l’Empire islamique est dirigé depuis le palais califal de Bagdad, et l’autonomie locale des gouverneurs de province est limitée autant que possible. Sur le plan religieux, c’est le calife également qui fixe les dates des grandes fêtes musulmanes, célébrées dans tout l’Empire. En cas de contentieux dans le domaine juridique islamique, c’est à Bagdad que l’on se rend pour demander l’arbitrage du calife, instance religieuse suprême.
Bagdad a également un rôle économique de premier plan, qui s’explique à la fois par sa position géographique, par la concentration des richesses dans la capitale et par son ampleur démographique – puisque Bagdad serait, selon certains témoignages, la première ville du monde à atteindre le million d’habitants dès le Xe siècle. Sa situation sur les deux rives du Tigre et près de l’Euphrate, reliés par des canaux, lui ouvre des routes fluviales importantes : au sud, vers les ports du golfe Persique, qui ouvrent sur l’Inde et la Chine (pour les épices et la soie) ainsi que sur l’Afrique orientale pour le bois, l’ivoire et l’or ; et au nord, vers l’Arménie. Elle devient très vite la plaque tournante du grand commerce, aussi bien vers la Méditerranée, Constantinople, l’Occident chrétien et même la Scandinavie (notamment pour le commerce des peaux et des fourrures) que vers la Syrie, l’Arabie et l’Asie. Le commerce d’esclaves est aussi un élément non négligeable de l’économie de la ville, qui en importe beaucoup d’Afrique, des steppes turques ou du Caucase. Le besoin de matières premières, notamment de bois de construction et de fer, se fait sentir ; en revanche, Bagdad exporte quantité de produits artisanaux.
Bagdad est donc la véritable capitale de l’Empire islamique des Abbassides. Toutefois, le pouvoir central s’affaiblit à partir des IXe-Xe siècles, lorsque des potentats locaux commencent à se mettre en place dans les provinces ; en 945, le calife renonce à son pouvoir temporel, qu’il confie au clan turc des Bûyides. Ceux-ci demeurent à Bagdad, mais la ville n’a plus l’omnipotence politique qui était auparavant la sienne ; c’est alors sur sa prééminence économique et sur sa qualité de centre de réflexion inégalé qu’elle se repose pour demeurer une ville incontournable dans le paysage du Moyen-Orient médiéval.
Bagdad s’affirme très vite comme une ville cosmopolite, où se rencontrent marchands, voyageurs, intellectuels, militaires, hommes politiques venus d’horizons divers. La vie de la cité est rythmée, comme partout dans l’Empire, par les obligations religieuses, notamment les cinq appels quotidiens de l’imam à la prière. Le cadi [3], les grands marchands et les fonctionnaires, puis les militaires sont en haut de la hiérarchie, dominée par le calife et sa cour – mais ceux-ci restent généralement assez repliés sur eux-mêmes, et n’ont pas tellement plus d’influence sur la vie urbaine à Bagdad que dans les autres cités du monde islamique. Dans cette ville cosmopolite, on a des communautés de dhimmîs, les Gens du Livre (chrétiens et juifs) soumis à un régime de protection spécifique prévu par le Coran et garanti par le calife. Des groupes de jeunes gens appelés fityân se réunissent également, dans le but de vivre confortablement, dans la solidarité, la camaraderie, la générosité, et sans attache tribale. Au Xe siècle apparaît un nouveau groupe : celui des ayyârûn, des errants hors-la-loi, souvent très pauvres, sans activité régulière, qui, lorsque l’autorité centrale se relâche, sèment le trouble dans la ville par des vols et des pillages. De nombreux groupes existent donc au sein de la population bagdadienne, et organisent la vie sociale, même s’ils n’ont pas de statut bien défini ; la division en quartiers est assez nette.
Dans le même temps, Bagdad s’impose très rapidement comme un centre de réflexion de premier plan, particulièrement en ce qui concerne la philosophie et la théologie, disciplines rivales. Les grands courants de pensée s’y développent, s’y affrontent souvent, comme le rapporte le juge et prosateur al-Muhassin al-Tanûkhî, qui intitule certains de ses petits récits « Entre un mu‘tazilite et un ach‘arite », « Entre le philologue et le prêtre » ou « Compétition entre astrologues ». Observateur du Xe siècle, il décrit avec verve une Bagdad haute en couleurs, où se côtoient cérémonies officielles, procès (comme celui d’al-Hallâj), discussions philosophiques et anecdotes de la vie quotidienne. Al-Fârâbî, fondateur de l’école de logique de Bagdad au Xe siècle, promeut l’appropriation de la pensée grecque par les philosophes arabes : il est un exemple de ce mélange d’influences qui caractérise la pensée arabe telle qu’elle se construit dans la Bagdad des Abbassides. De nombreuses écoles, les madrasas, permettent la formation de savants religieux et de juges et juristes. Bagdad, même lorsque le califat abbasside perd la majeure partie de son pouvoir au Xe siècle, demeure une ville dynamique et riche, où les produits et l’argent affluent. C’est seulement l’attaque mongole, au milieu du XIIIe siècle, qui donnera un coup d’arrêt à ce développement, qui finit par caractériser la ville et ses habitants : la philosophie et le commerce sont désormais les activités principales de Bagdad, qui continue à se distinguer par son cosmopolitisme et son caractère de carrefour, et entretient sa richesse intellectuelle aussi bien qu’économique et humaine.
Construite pour symboliser le pouvoir parfait des Abbassides, Bagdad voit son destin lié à celui du califat : sa perte d’influence politique au Xe siècle est certaine, alors que les provinces ont un poids de plus en plus important. Toutefois, la ville ne s’effondre pas : elle conserve un rôle prépondérant sur le plan économique et commercial ainsi que dans le domaine intellectuel et culturel. Malgré les nombreuses destructions qu’elle subira par la suite, face à Tamerlan notamment, mais aussi sous les Ottomans, Bagdad ne perdra jamais cette position de capitale, au moins provinciale, et de ville-centre marquée par la diversité.
Bibliographie :
– A. Ducellier, M. Kaplan, B. Martin & F. Micheau, Le Moyen Âge en Orient, Byzance et l’Islam – Des Barbares aux Ottomans, Paris, Hachette, 1991, rééd. 2006, 350 pages.
– Al-Fârâbî, Philosopher à Bagdad au Xe siècle, Paris, Seuil, 2007, 239 pages.
– Tanûkhî, Brins de chicane, La Vie quotidienne à Bagdad au Xe siècle, Arles, Actes Sud, 1999, 211 pages.
– Cours d’Éric Vallet, « Initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] « Bien guidés ». Cette appellation désigne les quatre premiers califes, Abû Bakr al-Siddîq (632-634), ‘Umar ibn al-Khattâb (634-644), ‘Uthmân ibn Affân (644-656) et ‘Alî ibn Abî Tâlib (656-661).
[2] Le mot « khalîfa », qui a donné « calife », signifie en arabe « successeur ».
[3] Juge musulman.
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