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Aux origines du chiisme, d’après l’ouvrage d’Antoine Sfeir, L’Islam contre l’Islam, l’interminable guerre des sunnites et des chiites (2/2)

Par Félicité de Maupeou
Publié le 20/08/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

La mort du Prophète en 632 et les premiers califes

En 632, la mort de Muhammad soulève la question de sa succession. En effet, il n’a pas désigné formellement son successeur, ni préparé les institutions et les hommes à son absence. Ce vide juridique est fatal à la communauté musulmane alors en pleine expansion, car il est à l’origine des grandes divisions au sein de l’Islam, et notamment de la séparation entre les sunnites et les chiites.

Deux lois de succession en conflit, première divergence théologique. A la mort du Prophète, si un consensus existe concernant la divinité du message transmis par Dieu à Muhammad, des divergences apparaissent rapidement sur la loi légitime de sa succession et soulèvent une question théologique plus profonde sur la nature de cette succession : divine ou humaine ?
Une partie des musulmans considère que la légitimité divine continue à s’appliquer : le droit de la famille du Prophète prévaut donc, et Ali bin Abi Taleb le cousin, gendre et confident du Prophète, est le successeur légitime de Muhammad. Une autre partie, majoritaire, des croyants, affirme que la divinité cesse d’exister à la mort du Prophète, la tradition tribale doit alors prévaloir : il faut donc nommer comme calife celui qui correspond le mieux aux exigences de Muhammad en termes de dignité, de courage et de sagesse. Ces derniers l’emportent face à Ali et ses partisans et Abou Bakr est proclamé calife.

Les trois premiers califes. Abou Bakr est l’ami le plus fidèle de Muhammad, il est le père d’Aïcha, l’épouse préférée du Prophète. Il est désigné calife, khalifat c’est-à-dire « successeur », en raison de cette amitié et de son grand âge. Son califat dure 2 ans, durant lesquels Abou Bakr affaiblit Ali et sa famille. Il manque cependant de temps pour s’imposer à l’ensemble de la communauté.
En 634, Omar Ibn Khattab, beau père du Prophète, est désigné par Abou Bakr comme son successeur. Il lance l’expansion de l’Islam vers la côte nord africaine (Algérie, Tunisie, Maroc), le Proche-Orient et monde indien. Il invente l’art de la guerre musulman, et remporte beaucoup de victoires. Il est assassiné en 644.
Le Conseil lui désigne comme successeur Othman Ibn Affan qui est à l’origine d’une véritable révolution en rassemblant par écrit les 114 sourates du Coran : les manuscrits sont copiés, les versions concurrentes détruites.

Le conflit avec Ali. Son entreprise d’unification de l’Islam l’entraîne dans un conflit avec Ali, qui se considère comme le légitime conducteur de cette mission qu’il avait promis au Prophète de mener à bien. Mais Ali ne veut pas utiliser la violence : pour mettre fin au califat d’Othman, il se fait donc le porte-parole des contestataires. En 656 Othman est assassiné, Ali est alors soupçonné du meurtre. Il est tout de même désigné calife. Vingt quatre ans après la mort de Muhammad, Ali commence donc cinq années de califat, période des troubles à l’origine du clivage entre les sunnites et les chiites.

Ali, le quatrième calife : un califat de guerres fratricides, 656-661

Ali, un homme religieux manquant de sens politique. Ali serait le premier avec Khadidja, la première épouse du Prophète, à s’être converti à l’Islam à l’âge de 10 ans. Il se marie avec Fatima, la fille de Muhammad, et est tout juste trentenaire à la mort de son beau-père en 632. Il est alors suivi par un grand nombre de disciples dans la bataille de succession. Se considérant comme le successeur naturel de Muhammad, il ne fait cependant pas preuve d’opportunisme ou de combativité pour devenir calife.
Ali considère qu’il est investi d’une mission avant tout religieuse et se sent dépositaire de l’enseignement du Prophète. Durant son califat, il évite les combats et tente d’unifier les musulmans. Cette mission d’unification découle directement de l’enseignement de Muhammad qui a porté à Médine un message nouveau : l’appartenance à l’Islam transcende les appartenances tribales, familiales ou claniques, les musulmans sont égaux entre eux. L’établissement de cette forme de citoyenneté est une priorité de Ali qui se considère comme le propagateur du message de Muhammad. Il est davantage intéressé par l’organisation de la communauté que par le pouvoir, l’Etat étant pour lui un moyen pour unifier les croyants. Ali est une personnalité enthousiaste voire enflammée sur le plan religieux mais il est perçu, y compris par ses partisans, comme étant politiquement faible.

Projets politiques et enjeux du califat de Ali. Arrivé au pouvoir en 656, Ali n’a pas de réel projet politique. Il veut rendre le pouvoir à la famille du Prophète. Considéré comme un homme brave et vertueux, il est d’abord bien reçu mais son élection ne fait pas l’unanimité. En effet, elle remet inévitablement en cause la légitimité des califats précédents qui n’appartenaient pas à la famille du Prophète, et donne une dimension religieuse au conflit entre Ali et ses opposants. Les tensions deviennent donc de plus en plus vives.
Ali a trois impératifs principaux : faire régner la paix aux frontières, assurer la stabilité politique et identifier les assassins d’Othman, son prédécesseur.

Premier affrontement : « la bataille du chameau », 656. En hiver 656, une première guerre fratricide oppose les musulmans : la ville de Koufa repousse le gouverneur envoyé par Ali, lui préférant le gouverneur déjà en fonction. Ces rebelles au pouvoir central cherchent alors de l’argent et des hommes pour mener une guerre contre le calife. Aïcha, épouse préférée du Prophète, rejoint l’expédition rebelle. En effet, elle déteste Ali depuis qu’il a mis en doute sa fidélité longtemps auparavant, et a dans sa parentèle des candidats à la succession d’Othman. La bataille a lieu dans les environ de Bassorah (Irak), il s’agit de la première guerre civile entre musulmans. Cette bataille dite « du chameau » (car Aïcha y assiste du haut d’un chameau) s’achève avec la victoire de Ali. Celui-ci accorde l’aman (garantie de protection) à tous les insurgés, mais cette mansuétude est mal perçue par ses partisans qui ne comprennent pas l’interdiction d’emmener en captivité les femmes et les fils des vaincus et de s’emparer de leurs biens selon l’usage de la razzia. Après la bataille, Ali quitte Médine et installe la capitale de l’Islam au centre des territoires conquis pour contrer les possible rébellions : il choisit la ville de Koufa et y gouverne alors la totalité du califat à l’exception de la Syrie.

Ali fait rechercher les assassins d’Othman mais il est accusé de les connaître et de les couvrir. Cette thèse est défendue notamment par Mo’awiya, influent gouverneur de Damas et parent d’Othman, qui peut donc prétendre à sa succession. Mo’awiya accuse même Ali d’avoir commandité l’assassinat. Les anciens disciples d’Othman lancent alors un appel à l’insoumission, et sont soutenus par Mo’awiya qui déclare la guerre à Ali. Face à l’impossibilité de parvenir à un accord avec Mo’awiya, le conflit éclate en 657, un an à peine après la première guerre fratricide.

Deuxième affrontement : la bataille de Siffin, 657. La bataille se déroule à Siffin, près de l’actuelle ville syrienne d’Al-Raqqa, et réunit 70 000 hommes. Au huitième jour de combat, les troupes de Mo’awiya sont mises en difficulté. Ce dernier utilise alors une ruse : il ordonne à ses troupes d’accrocher des pages du Coran à la pointe de leurs lances pour provoquer une trêve. Il signifie ainsi à son adversaire qu’il accepte de s’en remettre aux indications du Coran. Ali ne peut empêcher l’arrêt des combats et provoque ainsi le mécontentement de ses partisans.
Ali accepte un arbitrage temporel qui provoque dans les deux camps des départs, à l’origine du mouvement des kharajites, issu du verbe kharaja, sortir en arabe. Les kharajites constituent la première dissidence de l’Islam, et revendiquent dans cette bataille la position selon laquelle « le jugement n’appartient qu’à Dieu », ils deviennent un groupe théologique et politique rigoriste et sont aujourd’hui très peu nombreux, se concentrant dans le sultanat d’Oman.
L’arbitrage temporel est une tradition tribale mobilisée lorsque l’usage des armes ne permet pas de décider du sort d’une bataille : chacun des opposants nomme alors un arbitre, et se soumet par avance à la décision des deux arbitres. Lors de cette bataille de Siffin entre Ali et Mo’awiya, l’arbitrage selon le Coran doit déterminer quel est le successeur légitime du Prophète. Mais l’arbitre choisi par Ali est acheté par son adversaire et déclare avec l’arbitre du camp de Mo’awiya que ce dernier est le calife légitime. Mo’awiya refuse cependant de se déclarer calife du vivant de Ali et se contente d’élargir sa domination à l’Egypte.

La mort de Ali et sa succession : la naissance du chiisme

Mort de Ali et abandon du califat par son fils Hassan, 661. Le mouvement kharijite, opposé au concept du califat, monte un projet d’assassinat visant Ali et Mo’awiya : Mo’awiya est blessé superficiellement, mais Ali meurt de ses blessures.
Le califat de Ali a duré 4 ans et 9 mois, il a surtout été marqué par la guerre civile. L’assassinat d’Othman, prédécesseur de Ali, en a fait un martyr aux yeux de ses partisans, tandis que Ali adoptait une démarche religieuse plutôt que politique, et se trouvait rapidement isolé et menacé par le clan d’Othman.
A la mort de Ali, son fils Hassan est désigné comme son successeur par les partisans de la cause alide. Mais Mo’awiya marche avec son armée vers l’Irak où se trouvent les partisans d’Hassan, et lui déclare la guerre. Hassan est publiquement déconsidéré lorsqu’une partie de ses soldats refuse de commencer la bataille : Mo’awiya obtient de Hassan le califat en échange d’une pension et de la paix pour ses partisans.

Le califat de Mo’awiya, 661-680. La renonciation de Hassan en 661 marque le début du califat de Mo’awiya qui inaugure la dynastie des Omeyyades (661-750). Mo’awiya est un homme d’Etat, son déplacement à Damas consacre l’effacement de l’Arabie. Il veut créer un Etat, établir une monnaie, lever un impôt et constituer une armée. Selon sa conception, le commandeur des croyants a tous les pouvoirs. En outre, il se présente comme le tenant de l’orthodoxie musulmane en construction. La période omeyyade est celle de l’achèvement des conquêtes arabes et de la consolidation des frontières.

Mo’awiya ordonne l’empoisonnement de Hassan, et surveille la famille du Prophète. Ses vingt ans de califat sont une période de dénigrement de Ali et de ses actions. Pour sauver leur vie, les partisans de Ali, les chiites (en arabe chi’a) sont contraints d’abjurer leur foi et même d’insulter Ali.
A la mort de Mo’awiya en 680, Hussein, le deuxième fils de Ali, mène une révolte contre le calife de Damas, qui est alors Yazid fils de Mo’awiya. Il s’agit de la deuxième grande étape de la formation du chiisme.

La révolte et le martyr de Hussein, le deuxième fils de Ali : éléments fondateurs du chiisme. Mo’awiya meurt en 680. Selon le nouveau principe dynastique, son fils Yazid accède au trône. La coutume veut alors que Hussein, deuxième fils de Ali, prête allégeance au nouveau calife. Pour s’y soustraire, Hussein se réfugie à La Mecque, il est rejoint par les habitants de Koufa acquis à sa cause et se met en route avec sa famille et ses partisans, que la tradition porte à 72. Mais il est arrêté dans la plaine de Karbala (Irak) par les armées omeyyades qui l’exhortent à se soumettre. Devant son refus, il est attaqué puis tué avec ses compagnons.

Le chiisme se construit progressivement autour des personnalités de Ali puis de son fils Hussein : les lieux saints du chiisme sont les lieux des martyrs de Ali et de Hussein (Nadjaf en Irak, mausolée de Ali, ou Karbala en Irak mausolée de son fils Hussein). La pratique religieuse chiite s’éloigne de l’orthodoxie sunnite par son exaltation. Ainsi au cours de la célébration de la mort de Hussein, le jour de la fête de l’Achoura, les fidèles rejouent littéralement son martyr en se frappant la poitrine en signe de contrition et en se flagellant jusqu’à ce que leur sang recouvre le drap blanc revêtu pour l’occasion.

Construction du chiisme après le martyr de Hussein : la taqiyya et le ijtihad. La défaite de Hussein marque l’entrée des chiites dans la clandestinité et le développement d’un nouveau concept : la taqiyya, c’est-à-dire la dissimulation religieuse. Durant leurs années de clandestinité, les chiites n’avouent pas leur appartenance au chiisme lorsqu’ils sont en présence d’une majorité de sunnites.
Les chiites développent également leur propre ijtihad, c’est-à-dire l’effort d’interprétation du Coran, tandis que les sunnites l’arrêtent à la fin du XIe siècle lorsque le calife doit mater des révoltes sociales et religieuses dans l’empire. Quatre écoles religieuses et juridiques, qui font encore autorité aujourd’hui, sont alors retenues : les malékites (fondée par Malik ibn Anâs, majoritaire en Afrique du Nord, Égypte, Soudan), les chaféites (fondée par l’imam al-Chafi, suivie en Egypte, Indonésie, Malaisie, Yémen, sultanat de Brunei), les hanbalites (fondée par Ahmad bin Hanbal, surtout présente en Arabie saoudite), et les hanafites.

Les sunnites et les chiites ont un socle historique commun : ils se réclament des quatre premiers califats. Mais le schisme qui sépare le chiisme du sunnisme intervient à trois niveaux : il est tout d’abord généalogique, puisqu’il est lié à un conflit de succession du Prophète. Il est également théologique : en effet, le combat de Ali puis de Hussein a une dimension plus religieuse que politique. Leur objectif est non seulement de faire valoir leur droit de succession mais surtout de faire triompher ce qu’ils estiment être la vraie foi. Ils se considèrent comme les seuls dépositaires du message prophétique. Cette première différence originelle est complétée plus tard par des divergences théologiques. Enfin, le schisme entre sunnisme et chiisme a une dimension politique puisque l’exercice du califat revêt rapidement un pouvoir politique et est l’objet de luttes de pouvoir.

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 Les sunnites et les chiites, d’après l’ouvrage d’Antoine Sfeir, L’Islam contre l’Islam, l’interminable guerre des sunnites et des chiites (1/2) : Introduction, contexte et enjeux
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Publié le 20/08/2013


Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.


 


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