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Après le refus d’une Union des Etats arabes du Golfe, les contradictions s’affichent au sein du CCG (suite)

Par Jean-Paul Burdy
Publié le 14/04/2014 • modifié le 24/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Voiture bahreïnie à la gloire des 6 souverains du CCG (1/2012)

Crédit photo : Jean-Paul Burdy

La crise ouverte début mars 2014 au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et opposant principalement Riyad, Manama et Abou Dhabi à Doha, autour du soutien apporté par le Qatar aux Frères musulmans fait désormais ressortir un certain nombre de contradictions qui fragilisent l’organisation régionale, isolent très relativement, le Qatar, sans pour autant offrir de gain significatif à l’Arabie saoudite, qui avait déjà subi peu de temps auparavant une sévère rebuffade de ses partenaires sur l’avenir des relations entre les pétromonarchies.

A lire : 5 mars 2014. Le Qatar mis en accusation : une crise politique sans précédent au sein du Conseil de coopération du Golfe

L’échec de la proposition saoudienne d’Union arabe du Golfe

Entre décembre 2013 et mars 2014, l’Arabie saoudite a opéré un changement de positionnement qui peut surprendre. En effet, lors du sommet du CCG à Koweït du 10 au 13 décembre 2013, Riyad a appelé à un approfondissement de l’intégration du Golfe, à travers une Union des Etats arabes du Golfe. Ses partenaires n’ont, à l’évidence, pas voulu en entendre parler, seul Manama a, sans surprise, déclaré son intérêt [1]. C’est une énième mais très évidente manifestation des réticences permanentes des petites monarchies face à une perspective qui ne pourrait que renforcer l’hégémonisme du royaume saoudien, avec lesquels les contentieux sont par ailleurs nombreux - et pas seulement sur la délimitation des frontières après 1971. En effet, la création d’une Union aurait pour conséquence immédiate la nécessité de définir des politiques communes, en particulier en matière de politique étrangère. Avec, à la clé, la question centrale des relations avec l’Iran. Cette perspective est inimaginable pour la plupart des acteurs concernés : seul le Bahreïn n’y verrait pas d’inconvénient.

Doha, qui a mené dans la dernière décennie une diplomatie qui entendait clairement concurrencer celle de Riyad, ne peut envisager de passer sous de telles fourches caudines saoudiennes qui lui imposeraient, par exemple, d’abandonner sa ligne de soutien aux Frères musulmans partout où ils se trouvent. Accessoirement, une « réunion de travail » sur les dossiers économiques bilatéraux Qatar-Iran s’est tenue mi-mars à Téhéran, mise en exergue par la presse iranienne. Mascate a, pour sa part, jeté un véritable pavé dans la mare en décembre en n’hésitant pas à déclarer publiquement vouloir se retirer du CCG si le processus d’intégration prenait forme. Le sultan Qabous d’Oman a, une fois de plus, manifesté l’autonomie de pensée qui caractérise sa diplomatie régionale [2]. Et ce, quelques semaines après être allé à Téhéran féliciter le nouveau président iranien Hassan Rohani (fin août 2013), et quelques semaines avant de le recevoir à Mascate (le 12 mars 2014, soit en pleine ouverture de la crise entre Riyad et Doha) : une double provocation pour Riyad et Manama.

Le Bahreïn : une diplomatie suiviste et des contradictions politiques

Le Bahreïn a, dans la crise, adopté une attitude suiviste par rapport à son grand voisin saoudien. La chose ne saurait surprendre, tant la dépendance sécuritaire de Manama à Riyad est forte. La monarchie bahreïnie est adossée au Conseil de coopération du Golfe, et tout particulièrement à l’Arabie saoudite. Les événements du printemps 2011 ont permis de confirmer la fonction sécuritaire interne du CCG, à la fois par les décisions financières immédiatement prises pour tenter de racheter la paix sociale dans les Etats touchés par la fermentation contestatrice, en particulier le Bahreïn et l’Oman ; et par la décision prise, pour la première fois dans l’histoire du Conseil, d’envoyer des forces de sécurité pour mater, dès la mi-mars 2011, la contestation démocratique au Bahreïn (Opération « Bouclier du Golfe »). Trois ans après, le contingent saoudien est toujours présent (et visible) à Manama. On se rappelle également que fin 2011-début 2012, une campagne partie des durs du régime de Manama (la faction dite « Khawalid » de la famille régnante) a proposé purement et simplement un rattachement du royaume du Bahreïn à l’Arabie saoudite, à grand renfort d’arguments historiques et tribaux, sécuritaires, anti-sectaires (comprendre : « anti-chiites ») et ouvertement anti-iraniens.

Dans la crise diplomatique ouverte début mars, le Bahreïn, où le courant « rattachiste » à l’Arabie reste actif, ne semble donc pas craindre l’hégémonisme de la « grande » Arabie saoudite. D’autant que Manama est sans doute la seule capitale à vraiment partager avec Riyad la hantise du complot et de l’expansionnisme iraniens, avancés comme élément explicatif majeur des événements de la place de la Perle en 2011, et de l’agitation qui persiste depuis : il est peu de mois sans que les forces de sécurité bahreïnies ne dévoilent « les preuves du complot iranien », lesquelles ne suscitent généralement qu’un intérêt poli mais dubitatif des observateurs. La crise ouverte avec Doha début mars est, par ailleurs, assez paradoxale pour le Bahreïn, qui se retrouve dans une forme de contradiction : dénonçant Doha aux côtés de Riyad et d’Abou Dhabi, Manama se retrouve donc condamner des Frères musulmans ou assimilés. Or, ceux-ci sont très présents dans le royaume bahreïni, fermes soutiens du régime sunnite, siégeant par élection à la chambre basse ou par désignation à la chambre haute : le groupe Minbar al-Islami a ainsi pignon sur rue à Manama.

Le Koweït, un médiateur adepte d’une subsidiarité d’opportunité

Le Koweït, qui assure actuellement la présidence tournante du CCG, a essayé discrètement de calmer le jeu de la crise qui secoue la région, d’une part en ne se joignant pas au retrait des ambassadeurs à Doha ; d’autre part en profitant de la réunion à Koweït, les 25 et 26 mars, d’un sommet de la Ligue arabe, pour remettre autour de la table les parties au conflit. Sans résultats apparents à ce jour.

En réalité, la réunion de la Ligue arabe à Koweït, au-delà d’une déclaration de principe de refus de reconnaître Israël comme un Etat juif (une condition désormais posée par Israël pour parvenir à un accord de paix avec les Palestiniens), a été principalement consacrée à la Syrie. Le siège de Damas est vacant depuis la fin 2011 mais, « la Coalition de l’opposition nationale syrienne ne remplissant pas encore les conditions requises » (Nabil al-Arabi, secrétaire général égyptien de la Ligue arabe depuis juin 2011), le chef de cette coalition, Ahmad al-Jarba, ne peut siéger au fauteuil de la Syrie. Le médiateur de l’ONU et de la Ligue arabe pour la Syrie, l’Algérien Lakhdar Brahimi, a répété que toute nouvelle reprise des négociations entre le régime et l’opposition était inenvisageable pour l’heure, après l’échec de Genève en janvier-février. Celles-ci étant, de toutes manières, refusées à tout opposant en exil par un récent vote du Parlement syrien, le 13 mars : pour Damas, la préoccupation du jour est de préparer la réélection au début de l’été du président Bachar Al-Assad, qui terminera son deuxième septennat le 17 juillet 2014. Les représentants arabes ont donc renvoyé la balle dans le camp de l’ONU. Evitant, parallèlement de traiter des divergences ouvertes récemment dans le Golfe : la crise diplomatique autour du Qatar n’a ainsi même pas été mise à l’ordre du jour d’un sommet qui n’a d’ailleurs réuni qu’une douzaine de chefs d’Etat, les absents étant représentés par leur ministre des Affaires étrangères. La diplomatie koweïtienne avait préventivement indiqué que les questions concernant le Golfe seraient traitées au sein du Conseil de coopération du Golfe, et non pendant le sommet arabe.

D’autant que, comme dans le cas bahreïni, des considérations de politique intérieure ne peuvent que pousser l’émir al-Sabah à adopter une position discrète : c’est l’importance historique des Frères musulmans (sunnites) dans la vie politique et parlementaire de l’émirat, même si le gouvernement actuel tend plutôt à s’appuyer sur les représentants de la communauté chiite du pays – un peu moins du tiers de la population, et sur des « députés indépendants ». L’émirat ayant connu un nombre élevé de consultations électorales en peu de temps (juin 2006, mai 2008, mai 2009, février 2012, juillet 2013), avec des dissolutions à répétition, des crises gouvernementales liées à des scandales de corruption, des manifestations de rue récurrentes, et des renversements de majorité relative entre islamistes sunnites (principalement des Frères musulmans), « libéraux » et « indépendants », et députés chiites, le gouvernement koweïtien navigue à vue pour calmer les revendications respectives des trois groupes, devant donc pour cela « diviser pour régner ». Dès lors, au-delà de la volonté de maintenir l’équilibre entre deux de ses grands voisins, l’Irak et l’Iran, une constante de la diplomatie koweïtienne, les querelles entre Riyad et Doha passent vraisemblablement au second plan des préoccupations de l’émir et de ses gouvernements successifs.

Un conflit (provisoirement ?) gelé, et un Pacte sécuritaire discret

Un mois après que la crise au sein du CCG a été rendue publique, les lignes ne semblent pas avoir bougé, ni du côté de Riyad - par ailleurs préoccupée par l’organisation de la succession du roi Abdallah - ni du côté de Doha, où le nouvel émir Tamim avait certes fait baisser dès l’automne 2013 le ton du prêcheur cheikh al-Qaradawi, un Frère musulman égypto-qatari qui exaspérait depuis des années les dirigeants politiques et religieux en Arabie et aux Emirats arabes unis, mais où aucune déclaration significative n’a été faite qui traduirait soit un infléchissement du soutien aux Frères, soit a contrario une affirmation de durcissement diplomatique. De toutes manières, si l’on prend un peu de recul, il est évident que les pétromonarchies (ou au moins cinq d’entre elles, Mascate menant son propre jeu) n’ont guère le choix. Elles ne peuvent laisser éclater un Conseil de coopération du Golfe indispensable pour afficher une certaine unité appuyée sur, et par, les Etats-Unis face aux enjeux sécuritaires du Golfe, et pas seulement vis-à-vis de la République islamique d’Iran. Cette unité est a minima cependant car le Koweït entend mener une politique de voisinage équilibrée entre Bagdad et Téhéran ; parce que le sultanat d’Oman, considère, a contrario de l’Arabie, l’Iran comme un partenaire naturel et incontournable ; et parce que les appels saoudiens à l’approfondissement font peur à quatre des cinq partenaires (Bahreïn s’alignant systématiquement sur Riyad).

Il est un autre argument qui plaide pour un apaisement à terme de la crise « diplomatique », sans pour autant que les contentieux ne soient réglés : la pérennité de l’existence même des pétromonarchies en tant que régimes conservateurs et autoritaires passe par l’alliance sécuritaire à dimension interne par nécessité qu’est le CCG. Un épisode récent a illustré ce volet, fédérant pour le coup les six capitales. Le 3 mars 2014, lors de l’explosion d’une bombe télécommandée pendant une charge de police contre des manifestants dans la banlieue chiite de Manama, trois policiers ont été tués : un Pakistanais (inhumé dans son pays natal), un Yéménite (apparemment naturalisé Bahreïni) et un Emirati, ressortissant de l’émirat de Ras al-Khaima (EAU), et détaché auprès des forces de sécurité du Bahreïn. La mort de ce dernier a retenu l’attention, car elle atteste de la participation directe d’acteurs sécuritaires originaires des autres pétromonarchies dans la répression au quotidien. Dans un premier temps, les communiqués officiels ont rattaché le policier émirati à l’opération militaro-policière « Bouclier de la Péninsule », qui avait été déployée dans l’archipel à la mi-mars 2011 « pour assurer la protection des objectifs stratégiques » de l’archipel. On a désormais la preuve que la participation des autres monarchies à la répression au Bahreïn ne s’est pas limitée à cette opération « Bouclier de la Péninsule ». Celle-ci se double désormais d’une opération sécuritaire interne, baptisée « Amwaj al-Khaleej » [« Vagues du Golfe »], formée au titre d’un « Gulf Cooperation Council Joint Security Agreement ». Ce pacte sécuritaire a été élaboré au sommet du CCG à Riyad en mai 2012, et signé par les ministres de l’Intérieur lors d’une réunion à Manama en novembre 2012 ; mais le texte devait ensuite être ratifié par les assemblées là où elles existent. On a eu une double confirmation de l’existence du Pacte en mars 2014 : quand la chambre basse du Koweït en a débattu longuement et que, traversée par des tensions multiples, elle a refusé de le ratifier ; et début mars quand, parmi les reproches fait par Riyad, Manama et Abou Dhabi au Qatar, il a été reproché à Doha de ne pas respecter le Pacte.

Publié le 14/04/2014


Jean-Paul Burdy, historien, est enseignant-chercheur associé à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble. Il intervient dans le master “Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient”, dirigé par Jean Marcou, avec lequel il a rédigé de nombreux textes sur la Turquie dans son environnement régional. Ses publications et ses chroniques d’actualité sur la Turquie, l’Iran, le Bahreïn, et les recompositions du Moyen-Orient sont accessibles sur son blog : www.questionsdorient.fr.


 


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